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Billet de blog 25 novembre 2019

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Aragon, l'improvisation de la résilience

La date peut paraître morne à annoncer mais les mots doivent être posés ici sans ambiguïté. Le 15 octobre 2018, le sud de la France a été le théâtre d'une catastrophe climatique, qui a ébranlé le quotidien de bon nombre de personnes, ainsi que ce sentiment de sécurité de se croire protégé de ce type d’événement.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

*Texte écrit le 13 octobre 2019. 

Lorsque la nouvelle est tombée ce jour-là, j'étais en Belgique. Mais ce n'est que vers fin novembre que j'ai pu me rendre sur place chez moi à Aragon, un des nombreux villages touchés par ces inondations.

Au milieu des décombres et des rues désertes, je me suis confrontée à un silence de mort. Celui de l'après catastrophe. Celui qui étouffe, qui retient les cris mais qui donne envie de se battre ou de se laisser couler.

J'ai mis beaucoup de temps avant d'écrire ce texte. Un peu sonnée, un peu perdue la petite, ne sachant sur quel pied danser. Car c'est un flot continu d'émotions partagées qui se sont empilées dans un coin de ma tête après cette visite, au risque de prendre la poussière jusqu'à maintenant. Une fois rentrée à Bruxelles, j'ai voulu faire une sorte de compte-rendu sur ces quelques jours passés auprès de ma famille. Mais je n'ai pas réussi.

Car la journaliste a été superbement éclipsé par l'Aragonaise qui découvrait son village en vrac, la maison de son enfance éteinte et sa famille et ses amis sonnés, perdus et au bord de l'implosion. Alors j'ai posé mon crayon et je me suis éteinte à mon tour. J'ai lâché l'affaire avant même de commencer à la remuer, comme si c'était plus "facile" de raconter ce qu'il se passe ailleurs qu'au pas de sa porte.

Toutefois, j'ai balancé des bribes de phrases, faute de pouvoir crier. Et j'ai laissé reposer tout ça dans un coin, planqué dans le bazar de mon ordinateur ou sur un carnet. Et nous voilà un an plus tard. Toujours à Aragon, au milieu de nulle part mais bientôt au centre de toutes les attentions, la date anniversaire arrivant à grand pas.

JOIE FACTICE

Je me souviens être arrivée un jeudi matin à l'aéroport de  Carcassonne. Un poil désert, c'est midi et je n'ai dormi que quelques heures. Le réveil a sonné beaucoup trop tôt, 5h et des poussières de cacahuètes, et puis hop tram, bus et avion. Étrange de rentrer chez soi. Tout semble si calme.

Jusqu'à ce que je vois au loin arriver une vieille berlingo rouge avec des autocollants verts partout.. Ma mère et son sourire bonheur débarquent sur le parking de l'aéroport, au volant d'une voiture prêtée par l'ATAC, le club VTT d'Aragon. La solidarité rentre dans les mœurs, la voiture de mes parents ayant pris le large dans la tourmente boueuse du 15 octobre.

Suite aux inondations, beaucoup d'habitants du village ont dû être relogés, dont ma famille. En arrivant à Aragon, je découvre la nouvelle maison dans laquelle elle a élu domicile depuis quelques semaines. J'ai un léger haut-le-cœur en entrant à l'intérieur.

Illustration 1
Changement d'adresse. Aragon novembre 2018. ©Louise Pillais © Louise Pillais

Les murs sont encore empreints d'humidité et un humidificateur ronronne dans un coin de l'entrée. Les chats sont enroulés sur eux-mêmes sur le canapé, le chien me fait la fête et le soleil entre timidement dans le salon. C'est calme, paisible mais très étrange. Je ne suis pas chez moi. Je suis dans une maison sans âme.

Je découvre la barbe de mon père et ses nouvelles rides. J'observe en douce les cernes de ma mère et son regard triste. J'écoute sans un mot les silences de ma sœur et sa colère sourde. Les animaux rescapés n'osent plus sortir de la maison et sont attentifs au moindre bruit dehors, prêts à détaler le plus vite possible.

Ma mère m'amène à l'étage et me conduit à ma future chambre. Je suis soulagée de voir une immense fenêtre. L'aspect froid et impersonnel de cette pièce me noue déjà le ventre. J'observe le nouveau paysage de mes prochains réveils.

Illustration 2
Aragon novembre 2018. ©Louise Pillais © Louise Pillais

Les rues sont désertes. Des tas de pierres et des gravats ont été entreposés sur le bord des routes. Les jardins aux alentours sont méconnaissables, pleins de boue et d'arbres renversés, encombrés d'objets. Quelques jardins sont encore inondés et on devine des trous d'eau sans fond à certains endroits.

Et la rivière désormais paisible, continue sa traversée, indifférente à l'aspect figé du village qu'elle a provoqué.

LA FISSURE 

Le lendemain, je découvre les règles entrées en vigueur dans ce nouveau quotidien.

1. L'eau du robinet tu ne boiras point, sinon malade tu seras. 

2. L'eau en bouteille tu achèteras.

3. Les colis de nourriture tu accepteras. 

4. La voiture tu utiliseras le moins possible car le carburant a de nouveau augmenté. 

5. A l'humidité des murs tu t'habitueras.

6. Aller de l'avant, tu dois.

Entre deux lessives, ma mère me propose de me faire visiter "notre maison". Je l'ai suivi à reculons, m'accrochant sans conviction aux derniers souvenirs joyeux qu'il me restaient en mémoire. En septembre, lorsque je suis partie pour la Belgique, je me souviens avoir effectué mon petit rituel avant chaque nouveau départ.

