Louis Albert SERRUT (avatar)

Louis Albert SERRUT

Auteur, essayiste. Docteur en sciences de l'Art (Paris 1 Panthéon Sorbonne)

Abonné·e de Mediapart

38 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 avril 2024

Louis Albert SERRUT (avatar)

Louis Albert SERRUT

Auteur, essayiste. Docteur en sciences de l'Art (Paris 1 Panthéon Sorbonne)

Abonné·e de Mediapart

Le choix des mots contre les extrêmes droites 1/4

Le texte est riche par l’exigence de précision et long par souci d’être complet. Il balaie une série de thèmes étroitement intriqués qui ne peuvent, pour la compréhension de l’ensemble, être séparés. Ce sont successivement : 1- L’antisémitisme, historique et moderne 2- La notion de race et l'usage de son terme 3- Les caractéristiques des extrêmes droites 4- Le mot précis pour les nommer

Louis Albert SERRUT (avatar)

Louis Albert SERRUT

Auteur, essayiste. Docteur en sciences de l'Art (Paris 1 Panthéon Sorbonne)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La Confédération générale du travail (CGT) a pris l’initiative d’un colloque pour dénoncer - ne faut-il pas plutôt dire « déconstruire » alors même que ce morphème est décrié par les droites et extrême droites ? - et combattre les idées d’extrême droite dans le cadre et les milieux du travail et leurs alentours. Il faut saluer cette initiative de la centrale syndicale de persévérer dans ce combat toujours nécessaire[1]. Cet événement est à rapprocher d’autres similaires[2]. Ensemble, ils exposent une situation dont ils sont tout à la fois témoins explicateurs et acteurs volontaires dans la description des idées des extrêmes droites et les contradictions à leur opposer.

Le colloque, tenu le 5 octobre 2023, s’intitulait sans équivoque : « La CGT résolument à l'offensive contre les idées d'extrême droite » titre complété de la formule « Non au racisme et Non à l’antisémitisme. » Dans sa volonté d’affirmer ses objectifs, le colloque en associant les deux termes instaure de fait une apparence d’équivalence. La première table ronde « Le racisme, l’antisémitisme, le rejet de l’autre, matrices de l’extrême droite » conforte cette apparence. Les deux néologismes, unis par leur désinence commune, sont caractérisés identiquement par un seul de leurs traits, le rejet de l’autre.

Cette critique simultanée des deux tropismes n’est pas fausse en soi, mais restreinte à cette unique posture qui leur est commune, leur critique est incomplète, elle néglige de les définir mieux[3]. Elle est bien insuffisante. Car si l’expression et l’activation de ces deux conduites sont également contestables et plus encore, condamnables, ce que nous allons expliciter, elles ne sont pas le tout des postures et idées  des extrêmes droites. Ce sont de surcroît deux idéologies chacune d’un ordre particulier. Quand bien même sont-elles bien souvent imbriquées, il convient avant tout de les dissocier pour les appréhender précisément et indépendamment l’une de l’autre pour mieux les qualifier et les disqualifier.

Nous pourrons alors seulement observer précisément et en détail les extrêmes droites et dire en quoi sont convaincues de souscrire à ces idéologies. Etablir une axiomatique des thèmes que déploient en actes les extrêmes droites dans l’espace public, discours qui déborde bien au-delà des deux seuls racisme et antisémitisme, autorisera et clarifiera la critique de chacun des thèmes et ouvrira la voie à leur contestation argumentée. L’axiomatique dévoilera ainsi la place centrale de ces deux idéologies auxquelles font retour tous les thèmes déployés, en dépit d’une dénégation constante des extrêmes droites qui prétendent s’en être détachées et les refusent.

L’ANTISÉMITISME

L’antijudaïsme chrétien

Notre propos nous oblige, pour appréhender avec justesse ce trope, à son examen « au long cours » mais néanmoins succinct. Il s’agit de donner à comprendre les enchaînements qui l’ont fait perdurer et évoluer jusqu’à nos jours.

Les persécutions des Juifs en France et dans toute l’Europe ont résulté des menées antijuives initiées par les ecclésiastiques chrétiens, dès les premiers temps et à mesure qu’ils devenaient plus puissants. Usant de l’autorité que leur accordaient les princes et les rois, et de leur emprise sur les populations, ils ne cessèrent de stigmatiser les Juifs, de les désigner comme bouc émissaire et de susciter contre eux la colère des chrétiens. Les croisades furent  les moments paroxystiques de la violence la plus grande, de la sauvagerie débridée du fanatisme chrétien.

