Louis Albert SERRUT
Auteur, essayiste. Docteur en sciences de l'Art (Paris 1 Panthéon Sorbonne)
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Billet de blog 31 mars 2023

Louis Albert SERRUT
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La lente transformation de l’État d’Israël

La tentative actuelle de soumettre la Cour suprême israélienne au pouvoir politique n’est pas inattendue. C’est la poursuite d’une transformation engagée dès 2018 avec le vote de la Loi fondamentale. Le texte ci-après, écrit en 2018, analysait ce vote. Il met en perspective les enjeux d’hier et leurs conséquences d’aujourd’hui.

Louis Albert SERRUT
Auteur, essayiste. Docteur en sciences de l'Art (Paris 1 Panthéon Sorbonne)
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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Préambule

Le fait que nous proposions de soumettre à la critique rationnelle le vote de la Loi fondamentale de l’Etat d’Israël – ainsi que notre analyse selon laquelle ce fait transforme son régime politique, exposent à tous les reproches, voire toutes les manipulations. L’auteur de ces lignes réfute par avance les soupçons de philo arabisme ou d’antisionisme comme ceux, à l’opposé, de pro sionisme et d’anti arabisme, ainsi que de préférence pour une des parties en cause. Toutes ces accusations sont tout autant dénuées d’objectivité que de fondement. L’historienne Annette Wieviorka nous rappelle que « La démocratie, c’est la capacité d’avoir la liberté de réfléchir à la situation de chacun des Etats…sans remettre en question l’existence même de cet Etat. »[1], en l’occurrence l’État d’Israël.

 Le vote de la Loi fondamentale

 Le vote le 19 juillet 2018 par le parlement israélien de la Loi fondamentale[2] (en annexe) est un événement politique qu’il faut observer et analyser attentivement pour plusieurs raisons. Depuis son adoption, il n’a pas suscité d’autres commentaires que ceux énoncés alors. L’absence de discussion vaut-elle pour autant acceptation du processus de transformation et exonère-t-elle de toute analyse ? Parce qu’il modifie sensiblement la nature du régime politique de l’État d’Israël en introduisant des changements dans le droit national et aussi dans le droit international, les effets de ce vote justifient de s’y intéresser. Enfin, il est opportun de s’interroger sur la manière dont le texte a été adopté et sur les conditions de possibilité de ces changements : dans quelle continuité et quel contexte s’inscrivent-ils ?

 Les processus d’action de la loi

 En démocratie, la loi s’établit selon deux régimes de droit. Elle est légitime en ce que les représentants de la souveraineté populaire en débattent et l’adoptent, indépendamment de sa genèse ou de son origine. Elle devient source de légalité par le fait d’être votée par une majorité de représentants. Ensuite, elle agit selon deux modalités. Elle établit les idées et les principes qui l’ont suscitée - qui peuvent être énoncés dans l’exposé des motifs - les formalise, et définit les règles et obligations qui exécutent ces idées et principes. Les citoyens respectent la loi et l’appliquent comme étant le résultat de leur délibération par la médiation de leurs représentants.

La loi instaure ainsi son acceptation tacite ou réflexive, installe dans le même mouvement la règle, l’impossibilité à la dépasser ou l’enfreindre, et sa progressive transformation en un automatisme de pensée, une conduite prédéterminée. Le citoyen incube la décision qui établit la règle, la loi, sans plus la remettre en cause, elle devient sa référence. Le temps d’action de la loi sera différent selon sa nature. S’il est de l’ordre du quotidien son impact sera immédiat, s’il est de celui des principes qui régissent la société et son organisation institutionnelle, son incidence, son intériorisation, sera plus lente et son effet se ressentira à plus long terme.

 Les termes de la Loi

 La Loi fondamentale que le gouvernement israélien a fait adopter par le parlement le 19 juillet 2018 est d’ordre constitutionnel, elle transforme l’État juif et démocratique né avec la déclaration d’indépendance de 1948 en un nouveau régime politique définissant Israël comme « l’Etat-nation du Peuple Juif ».

