Comment le violet est-il devenu la couleur du féminisme ? Tous les ans à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, les sites d’information diffusent à l’envi la même explication : défiler en violet en 2023, c’est mettre ses pas dans ceux des suffragettes britanniques du début du XXe siècle et suivre le chemin ouvert par les militantes des décennies 1960 et 1970. Si cette réponse possède le charme de la simplicité, la continuité qu’elle installe entre les différentes « vagues » du féminisme dissimule un des enseignements les plus importants de l’histoire politique des femmes. Au sein même du mouvement de libération des femmes, les féministes révolutionnaires ont du batailler et bataillent encore pour défendre leur orientation. Et si les différentes nuances de violet successivement mobilisées par les femmes militantes au cours de l’histoire révélaient surtout les points de débats et les dissensions internes au féminisme ?
Le violet fin-de-siècle : féminisme, industrialisme et impérialisme
À la fin du XIXe siècle, une partie du mouvement suffragiste se radicalise au Royaume-Uni. Estimant que la voie légale et les discours ne suffiront pas à ce que les femmes obtiennent le droit de vote, certaines militantes britanniques entreprennent des actions plus directes et plus spectaculaires. C’est ainsi que les femmes de la famille Pankhurst fondent en 1903 la Women's Social and Political Union (WSPU), organisation politique qui défend « des actes [et] pas des mots» (« Deeds, not words !»).
Entrée en 1906 à la WSPU comme trésorière, Emmeline Pethick-Lawrence devient, avec son mari, la co-rédactrice en chef du journal de l’organisation intitulé Votes for Women. En 1908, c’est elle qui aurait proposé de faire du violet, du blanc et du vert les couleurs caractéristiques de la WSPU. Dans les colonnes de Votes for Women, Pethick Lawrence est assurément l’autrice des quelques lignes systématiquement citées pour rendre compte du fait que le violet est devenu la couleur des féministes : « Le violet, comme chacun le sait, est la couleur royale. Il représente le sang royal qui coule dans les veines de toutes les suffragettes, l’instinct de la liberté et la dignité ».
La mention du sang royal (qu’on découvre « pourpre » et pas « bleu » de l’autre côté de la Manche !) indique que, quoique radicale pour l’époque, la WSPU ne visait pas la mise à bas l’institution monarchique anglaise et qu’elle était dirigée par des femmes au discours et à l’attitude élitistes. Moins connus, les deux paragraphes ci-dessous publiés deux jours avant le Women’s Sunday du 21 juin 1908 montre qu’au sein de la WSPU, Pethick Lawrence défendait une stratégie fondée avant tout sur des manifestations de masse et visuellement spectaculaires :
Le violet n’a pas attendu les suffragettes pour dominer la mode occidentale de la fin du XIXe siècle. Si la WSPU peut demander à ses sympathisantes de se vêtir de violet et si elle commercialise de nombreux produits teints de la même couleur, c’est en partie grâce au développement de l’industrie chimique des colorants et à l’existence d’un consumérisme indissociable de l’extension impériale du Royaume-Uni . Découvert par hasard en 1856 par le jeune William Henry Perkin qui expérimentait avec des dérivés du charbon, le premier colorant synthétique est violet. Bientôt brevetée, cette « mauvéine » va faire de Perkin un entrepreneur fortuné. Alors même que les procédés de teinture violettes préindustriels étaient peu fiables au point de déclencher, selon Michel Pastoureau, la méfiance des Européens jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Perkin est en mesure de fournir aux usines textiles un violet artificiel compatible avec une production de masse uniformisée.
L’invention et la commercialisation de la « mauvéine » permettent à Perkin de s’établir comme le père fondateur de la chimie organique. Dans le même mouvement, il devient aussi l’un des initiateurs d’une des branches de l’économie les plus polluantes : l’industrie chimique fondée sur la transformation des matières carbonées. Dans son ouvrage Travail et capitalisme monopoliste, l’auteur marxiste Harry Braverman présente même Perkin comme l’un des protagonistes de la « révolution technologique » qui, à la fin du XIXe siècle, transforme et dégrade l’organisation du travail grâce à la subordination de la science au procès de production capitaliste.
Au tournant du XXe siècle, les suffragettes sont donc loin d’être les seules Européennes à posséder des vêtements violets : de plus en plus faciles à produire à grande échelle, ceux-ci constituent un étendard de la modernité capitaliste et impérialiste. Quelque quarante-cinq ans avant les manifestations de suffragettes, en 1862, c’est la reine Victoria qui se vêtait de soie mauvéinée pour rendre grâce, à l’occasion d’une exposition royale, au génie de Perkin et au développement industriel de sa nation et de son Empire colonial.
