Ce matin, je me réveille tôt. La lumière du jour sublime entre dans l’appartement et je respire l’air froid et l’odeur du thé vert qui emplit la pièce. Je suis impatiente et joyeuse. J’ai préparé ma tenue en avance. Je porte ce tailleur que j’affectionne, j’ai ondulé mes cheveux et habillé mes lèvres d’un rosé lumineux. En marchant entre le métro et la rue de Suffren, je prends conscience de la chance que j’ai, aujourd’hui, de me rendre là où je me rends entourée de personnalités qui m’inspirent. Après avoir passé la grande porte, je pose mes affaires rapidement et je décide d’aller chercher un café, il n’y quasiment personne dans le bâtiment. Tout a le goût de liberté. Je prends l’ascenseur, 7ème étage, la vue sur Paris est splendide et les rayons du soleil traversent la cafétéria. Rapidement, c’est à mon tour, je souris et commande un café allongé. Le serveur me répond : « C’est plutôt vous que j’aimerais voir allonger ». Les rires ensuite. Tous ces hommes hilares m’assomment.
En allant me coucher j’y repense. A tout ça. A ce système. Quand est-ce que ça a commencé ? Je balaye mes souvenirs.
J’ai 22 ans.
La semaine dernière, je me rends à mon cours de théâtre d’improvisation. L’équipe est drôle, bienveillante : je me sens en confiance. Tandis que je passe sur scène pour un exercice, un homme joue le matcho et me claque les fesses. Je suis restée stoïque, personne n’a rien dit, je n’ai rien dit. J’en ai parlé ensuite et on m’a répondu : « n’en fais pas un scandale » alors je n’en ferai rien du tout.
En juillet 2022, je me rends en vacances. Je porte une robe bleue légère, longue et fendue. Je m’assois dans le métro, les yeux et les pensées plongés dans la vue de Paris en direction de Bercy. J’aime le métro aérien et la vue sur la ville, je respire l’air chaud. J’ai hâte d’être avec mes amies. Je sens qu’on me touche. Un homme tente de passer sa main dans la fente de ma robe. Je sursaute, me lève brusquement et sors du métro. J’attends le prochain sur le quai.
J’ai 21 ans.
Il est 7h30. Il n’y a personne dans les rues et je me rends dans un lycée pour donner un cours. J’écoute de la musique classique pour me concentrer et je me refais le discours que je tiendrais aux élèves. Je suis stressée mais préparée. J’entends la voix d’un homme en traversant sur le passage piéton : « Pour combien tu me suces ? ». J’ai continué à marcher en espérant qu’il ne me suive pas.
Soir de fête. La place de la contrescarpe est noire de monde. On a bu, beaucoup, fumé aussi. Un ami m’embrasse quand nous sommes encore dans le bar. Plus tard, lorsque je veux partir et prendre un taxi, il m’accompagne et me dit que je ne suis pas dans l’état de le faire seule. Je ne sais plus si j’ai dit oui. Il n’a pas mis de préservatif. Parfois quand j’y repense, j’ai envie de vomir.
J’ai 20 ans.
Je suis dans une des meilleures écoles de commerce française et je participe au procès fictif d’un milliardaire qui conclut une année passée dans l’association d’art oratoire. Mon équipe est prête, nous avons revu nos discours, les connaissons par cœur. Je suis la seule femme qui prendra la parole ce soir-là. Dans mon discours, j’ai ajouté la phrase de Galilée « mais pourtant elle tourne » pour montrer l’évidence de l’incohérence du milliardaire. J’ai invité des amis. La salle est pleine et le procès est retransmis. A la fin de la délibération, j’ai hâte des retours du jury qui clôtureront un an d’entraînement. Un avocat prendra la parole, les yeux dans ceux du public, surtout, loin des miens. La seule phrase qu’il prononcera sur ma prestation est la suivante : « j’espère que vous ne tournez pas autant que votre métaphore ». Je n’ai plus jamais fait d’art oratoire.
J’ai 19 ans.
Je suis embauchée avec un ami pour un travail d’été de deux mois dans une grande enseigne d’électroménager. A CVs égaux, il gère les rayons électroniques, je gère le rayon des robots cuiseurs, des sèches cheveux et des machines à laver. Je suis la plus jeune femme de l’équipe. Il y aura deux hommes cette fois.
Le premier avait mon âge, nous sommes devenus amis. Il me formait puisqu’il était arrivé avant moi. Nous riions beaucoup. A son départ deux semaines plus tard, nous échangeons nos réseaux pour rester en contact. Il m’enverra plus d’une vingtaine de messages par jour pour demander à me voir et m’attendra plusieurs fois après le travail. Mon copain de l’époque finit par m’attendre, tous les soirs, devant la sortie du magasin pour que je cesse d’avoir peur.