Le premier terme des Principes fondamentaux, au nombre de trois, est une référence territoriale : « La Terre d’Israël ».Eretz Israel dans la version originale fait retour à une appellation ancienne. Eretz Israel était un des noms possibles, rejeté dans la déclaration d’indépendance de 1948 où fut retenu le seul « Israël ». A « La Terre d’Israël » est conférée, par le texte du principe, une valeur de « patrie historique ». Le second principe fondamental déclare que l’État « est le foyer national du peuple juif » où le peuple juif « réalise son droit à l’autodétermination », droit décrit comme « naturel, culturel, religieux et historique ». La formule de foyer national juif renvoie à la décision de la conférence de San Remo, en 1917, de donner mandat aux britanniques sur la région et, dans la suite de la déclaration Balfour, d’établir un foyer national juif dans la Palestine d’alors. Le troisième principe est de considérer ce droit à l’autodétermination « propre au peuple juif ». Sans entrer dans une exégèse de la Loi, il apparaît que le caractère historique, deux fois mentionné, est renforcé par les formules employées. Quant à la référence au peuple juif, cité quatre fois dont une dans l’intitulé de la loi, elle reprend elle aussi une formulation ancienne qu’elle actualise et à laquelle elle confère une valeur de permanence.

L’article trois définit Jérusalem comme la capitale « entière et unifiée » d’Israël. L’article affirme la volonté du gouvernement israélien d’étendre l’implantation des installations juives sur les territoires de Cisjordanie puisque le terme utilisé implique que l’est de la ville, alors partie des territoires palestiniens, sera inclus dans la capitale d’Israël en l’absence d’accord international sur le statut de cette ville.

L’article quatre de la loi fait de l'hébreu la seule langue d’État. Il acte, en lui donnant un statut spécial, le déclassement de la langue arabe, de langue officielle nationale en langue dont l’usage sera régi par une loi. En ne citant qu’elle, ignorant les autres langues parlées et ou enseignées, l’anglais, le français, le Yiddish, le ladino, l’article indique précisément une intention de remettre en cause l’usage de la langue arable en Israël et ainsi restreindre un des droits de la population arabe israélienne.

L’article sept, Colonies ou présence juive(s) – selon la traduction utilisée -, proclame le développement de la présence ou des colonies comme « valeur nationale » dont il encouragera et promouvra la création et le renforcement. La présence ne saurait être créée et développée ailleurs que dans les territoires où elle n’existe pas. Il s’agit donc bien de promouvoir l’implantation de colonies juives dans les territoires palestiniens, à commencer par la partie est de Jérusalem, ainsi que déclaré dans l’article trois.

 La critique de la Loi

 L’État-nation dans sa formulation du XIX° siècle fait coïncider la notion juridique du territoire à celle, identitaire, du socle ethnique, culturel et cultuel d’une population. La notion générale moderne d’État telle qu’elle se transforme dans les démocraties avancées, est de plus en plus polyethnique, polyculturelle et pluricultuelle, soit, dit d’un mot, cosmopolite. Elle lie les citoyens à l’État par la citoyenneté.

La formulation de la Loi fondamentale d’Israël, en associant dans son titre « L’État-nation » et « Peuple Juif », restreint l’Etat à sa correspondance juridique identitaire. L’Etat-nation du peuple juif se comprend comme la conception ancienne de l’Etat, ethnique, culturel et cultuel, il fait retour à la notion immobile et fermée dans une période où se multiplient les échanges commerciaux, économiques et culturels, ou deviennent habituels les déplacements et les mixités de populations. De ce point de vue, la Loi fondamentale revêt un caractère pour le moins anachronique.

La référence au peuple est ambigüe et devient rapidement restrictive, voire sélective. En effet, la loi instaure un État fondé non pas sur la participation civique de tous à son gouvernement pour agir, voter, être élu, mais sur l’obligation d’appartenance ethnique et religieuse. Des dispositions discriminaient déjà les populations israéliennes non-juives dans l’accès aux services, au foncier, à la culture ou aux soins. « La nouvelle Loi n’accorde les pleins droits politiques et nationaux qu’à la seule population juive »[3].  La catégorie ethnique du peuple juif est par tradition génétique et matrilinéaire. La religion juive est celle de la bible, de la judéité, de l’observance des rites et de la transmission de la doctrine, la Halakha. L’État juif devient un État pour les juifs et eux seuls, les minorités sont minorées dans leurs droits, délégitimées, ostracisées, exclues. Ainsi s’efface la raison comme mode de gouvernement, disparaît le principe d’égalité des résidents en citoyens, ainsi se renforce l’exclusion et se referme l’État juif sur lui-même. La catégorie de sous-citoyen s’applique aux populations israéliennes arabes musulmanes, druzes, chrétiennes, bédouines qui deviennent des individus superflus, inutiles, désœuvrés que Hannah Arendt a repérés dans les régimes totalitaires[4].

