En cette période de crise sanitaire, la protection de l’enfance est particulièrement touchée par les mesures de confinement. Les problèmes que nous connaissons au quotidien, violence, addictions, fugues, décrochage scolaire, sont exacerbés.
Mais cette crise met aussi en lumière les dysfonctionnements graves de la protection de l’enfance, que nous connaissons depuis trop longtemps, et nous interroge sur ses évolutions récentes. Il est donc temps pour nous de tirer le signal d’alarme, afin que les orientations politiques soient revues en profondeur. Parce qu’au final, ce sont des enfants, des jeunes et des familles qui seront encore oubliés et sacrifiés!
Nous ne sommes plus en mesure d’assurer les fondamentaux de notre travail
Notre métier d’éducatrice et d’éducateur est centré sur le lien, la relation éducative. C’est ce lien qui nous permettra d’aider des enfants de plus en plus abîmés à se reconstruire, et à construire leur vie future. Il n’y a pas d’accompagnement éducatif sans cette relation de confiance, tissée petit à petit, au quotidien, dans tous les actes les plus anodins de la vie quotidienne. Cela implique d’avoir du temps pour partager un repas, une activité, pour parler, pour rire, pour leur apporter du réconfort, pour leur donner un cadre rassurant et bienveillant.
Il faut donc de la proximité, de la présence en continu, de l’écoute ! Il faut être ensemble et faire ensemble !
Mais nous n’avons souvent plus ce temps, car nous sommes comptables de tout, nous devons fournir des prestations comme si nous étions des guichets froids et désincarnés. Or, si nous perdons ce lien, ou ne sommes plus en mesure de le maintenir, c’est l’essence même du métier de travailleuses et travailleurs sociaux qui disparaît. Et Malheureusement, ce que nous constatons va dans le sens d’une fragilisation encore accrue de ce lien unique et précieux.
Nous sommes dans un métier où le sens doit avoir toute sa place. Quel sens donnons-nous à nos actions ? Comment avancer si nous ne prenons pas le temps d’analyser, de questionner, de comprendre, de penser ? Nous ne voulons pas devenir des machines qui agiraient trop vite, par automatisme et pour répondre à des commandes.
Nous ne pouvons plus travailler sans moyens
Tout va vite, beaucoup de jeunes ne s’y retrouvent pas et ne vont pas bien, le système est saturé, les sollicitations sont de plus en plus nombreuses, les moyens ne suivent pas toujours, le recrutement est difficile, la fatigue et l’usure nous tombent dessus rapidement.
Les travailleurs sociaux ne peuvent pas savoir tout faire, et si les jeunes ont besoin d’avoir face à eux des professionnels de l’éducatif, il leur faut aussi des personnes spécifiquement formées sur l’animation, l’insertion, la psychologie, la santé, la pédagogie. Il n’est plus possible pour les éducatrices et éducateurs que nous sommes d’être absolument multifonctions pour tout et tout le temps, parce que ce n’est pas dans l’intérêt des jeunes et que cela est de plus en plus difficile à vivre pour nous.
L’environnement et le cadre de vie sont essentiels au bien être des jeunes accueillis. Donnez-nous les moyens de réaliser les travaux, aménagements et réparations nécessaires afin d’améliorer les lieux de vie et de les rendre digne de ces enfants. Donnez-nous la possibilité d’acheter du matériel éducatif mais aussi du mobilier et du matériel électroménager adaptés à la vie en collectivité. Nous ne voulons plus passer notre temps à bricoler des solutions et être dans l’incapacité de nous projeter ! Nous devons toujours mieux accompagner les jeunes, avec moins de moyens chaque année. Mais la qualité a aussi un coût ! Nous devons accompagner des groupes d’une quinzaine de jeunes (voire plus) avec deux éducateurs présents sur site ! Il est extrêmement rare d’être plus et nous avons souvent des intérimaires. Quels liens pouvons-nous créer- avec les jeunes - quand si peu d’adultes doivent gérer en permanence un tel nombre de jeunes?
Sachez reconnaître à sa juste valeur ce que nous faisons au quotidien, auprès de ces jeunes amochés par la vie, parfois violents, avec, pour certains, des traumatismes lourds, qui engendrent des comportements difficiles à prendre en charge. Cela passe notamment par une reconnaissance des compétences et doit aussi se traduire financièrement.
Les responsables doivent pouvoir être en proximité de leurs équipes. Or les périmètres des établissements et des missions des cadres ne cessent d’être élargis afin de faire des économies de bouts de chandelle. Mais comment un cadre peut-il être sur plusieurs foyers à la fois ? Il n’est plus possible de faire des économies sur la masse salariale, nous avons dépassé la ligne rouge depuis trop longtemps.
Nous ne voulons plus être dans la gestion de flux sans penser d’abord à l’intérêt des enfants qui nous sont confiés
La protection de l’enfance a la responsabilité d’accompagner des enfants et des jeunes qui doivent être considérés chacun à part entière. Nous ne pouvons pas réfléchir sans prendre en compte ce qu’est la personne et quels sont ses besoins. Nous accueillons de plus en plus d’enfants et de jeunes dans certains établissements faute de place dans d’autres, alors même que leurs problématiques sont spécifiques et ne peuvent pas être prises en compte dans n’importe quel établissement, sous prétexte qu’il y a une place de libre à tel endroit à ce moment-là. Les orientations des enfants dans telle ou telle structure par les pouvoirs publics se font donc par défaut. Elles ne sont pas pensées dans l’intérêt du jeune mais pour des raisons organisationnelles et budgétaires. Elles sont pensées pour avoir la paix ! Une fois que le jeune est en établissement, le département pense qu’il n’a plus à intervenir dans la situation car des équipes vont s’en occuper. Mais les pouvoirs publics se posent-ils la question de savoir si le jeune est à la bonne place ? Entend-on les établissements alerter les départements sur la nécessité de trouver une solution plus adaptée, quand les équipes voient des jeunes aller de plus en plus mal ? Où est le travail en collaboration entre les pouvoirs publics et le secteur associatif ? Comment penser ensemble un parcours global pour chaque enfant, avec l’ensemble des acteurs du terrain ?
Les écrits et les discours ne suffisent pas et ne servent à rien s’ils ne sont pas appliqués sur le terrain. Les schémas départementaux ne doivent pas rester sans suite. Nous ne pouvons plus accepter qu’on se donne bonne conscience en écrivant de belles paroles qui ne se traduisent pas dans la vraie vie.
Aujourd’hui, certaines valeurs ne sont plus exprimées, se perdent, et l’individualisme prend le pas sur le collectif. Pourtant, nous ne pouvons pas vivre sans les autres. L’exemplarité, le respect, la dignité, l’attention à l’autre, l’humilité, la foi profonde en tout être humain, la créativité, la bienveillance, voici ce qui devrait nous guider au quotidien, si nous en avions le temps et les moyens.
Alors faites confiance aux personnes qui sont sur le terrain au quotidien avec les enfants et les jeunes en leur donnant les moyens de remplir leurs missions. Et soyez attentives et attentifs à ce qu’elles ont à dire, car ce sont elles qui connaissent le mieux leur situation et leurs besoins !