
« Qu'allez-vous leur faire faire ? », telle est la question que l'on me pose le plus souvent, sous cette forme ou une autre, lorsque j'arrive dans un lieu d'enseignement, une médiathèque, un centre social. Artiste de performance et autrice, je suis invitée dans le cadre de la résidence-mission 2021 sur le territoire de Valenciennes métropole pour "co-créer des gestes artistiques". Je ne suis pas supposée enseigner une discipline artistique, ce qui tombe bien j'en suis incapable et d'autres le font déjà. Je ne suis pas supposée animer un atelier, ça tombe bien, même remarque. Je ne suis pas censée, en tout cas c'est ainsi que je le comprends, faire faire quoi que ce soit à qui que ce soit. Ça tombe bien. Je déteste ça. J'ai toujours détesté ça. Je n'ai jamais aimé non plus qu'on me fasse faire. J'ai longtemps refusé toute invitation à donner des ateliers. Jusqu'au jour où j'ai découvert qu'on pouvait tout à fait procéder autrement, c'est-à-dire que j'en ai fait l'expérience moi-même et que j'ai été débarrassée du même coup du faire et du faire faire.
Faire faire suppose qu'une personne sait et les autres pas, qu'une personne sait pour les autres.
Faire faire suppose qu'il y a un but à atteindre connu de la personne qui sait et qu'elle y conduit les autres, qui suivent, obéissent, parfois résistent.
Faire faire suppose que le chemin aussi pour atteindre ce but est connu de la personne qui sait.
Faire faire suppose un.e chef.fe, cela suppose un objectif, cela suppose des process, cela permet une production.
Faire faire est sans doute très efficace pour obtenir des boites de conserve, des téléphones qui se transportent partout avec soi et des voitures qui vous permettent de transporter les boites de conserves en passant des appels téléphoniques grâce aux téléphones qui se transportent partout avec soi.
Faire faire est une façon aussi de mouler des diplômés (et des non-diplômés) en série.
Faire faire est peu propice à l'aventure dans les terres inconnues de la création - les terres de la création le sont toujours - qu'elle soit artistique ou pas alors nous en avons besoin aujourd'hui plus que jamais.
Faire faire est ce qui nous a conduit là où nous en sommes.
Faire faire nous englue et sans doute nous aveugle aussi.
Faire faire est le mode par défaut de notre culture son point aveugle, si aveugle que la question « qu'allez-vous leur faire faire ? » revient et revient encore. Comme une évidence. Que c'est la chose à faire. La seule, connue répertoriée.
Vivant hors du monde du faire faire tant que faire ce peu depuis un moment déjà et veillant à ne pas me faire faire moi-même (ce qui n'est pas si aisé, j'en conviens), j'avais presque oublié son existence. Il est revenu dans ma vie lors d'une résidence-mission dans l'Aisne arrêtée trop tôt hélas par le premier confinement. J'ai retrouvé ce que j'avais oublié de ma propre expérience enfant : les "productions" (car hélas c'est le mot pour ce qu'on fait faire) de la plupart des enfants ou des adolescent.es dans le cadre scolaire (mais pas seulement : je vois mal comment il en serait autrement à l'extérieur) sont souvent stéréotypées. Ecolièr.es et élèves font presque tous le même dessin, racontent la même histoire, s'imitent, se copient. Je ne crois pas que les enfants sont (par essence) conformistes : ils sont amenés à atteindre le même but par les mêmes moyens. Je me suis demandé - après une première rencontre qui m'avait stupéfaite : quasi le même dessin sur un coin du papier ! - comment nous allions plonger ensemble dans l'inconnu, décoller de la production normée.
C'est impossible à faire sans des enseignant.es prêts à explorer elle.ux aussi, soit de se mettre eux-mêmes dans la situation dans laquelle il.les plongent les élèves (certains enseignants filent au fond de la classe pour regarder les bras croisés, c'est rare, et ça ne dure pas : je les invite à sauter dans le bain). En général, cel.leux qui choisissent de m'inviter sont prêts. Et après cette première rencontre qui avait néanmoins permis d'instaurer une atmosphère de confiance, nous avons plongé. Pour sortir du dessin stéréotypé dans un coin de la feuille, dans un espace d'ordinaire réservé au sport, j'ai proposé aux enfants de repeindre l'univers à 360° avec des pinceaux télescopiques géants : en soi une danse magnifique qui aurait été impossible si le mot danse avait été prononcé. J'aurais eu les refus de nombreux garçon et beaucoup de mouvements stéréotypés. Juste après, à genoux, avec des pastels gras, devant des feuilles immenses (50 x 65 cm), chacun.e a dessiné sa danse. On fait n'importe quoi madame ? Oui, mais pas n'importe, vous avez 10 minutes pour couvrir la feuille. La pression du temps fait taire les Jimini Cricket. Résultat, ils ont tous couvert leur feuille et à la fin, une des élèves s'est mise à courir en montrant son dessin à qui voulait le voir en criant : je suis Picasso, je suis Picasso. Tou.tes avaient les yeux brillants, les joues roses, l'air incroyablement vivants.