Des onze articles qui composent ensuite la Loi, le premier, Principes fondamentaux, le troisième, Capitale de l’Etat, le quatrième, Langue, et le septième, Colonies (ou présence) juives, établissent des conditions civiques différenciées qui pourraient supplanter la Loi de 1992 sur la dignité de l’homme et sa liberté.

La démocratie est absente du texte de la loi qui définit l’État juif. L’État y est constitué par une terre, notion vague qui a des avantages et des défauts sémantiques. Elle évite de définir le territoire et les limites qui le cernent, des frontières, établies et reconnues par la communauté internationale, et permet toute évolution future. Mais une terre ne décrète pas une citoyenneté, elle est du domaine symbolique qui évoque l’attachement et l’enracinement, la terre et le sang, vieilles notions, valeurs que les droites européennes, les anti-Lumières[5], ont utilisées jusqu’à conduire les Etats aux drames les plus effroyables. L’État-nation est constitué comme un foyer, la référence historique que nous avons relevée n’évite pas que cette notion rejoigne les valeurs anti-démocratiques. L’absence de référence à la démocratie et à la citoyenneté laisse augurer d’un Etat dont le régime politique s’élabore et se réfère à d’autres principes que ceux du droit, de la liberté, de l’égalité, de la séparation des pouvoirs. Ou a en projet de s’en écarter. Zeev Sternhell anticipait l’intention de la loi lorsqu’il expliquait : « La droite au pouvoir vise à assurer la préséance de l’identité culturelle et historique juive sur le statut politique et juridique du citoyen. »[6]

La légitimité de la Loi ainsi votée est elle aussi sujet à critique. Les deux critères de légitimité généralement admis, la « légitimité de titre » qui découle de l’élection, à laquelle Yves Charles Zarka[7] adjoint la notion médiévale de « légitimité d’exercice », loin de coïncider, sont en opposition. Certes, le débat a eu lieu durant la préparation de la loi, des corrections et des amendements l’ont modifiée. Certes, le débat parlementaire a eu lieu. Certes des recours ont été introduits devant la Cour constitutionnelle. Toutes les formes procédurales ont été respectées. Cependant, la légitimité d’exercice pour l’adoption de cette loi n’est pas établie de manière certaine.

Pour la majorité politique qui a conçu et approuvé ce texte, notamment les articles trois et sept, les plus problématiques sur la capitale et les colonies, la Cisjordanie fait partie de « la Terre d'Israël ». Le biais est là, l’abus est inscrit dans la rédaction des articles de la Loi. La « colonisation » est promue par un texte à valeur constitutionnelle qui étend les prérogatives territoriales de l’Etat au-delà de ses limites acceptées et admises par la communauté internationale. Cette politique s’inscrit dans la logique d’expansion qui court dans tout le texte de la loi. L’ambiguïté de la formule « valeur nationale » laisse entendre que cette politique d’expansion qui ne dit pas son nom devient officiellement, par la force de la loi, une politique de l’État d’Israël qui projette de la renforcer et de lui accorder des moyens et des soutiens.

Il s’agit bien d’un acte d’autorité, de pouvoir, que l’État d’Israël impose aux autorités palestiniennes et à la communauté internationale, majoritairement acquise au partage de la ville entre deux États, Israël et la Palestine. C’est également les positions de la France et celle de l’Union européenne que la Loi fondamentale ignore, le gouvernement israélien s’autorise à passer outre. Cet acte unilatéral entérine, ou réalise, le choix du président des États-Unis Donald Trump d’y transférer l’ambassade des États-Unis, en exécution d’une décision arrêtée en 1995 mais sans cesse reportée.

Il s’agit aussi d’un abus de pouvoir institué en droit national qui autorise une violation de souveraineté contre le droit international et l’avis de l’ensemble de la communauté internationale, USA et Vanuatu exclus. Ces deux pays sont les seuls reconnaissant Jérusalem capitale d’Israël. Il s’agit d’un des rares exemples au XXI° siècle d’annexion territoriale, après celui de la Crimée par les armées russes au détriment de l’Ukraine.

L’article quatre organise une mesure discriminatoire envers une partie des citoyens en abaissant le rang de leur langue. Mais davantage encore, la restriction d’un savoir est un appauvrissement collectif et sa débilitation une régression pour l’esprit humain. L’article peut aussi être compris comme destiné à l’ensemble des pays arabophones dont la langue est dévalorisée par un acte unilatéral d’autorité.