A mesure que l’église devenait hégémonique, elle fut à l’origine de l’invention de tous les types de violence à l’encontre des Juifs, commises en France et en Europe, qu’elle les commette elle-même ou les fasse accomplir par ceux qu’elle conseillait, les  princes et les souverains : par édit de 533, Childebert 1er, en 582 Chilpéric puis en 633 Dagobert expulsent les Juifs qui ne se convertissent pas ; Philippe Auguste en 1182 fait arrêter les Juifs, leur fait porter la rouelle, les dépouille et les expulse ; le duc de Bretagne Jean 1er ordonne en 1240 l’expulsion de Bretagne de tous les Juifs et annule leurs créances, ce qui constitue une forme de spoliation ; un procès est fait au Talmud en 1240 qui sera brûlé en place de grève en 1254 ; Louis IX, dit Saint Louis, impose aux juifs de porter la rouelle jaune ; Philippe le Bel en 1306 fait arrêter, spolier et expulser les Juifs .

Simultanément partout ailleurs se répètent les mêmes persécutions. Dans l’Espagne wisigothique, de 613 à 694 législations antijuives, les conciles de Tolède successifs durcissent sans cesse les conditions de vie des Juifs ; en 1241, la population juive de Francfort est victime d’un pogrom ; le 24 juillet 1349, les Juifs de Francfort sont tués ou brûlés dans leurs maisons ; expulsés de Trèves (1418), de Vienne (1420), de Cologne (1424), d'Augsbourg (1438), de Breslau (1453), de Magdebourg (1493), de Nuremberg (1499) et de Regensburg (1519), les Juifs se réfugient à Francfort où les commerçants, leurs concurrents, demandent la construction d’un ghetto, finalement édifié en 1458, qui ne sera détruit qu’en 1796 à l’arrivée des armées de la Révolution ; en 1670, un décret de l’empereur Léopold 1er bannit à nouveau les Juifs de Vienne en Autriche.

Dans les royaumes d’Italie, en 1419 et 1429, le pape Martin V tente de mettre fin à l’activisme anti-Juif des moines franciscains. En 1493, suite à leur expulsion d’Espagne, les Juifs sont contraints de quitter la Sicile et la Sardaigne, possessions de la couronne d’Aragon. En 1516 les autorités de Venise créent un quartier réservé aux Juifs, le premier ghetto d’Italie. En 1541, expulsion des Juifs de l’Italie méridionale sous domination espagnole. En 1553, Jules III ordonne que le Talmud soit brûlé à Rome et partout en Italie. En 1555, Paul IV ordonne la ghettoïsation des Juifs romains et en 1556 les marranes, Juifs convertis sous la contrainte, sont brûlés à Ancône. Pie V expulse les Juifs des Etats pontificaux en 1559.  En 1571 à Florence est institué un ghetto pour les Juifs expulsés du duché toscan. En 1597, Philippe II d’Espagne ordonne l‘expulsion des Juifs du duché de Milan. En 1682, Innocent XI ordonne la fermeture des banques juives à Rome et dans les Etats pontificaux. 1684, pogrom en Italie, le ghetto de Padoue est pris d’assaut et pillé. L’armée d’Italie de Bonaparte met fin à l’ère des ghettos en 1796 et annonce l’émancipation des Juifs italiens.

L’expulsion a été un mode habituel de traitement des populations juives qui s’est répété au fil des siècles sous l’autorité ecclésiastique dans tous les royaumes d’Europe, en Autriche, Allemagne, Angleterre, Ecosse, Espagne, Portugal, Pologne, Crimée, Italie, empire Russe… Les motifs avancés pour les justifier tout comme leurs conséquences pour les victimes, par leur répétition, dessinent une gamme de procédés sans cesse réactivés jusqu’au XXème siècle : accusations de meurtres rituels ou de profanation d’hosties ; accusations de pratiques diaboliques, etc. ont été prétextes à des persécutions diverses :  procès iniques devant des tribunaux ecclésiastiques ; condamnation du Talmud ; distinction physique ; relégation dans des quartiers spécifiques, les juiveries, ou en périphérie des villes, les ghettos ; expulsions, accompagnées de violences et de spoliations ; conversions obligatoires ; pogroms, massacres, assassinats de masse, par le fer ou par le feu. Il s’est ainsi constitué un « modèle » d’ostracisme qui préfigure l’antisémitisme, mot plus récent, ostracisme fondé par la doctrine religieuse dominante et entretenu par la vulgate chrétienne.

