D'abord le choix du noir et blanc, même si cela n'a rien à voir avec le "Persona" de Bergman. Mais dans ce choix premier, tout ou presque est déjà dit d'un choix de narration. Il s'agit de dire, de raconter, sous la forme d'un récit à la fois éminemment écrit et parlé, un présent, notre présent, le présent éternel d'une jeunesse qui porte ses promesses avec son mince bagage jusqu'à la capitale. Histoire mille et une fois répétée. Le noir et blanc inscrit cet éternel retour du départ dans la vie dans un passé simple, à la fois simple et complexe, un passé recomposé de tous les mille et un passés de toutes celles et ceux qui sont passés et qui passeront par là; porteurs de leurs promesses, pour certains déçues, pour d'autres accomplies, malgré les avanies et les avaries de l'existence. On est donc à la fois in vivo dans ce présent des beaux débuts, un peu naïfs, un peu innocents, fougueux et aveugles, et pourtant déterminés, parfois un peu trop déterminés, car certains ont dans leur ligne de vie l'inscription de la tragédie à venir. N'en disposons pas trop et n'en disons pas trop non plus.
Il y a dans le début de cette histoire du jeune homme qui monte à Paris, un petit côté balzacien, un petit côté roman d'initiation, avec une pointe tendre d'ironie. Les amoureux se quittent pour se dire au revoir, et le temps des préparatifs à un avenir déjà efface les traces des amants désunis ou presque. De nouveaux liens, de nouvelles traces, de nouveaux lieux, de nouveaux instants, une seule certitude, un peu fragile, le choix d'un destin, d'un apprentissage: celui du cinéma. D'où l'ouverture sur une scène de fac, après la courte introduction provinciale, quai de gare, derniers baisers, etc. Notre héros a tout du jeune paysan à Paris, sauf qu'il a du goût pour la ville, pour les livres, la musique, qu'il pianote fort agréablement du Malher, et qu'il a dans le regard déjà ce regard qui conduit à faire du cinéma, de la construction d'un regard destiné à être offert aux autres un destin choisi et assumé, même si parfois avec difficultés et non sans embûches.
Toutes celles et ceux qui sont montés à Paris et ont connu ces premiers mois, ces premiers liens amicaux, ces premiers biotopes où l'on se frotte aux autres, en tâtonnant, et en essayant de construire son identité et son avenir, se reconnaîtront, même si tout un chacun n'a pas rêvé de faire du cinéma. Même si en sortant de la salle, on ressort fasciné par la singularité d'un tel destin. Le héros ne sait pas vraiment comment dire il a choisi cette voie, mais obscurément il a toujours su que c'était vers cela qu'il voulait aller.
Il y a autour de ce jeune homme qui doute, qui hésite, qui se sent fragile et incertain, tout un minuscule aréopage humain de jeunes gens, de jeunes femmes: certains deviennent des amis, comme on s'en fait à cet âge-là avec fougue, avec passion, avec parfois les limites de chacun, puisqu'un l'un de ses camarades tombe amoureux de lui, quand lui ne tombe que pour les jeunes filles. Mais ils ont en commun cette même passion, cette même exigence de création, qui se révèle être ce qu'ils ont de plus fort en partage: le désir de faire son chemin en réalisant et en assumant une certaine conception de la vie, de leurs vies. Avec une palette au départ en noir et blanc, Cyveyrac réussit à construire une narration et un film à la fois polychromes et polyphoniques. Chacun de ses personnages, y compris le plus modeste, n'est jamais réduit à une silhouette, chacun a sa place et son rôle, uniques, ne fût-ce que pour servir de contrepoint, et les hommages discrets et en même temps soutenus à certains compositeurs ou écrivains sont au service d'un récit qui délivre à la fois des histoires fortes, prenantes, captivantes, humainement, esthétiquement, et politiquement et une invitation à regarder la vie autrement que ce que l'on voudrait nous en imposer par le biais d'un matraquage systématique de nos émotions et de notre sensibilité. On est très loin de la téléréalité, là où s'ébauche la singularité de vies en train de s'élaborer côte à côte, mutuellement mais aussi dans la solitude de leurs parcours.
Tous les acteurs, actrices et acteurs sont filmés au plus près, leurs corps, leurs regards, mais aussi avec la distance et le détachement qui les transfigurent en héros universels. Pas de types, ou de stéréotypes. Même le personnage de Jean-Noël, camarade de fac de notre héros, qui est ouvertement homosexuel et franchement amoureux de son copain, n'est jamais dans la caricature. Ils ont tous la fraîcheur et la franchise de celles et ceux qui, à peine sortis de l'adolescence, vivent leurs jeunes années de jeunes adultes. Le personnage le plus exalté, aux yeux de certains le plus antipathiques, est sans doute aussi le plus fragile. Sa fougue, sa passion, son être dans le langage, la vivacité de sa parole ne sont que l'envers d'une détresse existentielle parée du brio des éphémères.
Il y a, faut-il le dire, aussi dans les incursions que Cyveyrac fait avec sa caméra dans Paris comme la construction d'un espace imaginaire familier, qui sans tomber dans les clichés ou la carte postale, n'est pas sans nous rappeler ce qu'un Godard, un Truffaut ou un Rohmer ont réussi à faire dans leurs films de la capitale, un personnage à part entière, qui ne cesse d'influer sur l'invention, l'évolution et le parcours des personnages mis en scène, tout en même temps que ceux-ci semblent contribuer à faire vivre et inventer cette capitale qu'ils viennent à peine de rejoindre.