La légitimité de cette Loi est aussi problématique en ce qu’elle réduit les droits civiques d’une partie de la population israélienne. Elle met en œuvre une régression démocratique qui contredit les exigences de légitimité qu’exprime, parmi d’autres, Jürgen Habermas :« L’attente de légitimité – selon laquelle seules les normes également bonnes pour tous méritent d’être reconnues – ne peut plus, désormais, être satisfaite qu’au moyen d’un processus qui, dans les conditions de l’inclusion de toutes les personnes virtuellement concernées, assure l’impartialité au sens d’une prise en compte égale de tous les intérêts affectés. »[8]

Le gouvernement israélien ne semble pas avoir assimilé cette nécessité de légitimité puisqu’il substitue à l’Etat démocratique d’Israël un Etat juif, dont seuls les juifs seront pleinement dotés de droits civiques – de citoyenneté -, où seuls les juifs auront en qualité de citoyens le droit à l’autodétermination. Pourtant, « le cœur de la conception délibérative de la démocratie tient à ce qu’elle requiert comme un horizon régulateur l’égale acceptabilité des normes proposées à la discussion. »[9] Les autres israéliens, non juifs, deviennent légalement moins citoyens, résidents sans droit civique, des sous citoyens. Ces populations minorées ne devraient donc plus pouvoir élire leurs représentants au parlement, l’assemblée délibérative et législative.

Enfin, la légitimité d’exercice, ou de procédure, apparaît entachée d’un vice majeur qui devrait la rendre nulle puisqu’elle vise à faire voter par les parlementaires l’exclusion d’une partie d’entre eux, ceux qui sont en désaccord avec la majorité. Quand d’autres régimes utilisent la force, l’emprisonnement, voire l’assassinat de la minorité, la majorité parlementaire israélienne convient d’éliminer politiquement une partie de la représentation nationale. Le principe du débat majoritaire tel qu’il s’est constitué au fil de l’histoire a toujours oscillé entre la substantialité de la décision de la majorité et celle de l’unanimité. Souvent il est acquis que l’unanimité ressort de la décision de la majorité par un processus « d’assimilation ». Néanmoins, dans l’histoire des démocraties modernes effectives, le pouvoir majoritaire n’a jamais été utilisé pour éliminer ainsi ses adversaires politiques, sinon dans les régimes post-démocratiques.

Le processus législatif de la Loi

La Loi fondamentale a été adoptée par la Knesset par soixante-deux voix contre cinquante-cinq et deux abstentions, avec le soutien du premier ministre Benyamin Nétanyahou (Likoud, droite nationaliste conservatrice, trente sièges), dans une concurrence idéologique avec son ministre de l’éducation Naftali Bennett (Le Foyer juif, droite sioniste religieuse, huit sièges), et les voix des autres partis religieux juifs orthodoxes. Le député arabe israélien Ahmed Tibi s’est indigné « J’annonce avec stupéfaction et tristesse la mort de la démocratie »[10]. Le premier ministre Benyamin Nétanyahou déclarait au même moment « C’est un moment décisif dans les annales du sionisme et de l’histoire de l’État d’Israël »[11].

La Loi trouve sa source directe dans le projet porté en 2011 par Avi Dichter, député du parti Kadima qui depuis a rejoint le Likoud. Il définissait l’État d’Israël comme le « foyer national du peuple juif qui réalise son aspiration à l’autodétermination conformément à son patrimoine culturel et historique »[12]. Ce projet sans cesse reporté a été soumis à de nombreuses modifications et corrections. La dernière fut, début juillet 2018, celle que demanda le président israélien Reuven Rivlin qui critiquait la clause affirmant que « l’État peut autoriser une communauté, y compris les fidèles d’une seule religion ou les membres d’une seule nationalité, à établir une implantation communautaire séparée ». Amendement ultime, la clause fut retirée avant le vote d’adoption.

Les jeux politiques comme conditions de possibilité

Dès avant le vote de la Loi et depuis, les relations diplomatiques de l’État d’Israël avec les gouvernements des pays de l’est de l’Union européenne, la Pologne et la Hongrie en particulier, ont connu une évolution qui est en soi un événement politique puisqu’il renverse les positions historiques d’Israël à l’égard de ces États d’Europe.