La chrétienté donnera à son antijudaïsme une dimension supplémentaire, spirituelle celle-là, la malédiction, avec l’invention de la prière universelle du vendredi saint, Oremus et pro perfidis Judaeis (« Prions aussi pour les Juifs perfides »)[4].

L’antijudaïsme islamique

La relation de l’islam aux Juifs suit un cheminement parallèle. La charte de Médine (622-626) qui inaugure par une série d’accords la religion nouvelle, déclare les Juifs à égalité des croyants monothéistes, les musulmans. Ce qui n’évite pas la plus grande rigueur de Mahomet à l’encontre des autres minorités religieuses soumises à sa loi. Les théologiens islamiques des débuts ont intégré par un processus syncrétique l’histoire juive dans celle de l’islam ainsi que certains mythes et figures juives.

Judaïsme et islam ont une origine commune dans le patriarche Abraham, Moïse, prophète le plus cité dans le Coran après Mahomet et l’ange Gabriel sont repris du récit biblique hébraïque. L’islam observe des valeurs, un dieu unique, le jugement dernier, et des règles comme la circoncision ou le jeûne, inspirées du judaïsme. Les juifs ont leur loi, la halakha, l’islam crée la sienne, la charia. Néanmoins, les théologiens islamiques ont prôné aux politiques d’instaurer une cohabitation différenciée. En contrepartie de leur sujétion politique et militaire, les Juifs deviennent dhimmis, des protégés, mais inférieurs, soumis à des contraintes dont des impôts. Sous ce statut, les communautés juives d’orient s’implantent dans tout le Maghreb, Espagne comprise, s’accommodant des califats successifs, Omeyyade, Abasside, Fatimide, Almoravide, Almohade, Ayyubide, Mamelouks, qui leur sont plus ou moins durs.

Le Pacte d’Omar, fin XVIIème ou début XVIIIème qui règle les relations entre le pouvoir musulman et les « peuples du livre », plus ou moins respecté, vaudra jusqu’au XIXe siècle. Les émeutes contre les Juifs surviennent ici et là, notamment dans la Palestine des Mamelouks, contre les « protégés » de l’islam, suivis de décrets discriminatoires. Durant cette longue cohabitation, Juifs et musulmans se sont influencés mutuellement dans leurs règles juridiques, économiques et spirituelles.

Sous la pression des puissances européennes, deux décrets ottomans – le Hatt-i-Sharif (1839) et le Hatt-i-Humayun (1856) – instaurent l’égalité des droits des diverses communautés de l’Empire dans les pays musulmans du Proche et Moyen-Orient. Au Maghreb, la forte hostilité populaire au changement de statut des Juifs et les attaques des communautés juives se multiplient ensuite au fur et à mesure que l’entreprise coloniale progresse. L’émancipation des « Juifs de l’islam »[5] s’opère par leur occidentalisation, qui les éloigne et les sépare de leurs proches voisins musulmans.

Les relations entre Juifs et musulmans deviennent mauvaises, les attaques sanglantes contre les communautés juives se multiplient (pogroms en 1934 à Constantine, en Algérie, à Bagdad en 1941, en Libye et Egypte en 1945, massacre à Aden en 1947). La Shoah bouleverse toutes les conditions et l’Etat d’Israël est créé sous l’égide de la communauté internationale. Précaire depuis toujours, la présence juive en terre musulmane dans les pays du Maghreb est dès lors compromise. La création d’Israël cristallise les oppositions des Etats arabes et les affrontements intercommunautaires. « De 1951 à 1956, trois mille accrochages à l’intérieur des lignes israéliennes, plus de quatre cents israéliens tués[6] ». Les décolonisations, les nationalismes et l’islam militant agitent les populations musulmanes d’Afrique du nord et du Proche Orient. Les indépendances avivent le panarabisme et la communauté musulmane jusqu’à l’ébullition, les guerres israélo-arabes renforcent l’antagonisme entre Juifs et Arabes.