Pour en revenir à la fin du « long XIXe siècle », Pethick Lawrence continue à défendre des actions favorisant la visibilité des féministes (et du violet) dans l’espace public mais elle ne souhaite pas qu’elles s’accompagnent de gestes plus radicaux. Ce positionnement stratégique l’éloigne progressivement des autres dirigeantes de la WSPU. Suite à une campagne de bris de vitrines auxquels ils n’ont pas participé, Pethick Lawrence et son mari sont emprisonnés en 1912 et, grévistes de la faim, ils sont nourris de force. Après leur libération, les deux époux sont finalement chassés de la WSPU en octobre de la même année pour avoir refusé d’apporter leur soutien à une campagne d’incendies planifiée par les Pankhurst pour l’année 1913.
Le recours ou non à l’action violente n’est pas la seule ligne de clivage dans l’aile radicale du mouvement suffragiste britannique. Comme dans le mouvement socialiste européen, le déclenchement de la Première Guerre mondiale révèle des désaccords politiques majeurs au sein de la WSPU : Emmeline et Christabel Pankhurst appellent à soutenir l’effort de guerre et leur organisation devient de plus en plus opposée au socialisme, jusqu’à sa dissolution en 1917. Dans l’entre-deux-guerres, Emmeline Pankhurst évolue vers des positions de plus en plus anti-communistes et pro-impérialistes. Certaines anciennes du WSPU adhérèrent même au parti fasciste britannique. S’il convient de souligner que Sylvia Pankhurst, fille d’Emmeline, consacre le reste de sa vie au combat antiraciste et anti-impérialiste, il faut néanmoins constater que les défenseuses du suffragisme, même dans sa version la plus radicale, pouvaient très bien, une fois le droit de vote acquis pour les femmes de la métropole, s’accommoder de l’impérialisme britannique et des idéologies les plus réactionnaires
« Menace mauve » et troubles dans la deuxième vague
La WSPU est loin d’être la dernière organisation féministe à s’être révélée ambivalente ou indifférente à la lutte contre certaines oppressions. Actives dans les années 1960 et 1970, les organisations féministes de la « deuxième vague » menaient des campagnes moins exclusivement centrées sur les droits politiques que leurs aînées de la « première vague » à la fin du XIXe siècle. La focalisation de leur activisme autour des questions de sexualité et de droits reproductifs ne garantissait en rien un accord de toutes les militantes sur la place à accorder, par exemple, aux femmes lesbiennes au sein du mouvement de libération des femmes. Un des épisodes historiques donnant à voir de manière saisissante les débats que le développement d’un mouvement lesbien radical engendre dans les milieux féministes états-uniens de la deuxième vague est placé sous le signe du violet ou, plus exactement, sous le signe du mauve.
« La menace mauve » : en 1969, c’est en ces termes péjoratifs que Betty Friedan, autrice de La Femme mystifiée et fondatrice de l’Organisation nationale pour les femmes (en version originale, la NOW) aurait évoqué les lesbiennes qui cherchaient à s’organiser dans le cadre plus large du mouvement de libération des femmes aux États-Unis. Les premières organisations politiques lesbiennes ne sont d’ailleurs pas conviées en 1969 au « premier congrès pour unir les femmes » qui visait à rapprocher, sous l’égide de la NOW, les organisations féministes états-uniennes modérées et des groupes d’activistes plus radicales.
À cette absence d’invitation s’ajoute en mars 1970 un article maladroit de la féministe radicale Susan Brownmiller dans le New York Times Magazine qui achève de mécontenter les activistes lesbiennes bientôt regroupées dans le groupe informel « Lavender menace ». Souhaitant tourner en dérision la rhétorique alarmiste de Friedan, Brownmiller déclare qu’il y a pas plus de « menace mauve » en 1970 qu’il n’y avait de « menace rouge » (c’est-à-dire communiste) aux États-Unis après la révolution d’Octobre 1917 ou à l’époque du sénateur McCarthy. Prolongeant le parallèle entre le rouge et le mauve, Brownmiller affirme que le lesbianisme ne constitue pas un danger pour le féminisme de son temps et que, tout au plus, il pourrait exister « a lavender herring » (« un hareng mauve »). Difficilement traduisible, cette citation constitue un détournement de l’expression idiomatique « red herring ». Dans la langue anglaise, elle désigne une fausse piste exploitée par un auteur pour égarer son lecteur et rendre le dénouement final plus surprenant.
Un certain nombre d’activistes féministes et lesbiennes est aussi atteint par ce trait d’humour qui confirme leur marginalisation politique que par les remarques initiales de Friedan. Elles décident de passer à l’action dans le cadre du « deuxième congrès pour unir les femmes » le 1er mai 1970. Vêtues de t-shirts mauves et barrés du slogan « Lavender menace », elles interrompent le déroulé prévu de l’événement pour distribuer à la salle un manifeste intitulé « The Woman-Identified Woman ».
Il y est notamment affirmé que l’invisibilisation du lesbianisme est, pour les femmes hétérosexuelles comme pour certaines organisations féministes, un moyen d’améliorer leur position relative sans remettre en cause l’hétéropatriarcat : « Dans la mesure où les femmes désirent obtenir plus de privilèges dans le système, elle ne veulent pas s’opposer au pouvoir des hommes. Elles cherchent à la place l’acceptabilié et pour y parvenir l’aspect le plus crucial en est le déni du lesbianisme ».
