Le fonctionnaire doit appliquer, obéir, « fonctionner »… combien de fois ai-je entendu cette expression depuis le début de ma carrière d’enseignante il y a 24 ans ? Un trop grand nombre de fois, souvent pour faire taire une expression critique ou couper court à de simples questionnements sur des injonctions toujours plus nombreuses et déconnectées de nos métiers, des besoins de notre école.
Chaque année la pente est plus raide, au fur et à mesure que l’éducation nationale s’effondre sous les coups répétés de gouvernements successifs qui méprisent le service public, les élèves, leurs parents, les personnels et les valeurs d’émancipation individuelle au cœur de nos métiers. Chaque année on rentre plus loin dans le dur, au fur et à mesure de la droitisation de la vie politique et de nos représentants élus (s’il est encore possible d’utiliser ce mot tant nos actuels dirigeants nous représentent si peu, tant ils sont de moins en moins…élus). Un pas a encore été franchi ces derniers mois dans le contexte d’une actualité politique aussi chaotique que révoltante.
La « schizophrénie » du prof d’histoire géo
Le jour, l’enchainement ordinaire des cours : EMC en 5e, l’égalité (on parle de la tolérance, de respect, de la richesse de nos différences) ; en 3e, histoire, la montée des régimes totalitaires dans les années 30 ; en 4e les philosophes des Lumières et la séparation des pouvoirs…
Le soir, l’actualité politique ordinaire. Un président qui se mouche avec la constitution, des idées d’extrême droite partout, le racisme décomplexé de certains ministres, que des blancs au pouvoir (ou presque), que des vieux (ou presque), que des hommes (ou…), des rapports du Giec qu’on utilise comme PQ, les travailleurs et travailleuses pauvres qu’on méprise, les migrant·e·s qui ne sont pas tout à fait les mêmes humains que les autres, les Gazaouis qui doivent empiler les morts par milliers sans que ce soit suffisant pour qu’on s’intéresse à leur sort… Une liste plus longue encore, trop longue, au point d’en avoir la nausée.
"Élever le niveau" ? (1)
Et depuis la rentrée scolaire, une toute nouvelle ministre de l’Education Nationale, toute neuve ! Ce neuf qui sent le vieux à plein nez. Même gestion comptable, même casse du service public, même impasse pour la jeunesse, même mépris pour les personnels. Et comme si cela ne suffisait pas, il faut encore subir les premières prises de paroles lunaires de ce pur produit de la Macronie, les premières « bourdes », il faut vraiment l’écouter pour y croire.
Vendredi 4 octobre sur RTL (2) Anne Genetet était interrogée sur le 7 octobre et ce qui serait prévu dans les écoles, un an après les attaques du Hamas en Israël. Les journalistes se réveillent, mais oui au fait c’est vrai, la maison brûle ! Des propos scandaleusement faux relayés dans les médias dominants (et d’autres faussement scandaleux d’ailleurs), l’absence de possibilité de débattre, de s’extraire d’une partition manichéenne imposée par le pouvoir qui colle aux basques dès qu’on tente de s’exprimer (vous vous indignez du sort des Gazaouis vous êtes antisémite), la bolloréisation des esprits qui met le feu aux poudres, la montée des paroles et actes antisémites, islamophobes, racistes… Mais oui, ça sent pas bon tout ça, oh là là... Au secours les profs, faites quelque chose ! Faites en sorte que nos enfants soient plus intelligents que tous les adultes de ce pays qu’on entend vomir leur haine à longueur de journée !
A cette question donc de savoir comment l’éducation nationale va sortir toute la société de la mouise avec ses petits bras en plein naufrage du Titanic, la ministre répond avec la certitude de la bourgeoisie qui a déjà dirigé des larbins : « On en parlera, on ne peut pas laisser ça tomber dans les oubliettes de l’histoire » avant de s’embrouiller dans une logorrhée incompréhensible dans laquelle elle essaye sans doute de reprendre des mots clefs glissés à la hâte par son chargé de com : « Samuel Paty, Dominique Bernard (…) inacceptable (..) Rien laisser passer (…) je serai très ferme (…) vigilance maximum (…) remontée des cas (…) sanctions ». Elle termine une phrase par un vague « tous ces sujets-là » sans qu’on saisisse, sur le moment du moins, ce que recouvre précisément ce terme. On passera sur le fait que les « modalités », minute de silence ou autre, sont en train d’être « calées » alors que le journaliste fait remarquer que « c’est ce lundi » soit dans 3 jours si l’on compte le week-end !
J’ai eu la malchance de tomber là-dessus dans le week-end. Les bras m’en tombent. Que raconte-t-elle ? Qui est cette personne ? C’est un coup du Gorafi ? J’ai du mal à comprendre comment elle passe du 7 octobre à Samuel Paty puis finalement j’ai peur de comprendre quel est le point commun dans tout ça et ce que sa réponse révèle d’amalgames racistes plus que nauséabonds.
A peine 2 heures après son interview, correction du ministère, la ministre se serait « trompée » et aurait « confondu » avec l’hommage pour Samuel Paty et Dominique Bernard. Rideau, fin de l’histoire, 2 infos.
- Notre ministre peut raconter n’importe quoi à la radio sur des sujets aussi graves sans être obligée de s'en expliquer davantage que par un: "oups désolée, me suis trompée !".
- Il y aura donc quelque chose pour Samuel Paty et Dominique Bernard ; contente d’en être informée, par voie de presse, sans même avoir reçu quoi que ce soit d’officiel du ministère, de nos inspecteurs, de la direction du collège… On est large, il reste une semaine ! Les troufions de profs, on leur balance une circulaire 3 jours avant et ils vont nous pondre une séquence… Ou p’tet pas, mais on s’en fout, l’important c’est d’avoir pris la parole à la radio, d’avoir répété : fermeté blabla sanctions blabla laïcité blabla.