Des communautés juives installées dans les pays du Maghreb depuis des temps immémoriaux se vident par l’émigration massive de leur population vers le nouvel Etat d’Israël. Les conflits successifs entre Israël est ses voisins autant que la condition des Palestiniens, irrésolue, nourrissent le rejet mutuel, le ressentiment et la détestation qui se sont accumulés durant des décennies de violences et d’agressions réciproques, jusqu’à la haine, la haine du Juif, l’antisémitisme. Celui-ci est exacerbé par les mouvements terroristes islamiques qui le relaient et le diffusent en Europe. Le pogrom perpétré contre des centaines de civils israéliens et les otages pris par les Palestiniens du Hamas le 7 octobre 2023 « est un nouvel épisode dans la longue séquence historique de l’antisémitisme »[7]. Il trouve une résonnance dans les populations des pays arabes et dans nombre d’autres dans le monde, contribuant à la multiplication d’actes antisémites.  

L’antisémitisme moderne

Nous comprenons ainsi que la chrétienté, par son refus de l’héritage, renie sa propre origine. La chrétienté s’efforce de détruire sa source et d’en supprimer la trace pour tenter de s’en défaire. En reniant son origine juive et avec elle les Juifs, elle se renie elle-même et retourne contre ses origines et ses « témoins » sa haine d’elle-même. Par transfert, elle reporte sur eux, les Juifs, le traumatisme de son reniement dont elle les tient responsable car indociles à la nouvelle parole, ils sont aveugles au messie. C’est ce principe longuement entretenu de haine du « Juif » qui a été renouvelé au XIXème siècle. Par agrégation à ce fond historique, toujours actif, de nouvelles inventions fantasmatiques, celles des complots, de l’enrichissement, du contrôle des Etats, l’antijudaïsme est devenu antisémitisme.

En effet, l’ostracisme religieux chrétien s’est mué au XIXème siècle en Europe en un antisémitisme « moderne »[8] tout autant infondé que mortifère. L’antijudaïsme religieux perdure et avec lui son vieux fond irrationnel toujours actif, sous tendant comme un réflexe les a priori sectaires et les préjugés. Prenant le relais de l’antijudaïsme sans le supprimer toutefois, l’antisémitisme « moderne » lui ajoute de nouveaux facteurs, socio-économiques, culturels et politiques. Le terme « antisémite » est apparu en 1873 dans un pamphlet de l’Allemand Wilhelm Marr. La visibilité, nouvelle alors, des Juifs dans nombre de professions ou de fonctions suscitent des réactions exacerbées par des fantasmes détachés de toute réalité : la minorité juive est désignée comme une force occulte, manipulant la finance et dominant les nations. En Autriche où il sera institutionnalisé, l’antisémitisme sera le mode de relation ordinaire dans lequel grandira et se formera le jeune Hitler.

Ces fantasmes sont démultipliés à présent par tous les outils et réseaux de diffusion qui reprennent ces vieilles antiennes habillées de neuf. Ces fantasmes sécularisent un stéréotype négatif et les réseaux sociaux ouvrent la voie à la répétition qui banalise ce qui relève de l’inacceptable, la haine, l’invective sans motif et ses déclinaisons. Proférées d’un doigt sur un clavier, sans responsabilité, par un psittacisme conditionné, l’insulte, puis l’injure qui stigmatise, effraient, angoissent, mènent à l’agression, avant le meurtre.

L’état de minoration imposé aux Juifs par l’islam dans les régions où il domine a installé durablement dans la conscience et l’esprit des musulmans un statut d’inférieur des individus non musulmans, qualifiés de mécréants ou dhimmis. Au Proche et Moyen Orient, dans le Maghreb, la cohabitation séculaire traditionnelle des musulmans et des Juifs s’est ainsi faite au prix de la soumission des Juifs et de leur acceptation de ce statut minorant. Cette discrimination, fondée sur la seule religion, contraire aux droits de l’homme, a suscité longtemps l’indifférence, voire le mépris des musulmans pour les Juifs. Une différenciation de fond, anthropologique et culturelle, qui s’est transmise et perpétuée durant plus d’un millénaire.