A rebours de l'histoire "réelle" que nous traversons, le futur candidat élu à la dernière présidentielle, qui aujourd'hui nous impose sa présence médiatique et la tonitruance obsédante et obsessionnelle de sa vision du monde, ne tient dans le film de Cyveyrac que la place qui lui revient, celle d'un épiphénomène d'époque, bientôt balayé par les vents d'histoires bien plus singulières et bien plus attachantes, car on s'y retrouve et que le regard affectueux de la caméra nous invite à les aimer dans toutes leurs imperfections.
La vision du monde, du réel, que nous propose "Mes provinciales" est le récit d'une construction à la fois individuelle et collective, qui privilégie la force des destins individuels tissés ensemble et séparément de leurs énergies propres, au service d'une réinvention du monde, au service de l'invention d'un nouveau regard sur le monde. Aucun didactisme, aucune leçon: il y a dans ce film comme dans ce gâteau qu'on appelle un mille-feuilles plus d'une lecture possible, plus d'un regard possible, plus d'une interprétation possible. Il nous ouvre à l'idée qu'il est encore possible d'inventer le monde, d'inventer le possible, et de recréer, de créer sa vie et de contribuer à recréer celle des autres en y contribuant par son regard, par ses actions. "Nous construisons, ils détruisent." dit l'un des personnages féminins les plus beaux, des plus perturbants de ce récit aux mille et une couches. Si ce n'est pas un message politique, cela y ressemble fort, même si tout cela est dit avec une tenace discrétion, avec l'élégance et le charme de ce que l'on pourrait qualifier d'un romantisme nouveau.
Mahler, Novalis, Flaubert et Pasolini ne sont pas convoqués pour rien. Il y a dans le désir de création, d'invention, des jeunes héros porteurs d'un monde nouveau, l'élégance et la force d'une révolte assumée contre ce qui est et qui nous tue si nous nous y résignons. La touche ironique de Cyveyrac tient sans doute au fait que celui qui écrit le mot courage dans son dernier message est celui que le courage abandonne pour céder à la mélancolie. Au-delà d'une époque, ce que ce film nous offre c'est la description généreuse et tendre, pourtant sans concession, de ce qu'est notre condition humaine, à la fois grande et fragile, capable de beaucoup, si elle ne cède rien à la nécessité ardente de rester digne de ses enjeux. "Mes provinciales" est un film qui nous invite à vivre, à créer, à lire, à écrire, écouter de la musique et/ou à en faire, à aimer, à faire du cinéma, à militer aux côtés des réfugiés, à inventer de nouveaux modes de vie en rébellion contre le système, quitte à se tromper (à tous les sens du terme), à essayer, sans fin, tout ce qui peut être tenté, pour changer sa vie, celle des autres, le monde qui nous entoure, au lieu de se laisser enfermer par la lancinante rengaine de ces jeunes vieux qui nous gouvernent et appellent à la réforme en voulant nous imposer le rétablissement d'un ordre très ancien et très féroce.
Mais, peut-être, ce désir de gouverner et d'imposer ainsi la brutalité d'un monde servile et asservi au service exclusif des plus avides, des plus voraces, des plus rapaces est-il le seul choix restant à ceux d'entre nous qui se savent stériles: incapables d'être sinon des philosophes, des musiciens, des romanciers, des créateurs, des altruistes; ils sont des infirmes dénués d'empathie et de capacité à offrir aux autres ce qu'ils ont en eux de meilleur, incapables tout simplement de toute forme de générosité et de partage.
Il convient enfin sans doute aussi de faire un sort à l'effet de citation, un brin ironique et humouristique, mais aussi programmatique, du titre du film, "Mes provinciales", qui renvoie aux "Lettres provinciales" de Blaise Pascal où celui-ci dénonce les concessions que les jésuites invitent à faire avec la vérité. Il y a là comme un message de jansénisme filmique, une invitation à l'exigence du regard: exigence du regard de celui qui filme, et en guise de réciproque, exigence attendue dans le regard, la construction de son regard par le spectateur. En cela, rarement un film a-t-il autant attendu de ceux qui le regardent, et doivent le regarder, loin de toute forme de distraction, au sens pascalien, là encore, mais avec l'exigence avide d'une connivence et d'une soif de vérité du moment, dans la reconstitution d'un réel désirable.
Cyveyrac, en ce sens, avec "Mes provinciales" invente et nous offre un récit, une histoire collective, à travers des destins individuels, où l'espoir est encore et toujours possible, si nous y mettons du nôtre. Il suffit d'y travailler avec courage et ténacité, ensemble. Rien que pour cela, ce film, au-delà de ses qualités esthétiques évidentes et remarquables, devrait faire date car il poursuit un combat où l'art et le cinéma en particulier ont toute leur place, en redonnant à chacun d'entre nous la nécessité et le devoir d'exister, malgré et en dépit des forces contraires qui s'acharnent à détruire là où nous voulons et devons construire, si nous sommes des hommes, si nous voulons être des acteurs de nos vies. Si Malraux n'en avait déjà utilisé le titre, ce film aurait pu s'appeler "Espoir"!