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Billet de blog 13 mai 2025

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Quel est le prix à payer pour accueillir le président intérimaire de la Syrie ?

La France a enduré les cicatrices de la terreur djihadiste - Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice - et la douleur de ces attaques persiste dans notre mémoire collective.

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La décision du président Emmanuel Macron d'accueillir Ahmed al-Sharaa, président par intérim de la Syrie, au palais de l'Élysée le 7 mai 2025, me plonge dans un profond malaise. Cette rencontre très médiatisée, première visite officielle d'al-Sharaa en Europe depuis son accession au pouvoir après la chute de Bachar al-Assad en décembre 2024, soulève de sérieuses questions sur la politique étrangère de la France, son sens moral et le message qu'elle envoie à la fois au public français et à la communauté internationale. Alors que M. Macron présente cet engagement comme une mesure pragmatique visant à stabiliser la Syrie et à favoriser la diplomatie, la décision d'accueillir un ancien djihadiste lié à Al-Qaïda et à Hayat Tahrir al-Sham (HTS) ressemble à une trahison des valeurs de la France et à une dangereuse erreur de calcul.

Le passé d'Al-Sharaa est imprégné d'extrémisme. Il a gravi les échelons de la branche syrienne d'Al-Qaïda et a ensuite dirigé HTS, un groupe toujours désigné comme organisation terroriste par de nombreux pays. Bien qu'il affirme avoir renoncé à ces liens et qu'il se présente aujourd'hui comme un dirigeant modéré attaché à l'inclusivité, son passé laisse planer une longue ombre. Les récentes violences sectaires en Syrie - en particulier les affrontements brutaux de mars qui ont fait plus de 1 700 morts, pour la plupart des alaouites, et le meurtre de près de 100 druzes une semaine seulement avant sa visite à Paris - sapent ses promesses de protéger tous les Syriens. Ces atrocités, qu'al-Sharaa a vaguement attribuées à des « éléments de l'ancien régime », suggèrent soit un manque de contrôle sur ses forces, soit une tolérance troublante pour les factions extrémistes au sein de son gouvernement. Le fait que M. Macron tende la main à une telle personnalité, toujours sous le coup d'une interdiction de voyager imposée par l'ONU, constitue un affront aux victimes de cette violence et à l'histoire de la France en matière de lutte contre le terrorisme.

La France a enduré les cicatrices de la terreur djihadiste - Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice - et la douleur de ces attaques persiste dans notre mémoire collective. Voir notre président serrer la main d'un homme dont le passé est lié aux idéologies mêmes qui ont alimenté de telles horreurs est choquant. Les défenseurs de M. Macron soutiennent que la diplomatie exige de s'engager avec des personnages peu recommandables pour garantir la stabilité, en particulier dans une région aussi instable que le Moyen-Orient. Ils soulignent le rôle historique de la France en tant que puissance coloniale en Syrie et au Liban, suggérant que Paris a une responsabilité unique pour façonner l'avenir de la région. Mais cet argument ne tient pas la route si l'on considère les aspects optiques et les risques. En accueillant al-Sharaa, Macron lui accorde une légitimité sur la scène mondiale, ce qui pourrait enhardir d'autres groupes extrémistes qui pourraient y voir un moyen de blanchir leur réputation en se réinventant politiquement.

La réaction intérieure a été féroce, à juste titre. Des dirigeants d'extrême droite comme Marine Le Pen et des conservateurs comme Laurent Wauquiez ont qualifié la réunion de « provocation » et de « grave erreur ». Bien que leur rhétorique puisse avoir des motifs politiques, elle résonne avec un malaise plus large parmi les citoyens français. L'invitation de la France à al-Sharaa, lancée pour la première fois en février 2025, faisait probablement partie d'une stratégie plus large visant à positionner la France comme un acteur clé de la reconstruction de la Syrie. Les pressions exercées par M. Macron pour que l'UE lève les sanctions contre la Syrie, qui doivent expirer en juin, et son appel aux États-Unis pour qu'ils maintiennent leur présence militaire, suggèrent une ambition de piloter la transition de la Syrie tout en garantissant des opportunités économiques pour les entreprises françaises, comme le récent accord conclu avec CMA CGM pour l'exploitation du port de Lattaquié. Mais à quel prix ?

La rhétorique de M. Macron lors de sa visite - exhortant al-Sharaa à « protéger tous les Syriens sans exception » et condamnant les frappes aériennes israéliennes comme une « mauvaise pratique » - sonne creux lorsqu'elle est juxtaposée à sa volonté d'ignorer les échecs d'al-Sharaa. La confirmation par le dirigeant syrien de « pourparlers indirects » avec Israël, par l'intermédiaire de canaux qui auraient été mis en place par les Émirats arabes unis, ajoute encore à la complexité de la situation. Si la désescalade est un objectif noble, elle souligne la position précaire d'al-Sharaa, pris entre les troubles intérieurs et les tensions régionales. Le rôle de la France en tant que médiateur est louable, mais accueillir al-Sharaa à l'Élysée l'élève au-delà de ce que ses actions méritent, en particulier lorsque son gouvernement doit encore prouver qu'il peut stabiliser la Syrie ou protéger ses minorités.

En tant que citoyen français, j'aspire à une politique étrangère qui concilie pragmatisme et principes. Il est peut-être nécessaire de s'engager avec les nouveaux dirigeants syriens, mais il existe d'autres moyens - canaux discrets, forums multilatéraux - qui ne nécessitent pas de dérouler le tapis rouge pour un personnage dont le passé et le présent soulèvent de si graves inquiétudes. La décision de M. Macron ressemble à un pari, qui donne la priorité à l'ambition géopolitique plutôt qu'aux valeurs de liberté, de sécurité et de justice chères à la France. Nous devons nous demander si cette réunion sert réellement le peuple syrien ou si elle sert le désir de la France de regagner de l'influence dans une région fracturée. La réponse, je le crains, penche vers la seconde hypothèse, laissant nombre d'entre nous s'interroger sur le prix à payer pour ce faux pas.

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