Lorsque les populations juives ont été émancipées, libérées de cette tutelle, la relation a évolué par degrés, passant de l’envie des musulmans pour l’autonomie des Juifs au dénigrement, à la rancœur, à l’intolérance, puis à la détestation pour se transformer en hostilité activée par les pouvoirs politiques. La Shoah, souvent contestée ou niée dans les pays arabo-musulmans, par un effet de retournement, a renforcé cette hostilité. L’attribution d’un territoire aux Juifs et les conflits qui ont suivi ont fait basculer la relation en haine des Juifs, parce que Juifs, antisémitisme officialisé en politique.

Sans le renier, la théologie islamique a masqué sous la longue persistance d’une condition minorée des Juifs l’héritage dont elle est redevable à la tradition juive, pour s’en affranchir. Elle a masqué aussi la similarité des populations originaires, les tribus juives et arabes qui partageaient les mêmes espaces et les mêmes coutumes. Elle a masqué enfin la violence et la coercition qui ont été nécessaires à son expansion, que les djhadistes et autres groupes perpétuent encore à présent. Des plus anciens, Taqî Ad-Din Ahmad ibn Taymiyya (1263-1368), Muhammad Ash-Shawkani (1759-1839) religieux Zaïdite converti au sunnisme, les penseurs du terrorisme islamiste ont repris le thème majeur du retour à l’islam « vrai ». Désormais, pour le djihad contemporain, les Juifs apparaissent « comme une sorte d’ennemi paradigmatique qui autorise toutes les atrocités. »[9]

Une égale responsabilité

La chrétienté, confrontée au miroir de la judéité, est prise dans le nœud œdipien du refoulement. Fondée sur la continuité juive[10] - Jésus était Juif, les dix commandements reprennent le décalogue, les temples chrétiens répètent les temples Juifs, la liturgie chrétienne reproduit la liturgie juive, le sacramentaire chrétien perpétue ou prolonge celui des rabbins -, la chrétienté la refoule violemment. Nous pouvons penser la même interrogation concernant l’islam. N’a-t-il pas nourri en son sein, avec les Juifs témoins de son syncrétisme, la source de son refoulement ?

La chrétienté et l’islam ont toutes deux, durant des siècles, accablé les juifs dans leur existence même et décrié leur religion dont elles sont incontestablement et définitivement les héritières directes. Loin de reconnaître leur dû, elles l’ont toutes deux refusé et ont maintenu - par rétorsion ? - les Juifs dans un identique régime d’ostracisme, de domination, en situation précaire et incertaine. Chrétienté et islam qui ont institué un mode d’être au monde spécifique, par la seule voie de la foi, refusaient le droit de cité à ceux qui les ont inspirés et leur ont ouvert le chemin.

Chrétienté et islam sont toutes deux à la source de l’antisémitisme qu’elles ont perpétué. Les appareils sacerdotaux sont les instruments de cette perpétuation, qu’ils le soient activement ou par le poids, l’inertie, de la tradition. L’historien Tal Bruttmann le dit à propos de la Shoah en Europe centrale et orientale comme de l’islam : « l’URSS n’a jamais reconnu le génocide. Et ce sont dans les zones où domine l’Eglise orthodoxe, en Russie ou en Grèce, que l’antisémitisme est le plus virulent aujourd’hui. C’est que, contrairement aux Eglises catholique et protestante, l’Eglise orthodoxe, pas davantage que l’islam, n’a fait le moindre travail sur son antisémitisme. »[11]

Nous avons évoqué, en introduction à notre propos, la déconstruction des idées des extrêmes droites, au nombre desquelles l’antisémitisme. La religion, comme principe directeur des individus sous le régime de la croyance est, ainsi que nous l’avons découvert, l’auteure première de ce trope. L’antisémitisme est né en déni de la source de chacun des deux monothéismes les plus importants, la chrétienté et l’islam. Derrida nous ouvre à une explication quand il présente la religion à partir de l’hypothèse de « deux sources. » contradictoires : « Une double postulation apparente : d’une part le respect absolu de la vie, le « tu ne tueras point » (du moins ton prochain, sinon le vivant en général), l’interdit « intégriste » sur l’avortement, l’insémination artificielle, l’intervention performative dans le potentiel génétique, fût-ce à des fins de thérapie génique, etc., et d’autre part la vocation sacrificielle, elle aussi universelle. Ce fut naguère, ici ou là, le sacrifice humain y compris dans les « grands monothéismes. »[12]