Dans les classes où je me rends, ce n'est souvent pas ce qui me frappe en premier les yeux brillants, les joues roses, l'air vivant, l'animation. Je ne le reproche évidemment pas aux enseignant.es pris.es el.leux aussi dans la machine à essorer le vivant. Mais c'est là que je mets le curseur de la réussite d'un temps de création partagé : les participant.es (adultes et enfants mêlés) en sortent l'air plus vivant qu'il.les y sont entrés. Comme s'ils avaient vécu une aventure, parce qu'ils ont vécu une aventure, et pas une épreuve.
C'est ce que j'explique lors des rendez-vous préparatoires : on va vivre une aventure. Aventure, ça a l'air super. Du mieux que je peux j'explique que pour cela je propose de créer avec eux les conditions qui permettent d'explorer, je précise qu'on ne parviendra pas forcément à un résultat. D'ailleurs, si c'est une aventure, on ne peut ni connaitre ni contrôler le résultat avant. Sur une ligne de production oui. Pas dans l'aventure qui suppose d'entrer dans l'inconnu. Tant que ce sont des mots, ça va assez bien. Mais c'est un peu comme parler d'un fruit qu'on n'a jamais goûté. Entre dire oui, je veux manger ce fruit et le manger une fois que la peau est enlevée, il peut y avoir un écart. Peut-être la chair, l'odeur, la texture et le goût inconnus ne ressemblent pas à l'idée qu'on s'en était fait. En conséquence de quoi, au moment de se mettre à croquer dedans, l'envie n'y est plus, il est nécessaire de se forcer un peu au risque de cracher la première bouchée tant le goût est différent, inattendu pour apprendre à apprécier.

Partir à l'aventure suppose de faire ensemble vraiment, horizontalement, êtres humains adultes et non adultes mêlés (au lieu que les uns fassent faire aux autres sans faire eux-même).
Partir à l'aventure suppose de se laisser affecter par ce qui est présent, d'être attentif à ce qui a lieu, à ce qui se manifeste (au lieu de vouloir à tout prix que les choses soient différentes de ce qu'elles sont, pour les forcer à être ce qu'on croit qu'elles devraient être).
Partir à l'aventure suppose de prendre le risque de prendre un chemin auquel nul.le n'avait pensé, de lâcher ce qui a été prévu (au lieu de s'accrocher à un but à atteindre).
Partir à l'aventure suppose de s'intéresser à ce qui se passe, à l'expérience en cours, de la goûter, d'en découvrir les saveurs (plaisantes ou pas), de l'accompagner dans son déploiement au lieu de la juger, de l'étiqueter, de l'interpréter (ça veut dire ceci ou cela) de s'en faire une opinion, de la comparer, de distribuer les c'est bien/mal, réussi/raté, c'est mieux/moins bien, bref de l'empêcher de se déployer en l'enfermant dans des cases connues
Partir à l'aventure suppose de faire preuve de curiosité (au lieu de disqualifier ce qui ne rentre pas dans le cadre du connu)
Partir à l'aventure suppose de de faire confiance aux participant.es, de s'appuyer sur leurs ressources, de permettre l'émergence de ces ressources et de cette richesse, se laisser surprendre par elle.
Partir à l'aventure suppose de lâcher la position haute du faire faire, de montrer sa vulnérabilité, de prendre des risques (sortir du faire faire peut éveiller des peurs, provoquer des résistances).
Partir à l'aventure suppose d'être assez en confiance pour oser ne pas savoir, pour oser entrer pénétrer ensemble dans l'inconnu.
Partir à l'aventure suppose créer les conditions pour que quelque chose qui n'était pas là émerge.
Parfois le geste artistique est l'aventure même de l'exploration des processus de création, ce chemin aux innombrables embranchements, détours, impasses parfois et raccourcis d'autres fois vers l'œuvre, processus qui est le grand oublié du faire faire. Parfois le geste artistique est aussi la trace de cette aventure : un son, une fresque, un objet, un film, un texte, un dessin, une chanson, etc. Ce qui est sûr, c'est que si l'aventure a eu lieu, les yeux sont brillants, les joues sont roses, et tout le monde a l'air incroyablement vivant. Apprendre à embarquer dans l'inconnu, créer et avoir l'air vivant, par les temps qui courent, n'est pas un luxe. C'est peut-être même un essentiel vu les aventures (épreuves, même) qui se profilent pour les humain.es dans les années qui viennent;
ce texte a d'abord été publié dans "Le journal du printemps", avril/mai/juin 2021 - N°75, revue de l'association du Printemps Culturel (Douchy-les-Mines)