Un autre collègue. Une cinquantaine d’année. Manager. Au départ, ce n’était que des remarques, des invitations. Il me demandait si je pouvais venir en talons au travail, qu’il trouvait ça plus sexy. Une matinée, nous sommes quatre dans le magasin, mon ami d’école et deux managers. Il vient vers moi et me met la main dans le bas du dos. Il me dit que je l’excite. Je n’ose plus bouger. Il fait glisser sa main vers mes épaules puis dans mes cheveux. Un courant froid me traverse l’échine, je suis pétrifiée. Je jette un regard désemparé aux deux hommes qui sont là, aux deux hommes qui voient. Aucun ne réagit. Plus tard, mon ami me demande pourquoi je n’ai pas bougé, pourquoi je n’ai rien dit. Je l’ai fusillé du regard et je lui ai dit : « et toi ? je sais que tu as vu. Pourquoi tu n’as pas bougé ? Pourquoi tu n’as rien dit ? » Le soir, je suis restée deux heures sous la douche pour enlever son contact et atténuer le froid qui me pétrifiait de bas en haut.
J’ai 15 ans.
Sur la route du retour des vacances avec mes parents. Mon père monte le son de la radio. Ce sont les informations locales : « Un professeur de musique du lycée X accusé de violences sexuelles sur mineures ». Ma mère se tourne vers nous, ma sœur et moi nous regardons et nous ne sommes pas certaines d’avoir bien entendu. Deux femmes d’une trentaine d’année ont porté plaintes, elles disaient : « on sait qu’il enseigne toujours, on parle car ça pourrait être vos filles. » Ma mère nous a pris par la main, elle nous a regardé droit dans les yeux ma sœur et moi. Elle ne posera qu’une seule fois la question : « est-ce qu’il vous a déjà touché ? » J’ai vu dans son regard qu’elle aurait été prête à tuer si ma soeur ou moi avions répondu oui.
J’ai 13 ans.
C’est l’hiver et je ressors des placards les pulls de l’an passé. Mon corps a changé mais je ne m’en rends pas compte. Je passe ce pull beige que j’affectionnais. Ce jour-là, les garçons de ma classe me font des remarques sur mes « énormes seins ». Ils disent que je l’ai fait exprès pour les montrer et que ça me va bien. J’ai eu tellement honte que je n’ai plus jamais porté ce pull.
J’ai 12 ans.
Pour la première fois, nous avons des options différentes avec ma soeur et nous l’attendons quelques minutes avec ma mère, assises au chaud dans la voiture. Elle sort du collège. Tête basse. A peine montée à l’arrière elle fond en larmes. Ma mère dit qu’elle ne démarrera pas sans savoir ce qu’il s’est passé. Elle raconte que les deux garçons de sa classe avec qui elle est en option lui ont touché les seins pendant le cours. Ma mère coupe le contact, elle nous dit de rester dans la voiture et entre dans le collège. Les deux garçons écoperont d’un avertissement.
J’ai 7 ans.
Ma sœur et moi avons une amie que nous voyons beaucoup. A la sortie de l’école, nos mères respectives discutent. Je ne me souviens plus du visage de la sienne. Maman se penche vers nous et elle dit : « Alice va dormir à la maison aujourd’hui, on fera plein de crêpes. » Nous n’avons pas posé de questions, surexcitées de la soirée pyjama. Notre mère nous dira plus tard que celle d’Alice était battue par son mari et voulait protéger sa fille ce soir-là. Nous avons déménagé, je ne sais pas ce qu’Alice ni sa mère sont devenues.
Aujourd’hui,
Je suis dans mon lit, épuisée. Harassée d’être uniquement objet de désir et non être de pensée. Une volonté inconditionnelle de faire monde, de reprendre ma place. Ne plus fermer la boîte de Pandore jusqu’à y trouver l’espoir. Continuer de tout juger avec ce nouveau regard. Sortir de la croyance dans l’universel qui nous avait précipité dans la cécité. Retrouver la vue.
Ces images, ces émotions comme des fulgurances qui s’accumulent encore et encore dans mon esprit. Celles de mes amis à qui s’est arrivé, à qu'il est arrivé pire. Celles des femmes qui ne racontent pas et celles des femmes qui ne raconteront plus. Je serre les poings très forts, mes ongles entrent dans la paume de la main. Je veux à toutes leur dire que je les crois, que je les vois, que je le sais. A celles qui ne réalisent pas, j’envie le déni. A celles qui dénoncent ou ne dénoncent pas, j’envie la force. A celles qui se font traiter de menteuses, j’envie la résilience. A celles qui espèrent que le monde change, je leur dis qu’on peut le faire ensemble.
A vous les hommes, vous tous, coupables d’être acteurs ou complices de cette oppression. Vous qui brimez notre parole et clamez votre innocence. Vous, aux premières loges et qui riez à gorge déployée. Vous, dans le fond de la salle qui, en silence, laissez s’opérer l’indicible. Je vous entends. Je vous vois. Je vous emmerde.