La double contrainte originaire de la préservation de la vie et de l’impératif de son sacrifice divise chaque religion et plus encore la retourne contre elle-même[13]. A défaut d’accepter le prix de cette duplicité, qui vaudrait autodestitution, les religions se disqualifient mutuellement au prétexte de l’identique et insoluble conflit. Elles le font par l’instrumentalisation d’un tiers, bouc émissaire, le Juif, tenu pour inventeur de cette duplicité. C’est le revers de la dette impayable dont les deux religions monothéistes sont redevables à leur source commune. Marc Goldschmit commente cette contrainte double appréhendée selon la voie (ou l’opération, ou l’éthique ?) de la déconstruction : « La division et le double conflit au cœur de la religion et de ses deux sources engagent un rapport à la vie et au vivant inévitablement morbide et mortifère, pour ne pas dire pervers : la religion sacrifiant la vie au nom de la vie.[…] En ce sens, la promesse déconstructrice d’ouverture, à force de mémoire et d’anamnèse, à l’événement, à l’Autre et à l’avenir comme condition de la justice, ne relève pas de la foi religieuse, mais de l’interruption mélancholico-messianique de toute foi et de toute religion. »[14]

La question juive a été l’objet et le sujet d’une longue suite de discussions depuis la Révolution et les débats sur le statut civique des Juifs à l’Assemblée nationale en 1792 jusqu’à nos jours. Ce sont autant d’interrogations formulées sur des aspects particuliers. En réponse au livre de Bruno Bauer, La question juive (1843), le jeune Karl Marx publie Sur la question juive (1843), un article qui, selon Kostas Papaioannou (Allia, 2005), est un « mélange de fantasmes antisémites et de cris d'indignation contre « l’égoïsme » postulé par Feuerbach ». A noter l’anachronisme du commentaire qui utilise « antisémite » pour une période précédant l’invention du mot. Réflexions sur la question juive, de Jean Paul Sartre (Gallimard, 1946), est un essai sur l’assimilation des Juifs. Le monde moderne et la question juive d’Edgar Morin (Seuil, 2006) retrace la longue histoire des Juifs, les mouvements de repli et d’ouverture engendrés par les événements politiques, jusqu’à la période contemporaine[15]. La prégnance de la « question juive » démontre sa persistance autant que sa polysémie. Il n’en demeure pas moins que cette question a été initiée par le tropisme religieux que les deux monothéismes ont imposé à l’histoire et ses récits.  

L’antisémitisme et la question juive ne sont pas des questions des Juifs qui ne les envisagent pas, mais bien plutôt les questions que les non-juifs ne cessent de poser et de leur poser. Quand il ne doit y avoir rien à dire survient l’inattendu, l’incertain, le doute, le présupposé qui emporte tout, corrompt et sape, érode la sincérité et la confiance, l’amitié et la fraternité, l’égalité même. Le poison s’insinue et empoisonne, c’est sa fonction. La déconstruction, la désédimentation de l’antisémitisme et de la question juive est la voie de leur disqualification, de leur évaporation, de leur néantisation.  

Les extrêmes droites et l’antisémitisme

Les extrêmes droites sont héritières en Europe de mouvements de pensée qui se sont répandus dans le continent et ont traversé les siècles, comme le démontre Zeev Sternhell qui remonte le fil de la chronologie droitière et sa construction : « C’est ainsi que depuis le début du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours, le même principe revient constamment : les hommes ont besoin du sacré et ils ont besoin d’obéir. La religion est un instrument de santé et de stabilité sociale sans pareil : elle est à la fois une extraordinaire force civilisatrice et une source de force morale. En un mot, elle est une digue contre la culture des Lumières : on entend les voix de Burke, Maistre, Taine, Barrès. La droite américaine, la droite nationaliste religieuse en Israël[16], les islamistes partout dans le monde participent d’un même courant populaire en révolte contre les principes mêmes des Lumières. »[17] Zeev Sternhell ajoute ailleurs, à ces voix, celles de l’Allemand Herder, des Italiens Vico et Benedetto Croce, du Français Maurras[18].