Un océan de mépris
Cette interview lamentable, ce naufrage de la pensée n’est qu’un exemple parmi un océan de conneries, de mépris. Je suis écœurée, atterrée, j’ai besoin de toute la force de mes souvenirs des moments précieux avec des élèves, des petites pépites de nos années scolaires, de celles qui me laissent penser que je suis à ma place dans ma salle de classe. Je me raccroche à cela mais je me sens de plus en plus comme un ovni dans ma vie professionnelle, décalée, désabusée; « d’un autre pays que le vôtre, d’un autre quartier, d’une autre solitude » (3).
Depuis 24 ans j’enseigne l’histoire, la géographie et l’EMC à des collégiens. Pour qui se penche sur les programmes ou les manuels de ces disciplines, il est facile de voir que cet enseignement, comme tant d’autres, ne se résume pas à une transmission de savoir. S’il est aussi passionnant, et souvent aussi séduisant et accessible pour les élèves, c’est qu’il donne des clefs pour réfléchir, raisonner, penser, critiquer, bref, comprendre un peu mieux le monde dans lequel on vit. Il s’agit de comparer, de mettre à distance, de prendre du recul, de ne rien prendre pour acquis sans s’être interrogé sur les sources, le point de vue, les intentions d’un auteur. Comprendre nos institutions et leur fonctionnement en EMC, savoir sur quels principes repose la justice de notre pays et pourquoi, questionner le rapport de notre société et des individus aux libertés individuelles et collectives, comprendre la construction de la laïcité au fil de notre histoire, interroger (et pas seulement réciter) le sens des 3 mots de notre devise…et tant d’autres choses. Un programme énorme, ambitieux et exigeant, à la mesure de l’ambition qui doit et qui devrait encore nous guider pour la jeunesse de ce pays.
Alors, lorsque mon chef d’établissement a annoncé, tout juste 4 jours avant la date fixée, les modalités du recueillement en mémoire de nos collègues Samuel Paty et Dominique Bernard, je n’ai pas pu me taire.
Alors que nous, représentant·es des personnels, venions tout juste de dénoncer en Conseil d’administration, les effectifs pléthoriques, le manque de moyens humains pour l’inclusion des élèves handicapés, le manque d’accompagnement médical de certains élèves, le manque de profs, d’AESH, de surveillants, le manque d’heures pour faire de la remédiation, le manque de temps, le manque de bureaux, de chaises et de place dans les salles ; alors que nous faisions part de l’épuisement, oui déjà, après seulement 5 semaines complètes, des professeurs principaux qui croulent sous les réunions ; alors donc, que nous avions déroulé une liste de doléances digne des cahiers de 1788, on nous annonce qu’il faut se mettre en ordre de bataille, le doigt sur la couture du pantalon, car il y aurait peut-être finalement eu un bout d’information véritable dans le charabia de notre ministre quelques jours avant sur RTL. Et qu’il fallait donc attendre d’être à moins d’une semaine de la date anniversaire de ces terribles attentats pour connaitre les intentions de Madaaamme la ministre. C’est vrai, il lui fallait un peu de temps pour s’assurer qu’il y aurait bien un 13 ou un 16 octobre cette année.
Cette fois c’est sûr, il y a une caméra cachée quelque part, tout ceci n’est qu’une vaste blague dont on va bientôt donner le clap de fin, ce n’est pas possible !
Le « travail de mémoire » nécessaire à l’école n’est pas l’obéissance aveugle à la commémorativite aigue des politiques
Que l’on ne me fasse pas de procès d’intention ! Je me les coltine, et pas qu’un peu, tout au long de l’année les sujets compliqués à enseigner, les « questions socialement vives » dans notre jargon. Mais une minute de silence, là, paf, comme un cheveu sur la soupe au beau milieu de la programmation, une petite minute de bonne conscience entre la fin du chapitre 2 et l’intro du suivant, juste parce qu’il faut obéir, être « loyale » envers des dirigeants qui n’ont de cesse de détruire tout ce qui pourrait nous permettre de lutter contre la bêtise, la violence, l’intolérance ? Non. Merci. Bien vrai !
Alors oui, j’ai pas pu ne pas l’ouvrir, j’ai même foncé bêtement dans le tas, j’ai "manqué de loyauté" puisque ce sont les reproches adressés par mon chef lorsque j’ai osé dénoncer cette supercherie.
Et si, pour entretenir vraiment la mémoire de nos collègues, on essayait une minute d'arrêter de dépecer l'éducation nationale, de dynamiter notre école ? Si on essayait juste une petite minute de silence du gouvernement pour entendre les personnels ? Pouvoir rester loyale envers mes élèves, leurs parents, les citoyen·ne·s et habitant·e·s de ce pays, voilà ce que j’aimerais pouvoir continuer à faire. Rendre un « service public » en somme.
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1. Les 3 priorités déclarées d'Anne Genetet d'après sa toute première interview sur RTL. On ne l'a pas beaucoup entendue depuis sur les 4000 suppressions de postes d'enseignants prévues au budget 2025.
2. Le 4 octobre sur RTL Anne Genetet est l'invitée de Thomas Sotto (à partir de 4’55)
3. Parfois, face aux discours descendants entendus en Conseil d’administration de mon établissement, me viennent ces mots de Léo Férré dont je détourne ici le sens en tronquant le texte initial pour les faire miens :
« Je suis d’un autre pays que le vôtre, d’un autre quartier, d’une autre solitude. Je m’invente aujourd’hui des chemins de traverse ». Il me reste à inventer ces « chemins de traverse » que je n’ai pas encore trouvés…