Les élus de la Knesset qui ont porté cette loi reprennent les modalités des Etats d’Europe de l’est qui ont engagé la transformation de leurs pays en des régimes purs - disent-ils - de toute autre « race », rejettent toute diversité et refusent le cosmopolitisme : une population endogène, une religion unique qui participe aux affaires publiques, un parti unique qui interdit par des règles institutionnelles ad hoc toute opposition politique et une histoire manipulée pour l’adapter à la nouvelle idéologie. Cette nouvelle catégorie politique s’est constituée à partir du modèle démocratique des pays développés - État de droit, séparation des pouvoirs, liberté et multipartisme- qu’elle a vidé de toute effectivité démocratique. L’analyse de ce nouveau régime, la post-démocratie, considère qu’elle est la version décadente ou dégradée du totalitarisme.[13] Le régime de post-démocratie, caractérisé comme un autoritarisme totalitaire, est la négation de la démocratie délibérative, de la discussion et du débat. C’est ce qu’écrit de manière plus directe l’universitaire franco-israélienne Eva Illouz :« Nétanyahou et ses acolytes ont une stratégie claire : changer les règles du jeu démocratique en en conservant l’appellation. »[14]

Le rapprochement du gouvernement israélien avec ces régimes post-démocratiques, Pologne et Hongrie notamment, est concomitant à la mise en œuvre de la Loi fondamentale. Les diverses rencontres sont en elles-mêmes des actes significatifs d’agrément mutuel, les contenus des déclarations le précisent et l’attestent. La déclaration commune Netanyahou–Morawieckidu 27 juin 2018 sur la loi mémorielle polonaise, si elle a apaisé les relations entre les deux pays, a laissé la Pologne voter un texte, contesté par le Mémorial Yad Vashem et le Centre Simon Wiesenthal, qui restreint sévèrement toute mise en cause avérée de polonais dans les crimes nazis. Benjamin Netanyahou, lors de sa visite le 17 juillet 2017 en Hongrie, s’est accommodé semble-t-il de toutes les manifestations pro-nazies de Viktor Orban et son gouvernement. Viktor Orban a été accueilli en retour le 18 juillet 2018, pour deux jours, en Israël. Ses inlassables déclarations antisémites contre Georges Soros n’ont pas nui aux bonnes relations entre les deux premiers ministres.

Mieux, ce voyage a eu lieu après des informations faisant état de pressions israéliennes sur les Etats-Unis pour sortir de l’isolement cet homme considéré comme le symbole du glissement européen vers la droite extrême. Ce séjour illustre les liens croissants entre Nétanyahou et l’homme d’État hongrois.[15] Ce rapprochement interroge parce qu’il s’opère en dépit de la complaisance de ces gouvernements avec le régime nazi dont la Hongrie ne cesse depuis des années d’honorer les figures les plus criminelles. Le 19 février 2019, le groupe de Višegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) s’est réuni à Jérusalem, sans la Pologne qui s’est désistée la veille. Dix jours plus tôt, le 9 février, s’était tenue dans la capitale hongroise, Budapest, une marche de trois mille néonazis, sans susciter de réaction d’Israël. Ce rapprochement éclaire aussi les relations du premier ministre avec le président des États-Unis, soutien de la politique israélienne et fervent adepte des régimes autoritaires. Assuré de ne pas être contesté dans sa politique, Benjamin Nétanyahou peut déployer ses projets expansionnistes et sécuritaires en toute quiétude. Car le rapprochement avec le groupe de Višegrad présente aussi l’avantage de diviser l’Union européenne sur la politique israélienne et ainsi taire toute critique en l’empêchant de parler d’une seule voix.

La Loi qualifie le régime politique

Le régime post-démocratique des États de l’est de l’UE, régime dont relèvent également la Russie et la Turquie, est la forme dégradée de celui que la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, ont connu pendant une période longue, le totalitarisme, que paradoxalement ils répètent ou renouvellent. La situation de l’État d’Israël est toute différente. Constitué en 1948, simultanément à la soumission de ces États d’Europe à l’ordre soviétique, Israël avait pour projet de construire un État démocratique de droit. Aucune trace d’antécédent politique n’explique sa transformation actuelle.

Les termes de la Loi fondamentale et sa critique nous permettent de qualifier le régime qu’elle instaure : identitaire, totalitaire et théologique.[16] Les partisans de la loi n’en font pas l’examen, ils sont dans la lutte politique pour conserver le pouvoir contre ceux qu’ils désignent systématiquement comme des ennemis de l’intérieur sous l’étiquette devenue infamante de « gauche », qui englobe tous les contre-pouvoirs, opposition, magistrats, universitaires, médias, ONG. Si l’explication n’est pas dans le passé, il faut analyser ce régime né de la Loi fondamentale et interroger le projet que la transformation prépare.  