Les thèmes circulent d’un groupe à l’autre, s’adaptent au contexte national et se particularisent, tels la critique des Lumières ou l’antisémitisme[19]. Ainsi des extrêmes droites françaises, hongroises, polonaises, italiennes ou espagnoles, identitaires, nationalistes, xénophobes, qui renient leur antisémitisme sur l’autel du pouvoir tout proche[20]. Ainsi de l’extrême droite allemande Alternative für Deutschland (AfD) qui à l’inverse rejette « le culte de la culpabilité » allemande dans le génocide des Juifs dans la Shoah[21]. Rejet qui revient à nier l’holocauste, soit un négationnisme criminel et criminalisé, un des aspects de l’antisémitisme. Ainsi de l’extrême droite religieuse juive, alliée de Netanyahou dans le gouvernement d’Israël qui a changé la Loi fondamentale le 19 juillet 2018 et promeut l’implantation des colonies en violation du droit international.

Ainsi de Marine Le Pen dont la rhétorique reprend les termes de la tradition antisémite française, le « nomadisme » qui renvoie au Juif errant, cible Jacques Attali et le « gouvernement mondial » qui rappelle le mythe du juif transnational, la « finance anonyme » qui évoque le complot juif. Dans le livre qu’elle a publié, Pour que vive la France (Grancher, 2012), l’historien Grégoire Kauffmann relève des formules explicitement antisémites, « « le culte du veau d’or », l’ « hypercapitalisme transnational », « le pouvoir absolu des financiers et des banquiers qui dirigent le monde » » et d’autres qui « font immanquablement écho aux écrits antisémites des XIXème et XXème siècle. »[22]

Ainsi de l’extrême droite juive incarnée en France par Éric Zemmour. C’est un antisémitisme inversé qui s’affranchit de l’histoire et de la tradition. Il peut se penser comme un « pro » plutôt qu’ « anti », un prosémitisme qui prétend défendre les Juifs de France contre le danger du fondamentalisme islamique et son extension criminelle, le djihadisme, tout en niant la part de responsabilité de l’Etat français de Vichy dans la déportation des Juifs vers les camps d’extermination. Son parti, Reconquête, reprend les marqueurs majeurs des partis d’extrême droite, nationalisme, xénophobie et négationnisme, s’oppose aux immigrés, particulièrement musulmans. Ce parti s’inscrit tout à fait dans la lignée déclinée par Sternhell. C’est un changement notoire de la période, où des Juifs adoptent les principes d’extrême droite contre les Lumières.

[1] La progression des intentions ou des votes pour les partis d’extrême droite en France et en Europe alerte les démocrates. En France, la multiplication des signes de Macron à l’intention du Rassemblement national est un autre sujet d’inquiétude : visite à Orléans pour la fête de Jeanne d’Arc, rencontres avec Philippe de Villiers, interview accordée à Valeurs actuelles, encouragement des membres de Renaissance à écrire dans le Journal du Dimanche propriété de Bolloré, accueil du RN dans la marche gouvernementale contre l’antisémitisme…

[2] D’autres initiatives semblables ont été organisées dans la même période : Médiapart a créé en octobre 2023 une lettre, In extremis, dédiée aux extrêmes droites ; l’institut La Boétie, affilié à la France Insoumise, a organisé les 21 et 22 octobre 2023 un colloque « L’extrême droite, le dessous des cartes » ; en réponse au colloque gouvernemental organisé en 2022 par Jean Michel Blanquer, alors ministre de l’Education nationale, où il développait des thèmes d’extrême droite, des universitaires ont organisé les 19, 20 et 21 janvier 2023 un colloque intitulé « Qui a peur de la déconstruction ? »

[3] Le 24 mars 2022, le Mémorial de la Shoah organisait une rencontre « L’antisémitisme est-il un racisme comme les autres ? »

[4] Jules Isaac. Op.cit, p. 289. Repérée dès la fin du VIIème ou au début du VIIIème siècle, c’est à la demande de Jules Isaac que cette prière du mépris et doublement offensante pour les juifs sera enfin supprimée par le pape Jean XXIII en 1959, après plus de mille deux cents ans de pratique.

[5] Michel Abitbol. La difficile émancipation des juifs de l’islam, in Elie Barnavi (dir.) Histoire universelle des juifs, Hachette 1992, p.184-185 ;

[6] Elie Barnavi, L’Etat d’Israël, les années de formation. Op. cit. p. 254

[7] Enzo Traverso. La guerre à Gaza « brouille la mémoire de l’Holocauste ». Médiapart. 5 novembre 2023. https://www.mediapart.fr/journal/international/051123/enzo-traverso

[8] Saül Friedländer. L’antisémitisme moderne, XIXe siècle. In Elie Barnavi. Op. cit, p.186-187.

