Fait commun durant les fêtes de fin d'année, mon nouvel an a été ponctué de débats houleux : un ami absent pour cause de voyage aux Maldives, un groupe qui se déchire autour du génocide à Gaza, un oncle dont la mollesse des propos racistes déçoit presque tellement on s'était préparé.es pour ne pas répondre à ses provocations. Se pose alors l'éternelle question de la réponse, doit-elle être sincère, parfois brutale, au risque de froisser des ami.es de longue date, ou doit-on ménager ses proches malgré la gravité de certaines situations et l'urgence à réparer le monde ? Doit-on préserver des ami.es qui mettent en péril, au mieux par leur inaction, les conditions de vivre ensemble par attachement ancien ou désir de statu quo? Avons-nous le droit de nous préserver, de profiter d'une tranquillité égoïste plutôt que de catalyser les rancœurs d'opposant.es réel.es ou fabriqué.es par une assiduité toute relative aux débats sur Cnews ?
Moins politisé·e tu meurs
Issue d'une reproduction sociale assez peu originale, j'ai été longtemps qualifiée de "relou de service" par mes ami.es d'école d'ingénieurs dont la prise de conscience sur les ravages écologiques, économiques et sociaux en cours est arrivée plus tardivement, quand elle n'est pas restée coincée à l'embarquement. Tandis que les ordonnances travail de Macron mettaient des milliers de personnes dans la rue, que les Gilets Jaunes bloquaient les ronds points et ouvraient les péages, mes camarades et moi expérimentions les limites physiques de la gueule de bois. Il faut dire que, même si la situation s'améliore, notre éveil aux multiples dysfonctionnement structurels de notre société était peu favorisé par le contenu pédagogique d'une formation qui nous amène pourtant aux postes clés de grandes entreprises et administrations.
Mais lorsqu'on sort la tête de l'eau, souvent par la porte de l'écologie (formation scientifique oblige) et qu'on commence à tirer le fil depuis le dérèglement climatique jusqu'à ses origines économiques, que les inégalités face à la crise climatique mettent en lumière l'étendue des discriminations sociales, raciales, de genre, etc. le puit semble sans fond, et on prend vite la nouvelle étiquette de "gaucho de service". Ce qui est un nouveau type de relou de service puisque "t'es relou à tout politiser tout le temps".
Etre singulier.e et ne pas être seul·e
Il me semble que deux injonctions parfois contradictoires se côtoient alors dans notre évolution : être singulier·e et ne pas être seul.e, dans un ordre d'importance variant selon les affects nous faisant parcourir le chemin marginal d'un jour vers l'autre.
Porter haut et fort ses convictions, les affirmer dans un contexte où les esprits sont à convaincre, les corps à mettre en mouvement, c'est être singulier, et se satisfaire d'être en phase avec les sentiments sincères d'injustice et d'urgence qui peuvent nous animer.
Mais que faire si l'auditoire est inintéressé, résigné ou pire encore sceptique ? Que dire à l'ami qui prend l'avion pour le 6ème week-end de l'année parce qu'il bosse dur et qu'en février c'est quand même plus sympa d'être à la plage sous 30°C ? Faut-il affirmer sa singularité et son honnêteté, et tirer une croix sur des amitiés parfois de longue date au risque de se retrouver un peu plus proche de la solitude ?
Remarquons ici que ces questionnements peuvent trouver une réponse très singulière pour des personnes qui vivent dans leur chair, dans leur histoire ou dans leur quotidien, certaines problématiques que des plus fortuné.es élèveront au rang de débats d'idée. Je n'adresse pas ces situations dont les mécanismes de gestion sont multiples et doivent être respectés.
Mais force est de constater que dans beaucoup de cercles que je côtoie par cette fade reproduction sociale, les débats sont majoritairement théoriques, les secousses des tremblements ne sont ressenties que bien loin de l'épicentre, voire simplement constatées a posteriori par une observation "froide et objective" des dégâts. Cette position "objective", loin de tout danger imminent, est en réalité une position privilégiée, symptôme de notre bêtise comme le décrit de façon si...piquante François Begaudeau dans Histoire de ta bêtise (2019).
Nous sommes ignorant.es du poids que la hausse de la taxe carbone sur les carburants aura sur le budget de nombre de militant.es gilets jaunes dont la perte d'un œil ou d'une main était surement "la conséquence d'un désir de foutre le bordel". Nous ne voyons pas de problème à ce que la retraite soit rallongée de quelques trimestres, de toute façon "si tout se passe bien on aimera tellement notre travail qu'on s'arrêtera encore plus tard". Et quelle importance si certains enfants doivent faire la demande de nationalité française à l'âge de 16 ans, bien qu'ils n'aient connu que ce foyer, "c'est une simple démarche comme quand tu vas demander ton passeport à la mairie".
Faire éclater la bulle, retourner la charge des pincettes
Certain.es, moins ignorant.es, pourraient tenter de faire éclater notre bulle à grands coups de feux d'artifice (ou de mortiers dans un lexique beaucoup plus rabat-joie), ce qui élargit sans conteste le spectre des idées nous percutant (et fait planer l'espoir de changements systémiques, qui sont le cœur de l'enjeu). Il n'est pas certain que cette technique nous guérisse de notre bêtise, ni que ce soit le but recherché, alors pourquoi pas essayer autre chose tant qu'il est temps ? Parler des vrais sujets avec ses ami.es, les inviter à des manifestations ou des actions de désobéissance civile, leur offrir des livres "traquenard gauchistes" à leur anniversaire, ce sont des actes militants, c'est de la politique.
Il n'est d'ailleurs pas anodin, ne nous méprenons pas, que ce soient les porteur·euses de discours questionnant l'ordre capitaliste, patriarcal, discriminatoire, qui se torturent l'esprit à l'idée de blesser un.e ami.e "un peu réac" ou "pas très écolo". Le choix mainstream de ne pas remettre en question l'ordre établi, de crier haut et fort qu'on ne fait pas de politique tout en répétant un discours travaillé par d'autres à grands coups de matinales, de publicités, de reproduction, est en réalité la conséquence de stratégies politiques structurantes, assurant et perpétuant des positions de dominations. Mon oncle se pose sûrement moins de questions en dégainant sa remarque raciste, que moi en décidant ou non de le rembarrer. La norme est placée du côté de l'oppression. Mais la tranquillité ne devrait pas être un privilège de plus, retourner la charge du "politiquement correcte" est un combat. Ouvrir le champs du discours acceptable, par la décomplexion à évoquer les sujets de justice sociale et environnementale, sans auto-censure, plante les graines qui mènent aux actions concrètes. Comment faire adhérer à un projet politique s'il est tabou d'en parler à la table du diner ?
Alors si au sein de notre bulle, des déformations s'opèrent de l'intérieur et arrivent à se propager de façon à rompre la tension superficielle, n'est-ce pas souhaitable ? Emmener ses ami.es vers une vision plus vraie du monde ne devrait-il pas nous apporter de la joie ? Les changements systémiques à opérer pour créer une société plus juste, plus solidaire, plus soutenable, sont nombreux, les chemins à inventer sont multiples, et les allié.es ne seront jamais trop.
Bien sûr, l'idée que par la discussion il serait possible de rallier chaque individu à sa cause est utopique, et ne tient pas compte de l'aversion qu'auront certain·es à renoncer aux privilèges de leur bulle. L'identification de ces opposants est alors stratégique, il sera plus aisé de les mettre sur la touche s'iels sont caractérisé·es comme pleinement conscient.es de leurs ravages, plutôt qu'ignorant.es ou bêtes. Quitte à perdre un·e pote.