Quelle forme d’État résultera de la mise en œuvre de la Loi fondamentale ? Il deviendra sans doute nécessaire, pour accéder à la nationalité israélienne devenue nationalité juive, et à la citoyenneté et droits qui en découlent, mais aussi à la propriété foncière, immobilière ou financière, voire à certaines fonctions administratives ou au service militaire, de justifier génétiquement de sa judéité[17] ou d’antécédents familiaux juifs. L’État juif définira-t-il également des critères de conduite juive fondés sur les préceptes religieux, ou selon des nuances de judéité (pieux, athée, hassidique, laïc, séfarade, ashkénaze, orthodoxe) ? Reprendra-t-il, pour établir les antécédents familiaux, les catégories qu’avait instituées le régime nazi ? La Loi pro-juifs, conduira-t-elle à renouveler, en les inversant, les lois anti-juives françaises de 1940 ou les lois raciales votées par le régime nazi à Nuremberg en 1935 ?

La transformation des règles et droits des citoyens, assimilée et conscientisée, deviendra l’ordinaire, l’habitus. Chacun s’évaluera et évaluera l’autre, croisé dans la rue, son voisin, l’épicier, le collègue de travail, à l’aune de ces règles, et chacun le considérera plus ou moins conforme, plus ou moins digne d’estime ou de respect ou sujet de méfiance. Chacun, selon la catégorie à laquelle il sera rattaché, arabe, druze, bédouin, juif ou circassien sera ainsi plus ou moins citoyen car plus ou moins, ou pas, juif en Israël. La transformation engage une régression au regard des principes démocratiques d’égalité et de liberté et ceux des droits de l’homme.

La transformation d’un État de droit en un Etat ethnique et théologique établit, de fait, un alignement sur les régimes hongrois ou polonais, et aussi une similarité propice à un resserrement des relations avec les pays voisins d’Israël, autoritaires et théocratiques, que sont les régimes saoudien, émirati ou égyptien. Faut-il y déceler un rapprochement par type de régime pour, après que les oppositions et minorités nationales auront été réduites au silence et empêchées d’agir, discuter plus aisément entre « pairs », entre régime totalitaires, notamment de l’avenir des Palestiniens ?

Une dialectique repensée

Eva Illouz qualifie la vision de Nétanyahou de « schmittienne »[18], du nom de l’un des penseurs de l’idéologie nazie, en ce sens que comme Carl Schmitt, sa vision politique de l’État est ethnique et religieuse. Il considère que les catégories théologiques sont similaires ou équivalentes des concepts politiques. Ainsi, le sionisme fait nation et juif est, selon lui, un concept politique. Comme Schmitt, le pouvoir pour Nétanyahou décide du droit d’exception et abolit le droit antérieur lorsque le cas n’est pas circonscrit par l’ordre juridique en vigueur.[19] Autrement exprimé, il adapte le droit à sa volonté, la Loi fondamentale effectue cette transformation. Enfin, le rapport « ami-ennemi », cœur de la théorie politique de Schmitt, trouve à s’appliquer dans la société israélienne où les ennemis sont selon les promoteurs de la Loi toute opposition « de gauche » autant que les arabes israéliens.

La charge peut paraître excessive, voire violente, mais la reprise parle premier ministre de l’État d’Israël, héritier et dépositaire des victimes de la Shoah, des idées de leurs bourreaux, l’est tout autant, c’est une inversion monstrueuse. Elle est monstrueuse en ce sens qu’elle outrepasse l’entendement, la compréhension, l’idée de justice, l’acceptable, l’éthique. L’État d’Israël, chaque année en mémoire des victimes de la Shoah se fige totalement pendant une minute à l’appel des sirènes ; il conserve la mémoire des millions de victimes du nazisme ; c’est en Israël que sont reconnus les justes parmi les nations ; cet État peut-il, par la voix de son premier ministre, s’associer à ceux qui entretiennent le souvenir vivace et célèbrent ou commémorent l’idéologie qui commit ces crimes ? Peut-il s’inspirer de ceux qui ont perpétré le crime imprescriptible pour en reproduire quelques-unes des méthodes sans être vigoureusement condamné ? Une étrange construction idéologique est à l’œuvre et si les ressorts en sont dissimulés, leur traduction juridique et politique augure de sombres desseins.