[9] Hugo Micheron. Plus les violences à Gaza sont fortes, plus les djihadistes peuvent les exploiter. Le Monde. Jeudi 9 novembre 2023, p. 30. Hugo Micheron a publié La colère et l’oubli. Les démocraties face au djihadisme européen. Gallimard. 2023.

[10] Jules Isaac. Genèse de l’antisémitisme. Calmann-Lévy, 1956, p. 140. Jules Isaac écrit « le christianisme était né juif - juif d’origine, juif de recrutement, juif d’observances, juif par son essence messianique et son eschatologie visionnaire. Une secte juive parmi tant d’autres… ».

[11] Tal Bruttmann. « Si l’enseignement de la Shoah vaccinait contre l’antisémitisme, on le saurait ». Le Monde, 3 novembre 2023. https://www.lemonde.fr/culture/article/2023/11/03/tal-bruttmann-historien-si-l-enseignement-de-la-shoah-vaccinait-contre-l-antisemitisme-on-le-saurait_6197984_3246.html

[12] Jacques Derrida. Foi et savoir. Seuil, 2000, p 77.

[13] La chrétienté a nourri son prosélytisme de sa martyrologie, qui sature de ses noms le calendrier, les lieux-dits,  les rues, les villes et villages d’Europe. Les combattants musulmans, lorsqu’ils sont tués dans des conflits armés, quelle que soit leur allégeance à des mouvements de résistance, des groupes terroristes ou autres, se revendiquent ou sont déclarés martyrs au nom de l’islam. A l’inverse, la bible juive fait du seul sacrifice interrompu d’Abraham un enseignement universel.

[14] Marc Goldschmit. Réitération de la dernière modernité dans la déconstruction. Derrida, Benjamin, Freud. In Isabelle Alfandary, Anne Emmanuelle Berger, Jacob Rogozinsky (Dir.), Qui a peur de la déconstruction ? Puf, 2023, p.262-263 ;

[15] D’autres ouvrages traitent de « la question juive » parmi lesquels : Michel Winock. Historien. La France et les juifs, de 1789 à nos jours, Seuil, 2004 ; Claude-Raphaël Samama. Réflexions nouvelles sur des questions juives. Du singulier à l'universel, Maisonneuve et Larose, 2007 ; Elisabeth Roudinesco. Retour sur la question juive. Albin Michel, 2009 ; Jacques Derrida. Le Dernier des Juifs. Galilée, 2014.

[16] Voir Louis Albert Serrut. La lente transformation de l’Etat d’Israël. Blog sur Médiapart. 31 mars 2023. https://blogs.mediapart.fr/louis-albert-serrut/blog/310323/la-lente-transformation-de-l-etat-d-israel

[17] Zeev Sternhell. Histoire et Lumières. Albin Michel. 2014, p.232 ;

[18] Ibid. p. 194-195,

[19] Arthur Hertzberg. The French Enlightenment and the Jews : the Origins of Modern Anti-Semitism, 1968. Les origines de l’antisémitisme moderne. Presses de la Renaissance, 2004. Traduit de l’anglais par G. Loupan.

[20] A l’initiative de la présidente de l’Assemblée nationale et du président du Sénat français, une marche contre l’antisémitisme a été organisée le 11 novembre 2023. Les partis d’extrême droite, Rassemblement national (RN) de Mme Le Pen et Reconquête de M. Zemmour ont participé, quand bien même le RN nie l’antisémitisme de son fondateur et que nombre de ses membres soient coupables de propos ou d’actes antisémites. Néanmoins, les responsables des instances juives de France ont appelé à participer à cette marche.

[21] Thomas Wieder. En Allemagne, l’inquiétant essor de l’extrême droite. Le Monde, 5/11/2023.https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/05/en-allemagne-l-inquietante-progression-de-l-extreme-droite-a-sept-mois-des-elections-europeennes_6198323_3210.html

[22] Anne Chemin. Grégoire Kauffmann. La présence sidérante du RN à la manifestation contre l’antisémitisme est le signe d’une profonde recomposition du jeu politique. Le Monde 12/11/2023. Grégoire Kauffmann est l’auteur de Le nouveau FN. Les vieux habits du populisme. Seuil, 2016.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.