Je me promène dans la maison, j'effleure du bout des doigts chaque meuble, je profite du soleil sur la terrasse, je marche pieds nus sur le carrelage de la cuisine et du salon, j'étudie la bibliothèque de ma mère dans la véranda, choisissant mes prochaines lectures pour mon retour. Je me souviens avoir lancé un dernier regard sur le jardin, sur la tortue qui courait après les chats, les poules qui se dandinaient et les bambous de la clôture qui dansaient avec la brise. J'étais confiante, sachant que j'allais retrouver cette maison à mon retour, comme à chaque fois que je rentrais d'un long voyage.

Quand on y pense, la vie est d'une fragilité aberrante et la naïveté des êtres humains l'est encore plus. Lorsque ma mère a ouvert la porte d'entrée en donnant un grand coup de pied dedans, je savais que je n'étais pas prête à entrer à l'intérieur.

Illustration 3
Le vide poussière. Aragon novembre 2018. ©Louise Pillais © Louise Pillais

Les dents serrées, je découvre une maison vide, délabrée, les murs trempés et le sol encore couvert de poussière et de traces de boue. Ma mère me rassure, c'était bien plus sale avant. Il ne reste plus rien, nos voix résonnent. La maison de mon enfance est devenu un terrain en friche, dépouillée de ses meubles et de nos souvenirs.

Je monte les escaliers poussiéreux et je retrouve ma chambre. Mes livres n'ont pas bougé, mon canapé lit d'étudiante est toujours là, mes photos et ma carte du monde encore accrochés au mur. Mais je n'arrive pas à rester de marbre. Quelque chose semble fissuré dans cette maison et dans le regard de ses propriétaires. Et face à ça, mon carnet et mon crayon n'étaient d'aucune utilité pour personne.

Illustration 4
Fissure distincte et pointe d'espoir. Aragon décembre 2018. ©Louise Pillais © Louise Pillais

RAGE SILENCIEUSE

Le dimanche matin, mon réveil sonne trop tôt à mon goût. C'est ma dernière journée sur Aragon mais c'est aussi la journée citoyenne du village. Les Aragonais se retrouvent pour nettoyer la rivière. Tout le monde se rassemble en petits groupes et s'attaque au nettoyage.

Je travaille avec mon père qui s'active en silence, les dents serrées. Nous travaillons sans nous arrêter et nous sommes bientôt rejoints par d'autres collègues, prêts à en venir à bout de toute cette broussaille.

Soudain, la pluie s'invite sans prévenir. On peut observer dans les yeux de certains une légère panique. Mais personne ne bronche. Au contraire. Les regards se font plus durs et les gens continuent de nettoyer sans lever le nez de leur travail. Il y a comme une rage silencieuse qui vient redonner un souffle nouveau au mouvement, ce qui permet de ressouder l'élan du groupe.

Illustration 5
Désordre. Aragon décembre 2018. ©Louise Pillais © Louise Pillais

Des tas immenses de branches, de barres de fer, de jouets pleins de boue s'amassent progressivement autour de nous. On retrouve aussi des chaussures d'enfants, des planches et des outils.

Les gens coupent, font marcher les tronçonneuses et s'entraident. Ça râle et ça jure, les gens rient et se taquinent, des sourires sont échangés, mais aussi des regards graves, concentrés. Certains serrent les dents, les traits tirés.

Enfin, épuisés mais fiers, les gens quittent peu à peu le terrain. La journée est terminée. Nous rentrons avec mon père, trempés jusqu'aux os. Je refais mon sac et je passe la nuit dans un train direction Bruxelles, la gorge sèche et les doigts abîmés.

TIMIDE RÉSILIENCE 

Ce matin, les souvenirs de novembre me semblent bien loin désormais. Dans ma rue, la vie reprend peu à peu forme humaine. Timidement, la plupart des maisons sont de nouveau habitées et les gens discutent de vive voix devant leurs portes d'entrée. Tout doucement, la rue du barri se rallume avec en bruit de fond, le rythme des travaux et des rénovations.

Illustration 6
Panser les plaies. Aragon novembre 2018. ©Louise Pillais © Louise Pillais

Nous sommes retournés dans notre maison après 11 mois à attendre que les assurances, les entrepreneurs et l'argent répondent positivement à notre retour chez nous. Et nous sommes rentrés même s'il reste encore tout à refaire. 

Aujourd'hui, une nouvelle journée citoyenne se prépare sur Aragon et la date anniversaire des inondations est "implicitement" placée en tête de cortège. Peut-être que cette journée se déroulera avec la boule au ventre et un goût amer pour certains ou avec une indifférence joyeuse pour d'autres. Probablement que beaucoup seront présents par habitude, par devoir et que d'autres ne viendront pas pour une raison qui au fond, ne regarde qu'eux. 

Depuis quelques jours, j'ai les doigts qui me démangent à nouveau. La fissure semble à présent apaisée et je commence à noircir des feuilles de portraits. Ceux de ma famille principalement. Mais aussi celui d'une reconstruction à multiples visages. Celui de notre maison, de certains habitants d'Aragon mais aussi, de tout un village.

Illustration 7
Retour au calme. Aragon 2019. ©Louise Pillais © Louise Pillais

Le temps a fait son oeuvre, le traumatisme se calme peu à peu et je reprends tranquillement mon carnet, mon crayon et mon rôle de journaliste avec ces trois mots d'ordre, qui aujourd'hui me semblent enfin utiles pour raconter cet épisode : Ecrire, écouter et dessiner.

Et doucement, sous le regard encore timide mais serein de mes parents, un projet émerge et prend enfin forme sur mon bureau, entre les quatre murs de Notre Maison en devenir. 

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