Conclusion

L’État d’Israël inaugure avec la Loi fondamentale l’abandon de son régime démocratique réel pour un régime ethno-religieux d’impérium. Il substitue à l’humanisme une pensée différentialiste et inégalitaire. Différencier les citoyens conduit à installer une hiérarchie arbitraire des catégories, c’est réactiver une idéologie de la domination. La transformation selon le modèle post-démocratique hongrois conduira à l’affaissement de la démocratie en Israël, donc son effacement dans la région où ne subsisteront que des États de type identitaire, totalitaire autoritaire et théologique.

Les conséquences politiques, sociales et culturelles en Israël et au-delà, internationales, sont difficilement prévisibles mais certaines peuvent néanmoins être considérées comme acquises :un gouvernement sous la contrainte théologique ;  l’accroissement des populations sans droit civique, cas unique parmi les pays dits avancés ; le développement accéléré, déjà amorcé en 2017, des implantations et colonies dans les territoires palestiniens ; la rupture de tout processus avec l’autorité palestinienne, ouvrant à la perpétuation, voire l’intensification du conflit. Dans la région : le changement des équilibres diplomatiques au Proche-Orient ; les relations politiques transformées en rapports confessionnels ; la diffusion de la post-démocratie. Tout observateur attentif aux points de rupture déjà amorcés peut se demander, paraphrasant Walter Benjamin, si la théologie ne passerait pas sur la table pour triompher après avoir été jusqu’à présent, sous la table, le ressort caché des régimes politiques.[20]

Benjamin Nétanyahou adhère-t-il à l’idée messianique de Walter Benjamin, pense-t-il comme lui une violence divine destructrice de droit ?[21] La pensée benjaminienne de l’histoire peut-elle éclairer cette transformation ? A la linéarité du temps et la progressivité de l’histoire, Walter Benjamin a opposé la rupture, la transformation brutale. Selon lui, l’instantanéité de l’intervention messianique bouleverse la durée, le continuum de l’histoire. Ne serait-ce pas le dessein de ceux qui soutiennent ou incitent le premier ministre d’Israël à négliger le droit et la démocratie, à assimiler et reproduire à son tour le processus anti-démocratique que la Hongrie a inauguré ? Les prochaines élections législatives, le 9 avril 2019, décideront du sort de la Loi fondamentale : sa mise en œuvre accélérée ou son enterrement. L’enjeu est considérable.

ANNEXE

Loi fondamentale : Israël Etat-Nation du Peuple Juif

  1. Principes de base
  2. La Terre D’Israël est la patrie historique du peuple juif, dans laquelle l’état d’Israël a été créé.
  3. L’État D’Israël est le foyer national du peuple juif, dans lequel il remplit son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination.
  4. Le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’état d’Israël est propre(unique) au peuple juif.
  5. Les symboles de l’état
  6. Le nom de l’état est  « Israël. »
  7. Le drapeau de l’état est blanc avec deux bandes bleues près des bords et une étoile bleue de David au centre.
  8. L’emblème de l’état est une menorah à sept branches avec des feuilles d’olivier des deux côtés et le mot « Israël » en dessous.
  9. L’hymne de l’état est  » Hatikvah. »
  10. Les détails concernant les symboles de l’état seront déterminés par la loi.
  11. La capitale de l’Etat

Jérusalem, entière (complète) et unifiée, est la capitale d’Israël.

  1. Langue
  2. La langue de l’état est l’hébreu.
  3. La langue arabe a un statut particulier dans l’état ; la réglementation de l’utilisation de l’arabe dans les institutions de l’état ou par celles-ci sera fixée par la loi.
  4. Cette clause ne porte pas atteinte au statut donné à la langue arabe avant l’entrée en vigueur de cette loi.
  5. Rassemblement des exilés

L’État sera ouvert pour l’immigration juive et le rassemblement des exilés

  1. Lien avec le peuple juif
  2. L’état s’efforce d’assurer la sécurité des membres du peuple juif en difficulté ou en captivité en raison de leur judéité ou de leur citoyenneté.
  3. L’État agit au sein de la diaspora pour renforcer l’affinité entre l’état et les membres du peuple juif.
  4. L’État agit pour préserver le patrimoine culturel, historique et religieux du peuple juif parmi les juifs de la diaspora.
  5. Colonie (ou présence) juive

L’État considère le développement de la colonisation (présence) juive comme une valeur nationale et agira pour encourager et promouvoir sa création et sa consolidation (son renforcement).

  1. Calendrier officiel

Le calendrier hébreu est le calendrier officiel de l’état et à côté de lui le calendrier grégorien sera utilisé comme calendrier officiel. L’utilisation du calendrier hébreu et du calendrier grégorien sera déterminée par la loi.

  1. Jour de l’indépendance et jours de commémoration
  2. Le jour de l’indépendance est la fête nationale officielle de l’état.
  3. Le jour commémoratif pour les morts dans les guerres d’Israël et le jour du souvenir de l’holocauste et de l’héroïsme sont des journées officielles de l’état.
  4. Jours de repos et de sabbat

Le Sabbat et les festivals d’Israël sont les jours de repos établis dans l’état ; les non-Juifs ont le droit de maintenir des jours de repos sur leurs sabbats et festivals ; les détails de cette question seront déterminés par la loi.

  1. Immutabilité

Cette loi fondamentale ne peut être modifiée que par une autre loi fondamentale adoptée par la majorité des membres de la Knesset.

(Traduction du texte d’Emmanuel Navon)

[1] Annette Wieviorka. Le débat est toujours démesuré à propos d’Israël. Le Monde, jeudi 21 février 2019.

[2] Loi Fondamentale d’Israël Etat-Nation du Peuple Juif. Voir le texte intégral en annexe ci-après. Le texte original est en hébreu. Sa traduction sur http://www.tribunejuive.info est proche de celle du site http://www.agencemediapalestine.fr. Les écarts de traduction, minimes, sont indiqués entre parenthèse.

[3] Ahmad Tibi. Israël est devenu « un régime d’apartheid ». Le Monde mercredi 1er août 2018, p. 25 Débats et analyses. Ahmad Tibi est député arabe israélien et vice-président de la Knesset.

[4] Hannah Arendt. Human condition. University of Chicago Press. 1958. La condition de l’homme moderne. Calmann-Lévy. 1961.

[5] Zeev Sternhell. Histoire et Lumières. Albin Michel. 2014. p. 159. « Blut und Boden, idéologie qui considère “ le sang et le sol ” comme l’essence du peuple allemand, sera au centre du programme nazi. »

[6] Zeev Sternhell. Op. cit.

[7] Yves-Charles Zarka. Métamorphoses du monstre politique et autres essais sur la démocratie. Puf. 2016

[8] Jürgen Habermas. Vérité et justification. Gallimard. 2001.

[9] Didier Mineur. Le pouvoir de la majorité. Classiques Garnier. 2017

[10] Ahmed Tibi. Israël : la loi sur « l’Etat-nation » adoptée à la Knesset. https://www.lemonde.fr, 19 juillet 2018.

[11] Ibid.

[12] Samy Cohen. La loi de l’Etat-nation permet aux élites nationalistes et religieuses de prendre leur revanche. lemonde.fr, 25 juillet 2018, consulté le 22 août 2018.

[13] Louis-Albert Serrut. Une nouvelle catégorie politique dans les Etats de l’est de l’Union européenne. Cités n°70, mai 2017. PUF. 2017.

[14] Eva Illouz. Israël contre les juifs. Le Monde, p. 20, Débats et analyses. jeudi 9 août 2018. Voir l’intégralité de son article dans le journal israélien Haaretz du 13 septembre 2018.

[15]https://fr.timesofisrael.com. 18 juillet 2018.

[16] Editorial. Nétanyahou, un cynique en campagne. Le Monde dimanche 24 lundi 25 février 2019. Nous y lisons : « …le vétéran du Likoud n’a plus ni principes ni retenue. Son ami Donald Trump est une inspiration. La dérive identitaire et populiste de la droite israélienne n’est pas nouvelle. »

[17] Ian V. Mc Gonigle & Lauren W. Herman. Genetic Citizenship : DNA Testing and the Israeli Law of Return. Journal of Law and the Biosciences. 17 juin 2015. Cité par Jérôme Segal. Athée et juif. Editions Matériologiques. 2016.

[18] Eva Illouz. Op. cit.

[19] Carl Schmitt. Politische Theologie. Duncker & Humblot.1934. Cité par Gérard Raulet. L’instant et la fin. Sur l’anti-politique de W. Benjamin. Cités n°74. Puf. 2018.

[20] Walter Benjamin. Première thèse “ Sur le concept d’histoire”in Œuvres. Gallimard. 2000.

[21] Walter Benjamin. Critique de la violence. (1921),Gallimard. 2000.

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