À rebours de cette tentation de la cooptation, les membres de la « Lavender menace » expose dans le dernier paragraphe de leur pamphlet un horizon qui se veut révolutionnaire : « La priorité, ce sont les relations entre femmes, les femmes se créant une nouvelle conscience individuelle et collective. C’est là le cœur de la libération des femmes et la base de la révolution culturelle […] avec cette conscience, nous commençons une révolution pour en finir avec l’imposition de toutes les identifications coercitives et pour atteindre une autonomie maximum dans l’expression humaine ».
Deux conséquences notables de cette mise en scène vestimentaire et textuelle de la « menace mauve » sont la structuration d’organisations lesbiennes sur la longue durée et la reconnaissance par la NOW et le « troisième congrès pour unir les femmes » de septembre 1971 de l’importance pour toutes les féministes de la question lesbienne et de la défense des droits lesbiens.
Du mauve au violet : pour l’émergence d’un féminisme moins blanc
Un autre reproche couramment fait au féminisme états-unien de la deuxième vague est de ne pas avoir suffisamment pris en compte les expériences des femmes et des féministes non blanches. Pour combler cette lacune, l’écrivaine Alice Walker a forgé à la fin des années 1970 la notion de « womanism ». Pour expliciter ce qui apparaît comme un néologisme à un public élevé hors d’une communauté afro-états-unienne, Walker propose quatre définitions possibles du « womanism » en introduction à son recueil d’essais In Search of Our Mothers' Gardens: Womanist Prose (1983). La dernière recourt aux deux nuances que nous avons déjà croisées puisque Walker écrit « 4. Le womanism est au féminisme ce que le violet est au mauve ». Pour rappeler que Walker est aussi l’autrice du roman à succès La couleur pourpre (1982), on serait presque tentée de traduire « 4. Le womanism est au féminisme ce que le pourpre est au mauve ».
Qu’importe cependant de choisir « pourpre » ou bien « violet », puisque l’effet obtenu par Walker est le même : elle attire notre attention sur le fait que le féminisme de son époque est par défaut pâle comme du mauve, couleur blanchie et tirant vers le blanc. La définition grâce à une analogie colorée du « womanism » prolonge le travail d’élaboration de la notion que Walker avait débuté dans sa nouvelle « Coming Apart » qu’elle avait publiée en 1979 dans une anthologie consacrée aux liens entre féminisme et pornographie
Dans le corps de ce récit fictionnel qui met en scène une femme tentant de convaincre son mari que la consommation de revues pornographiques contribue à perpétuer l’exploitation des femmes noires comme celle des hommes noirs, Walker déclare à propos de sa protagoniste « L’épouse ne s’est jamais considérée comme une femme, même si, bien sûr, c’est une "womanist" ». L’autrice interrompt sa narration avec un astérisque qui renvoie, en bas de page, à l’affirmation suivante : « Un des avantages à utiliser « womanist » c’est que comme le terme vient de ma propre culture, je n’ai pas besoin de le faire précéder du mot « noir » […] tout comme les femmes blanches ne ressentent pas le besoin de faire précéder « féminisme » du mot blanc, puisqu’il est accepté que le mot « féministe » vient de leur culture ».
Exposer ce qui distingue le « womanism » du féminisme intersectionnel de la « troisième vague », terme dont la maternité est couramment attribué à Rebecca Walker, la fille d’Alice Walker, dépasse l’ambition de cet article qu’il est temps de conclure. En exposant trois exemples d’usage du violet par des féministes d’origines diverses, il s’agissait de montrer qu’au sein même du mouvement de libération des femmes, cette couleur avait pu servir à défendre, visuellement ou discursivement, des points de vue contradictoires et polémiques. Étudier l’appropriation du violet par les militantes féministes des générations successives permet d’affirmer qu’il est autant la couleur du féminisme que le reflet de ses potentielles contradictions ou dérives.
S’engager pour la cause féministe ne prémunit pas contre l’aveuglement face à d’autres oppressions et n'empêche pas le rapprochement de positions idéologiques contestables. Comme Emmeline Pankhurst avant la Première Guerre mondiale, Alice Walker a longtemps été une icône rayonnante de la lutte féministe : sa proximité revendiquée avec certains discours conspirationnistes a cependant récemment fait pâlir son étoile. Accidentée et moins lénifiante qu’à première vue, l’histoire qui lie les différentes nuances de violet et des trajectoires d’évolutions contrastées au sein du mouvement féministe nous rappelle que le féminisme ne peut pas se limiter à manifester une ou deux fois l’an avec une bannière ou un t-shirt de la bonne couleur. C’est à condition de continuellement prêter attention à la façon dont le mouvement de libération des femmes s’articule avec la lutte contre les autres formes d’oppression et de domination que peut exister un féminisme digne de son nom et méritant que l’on porte haut sa couleur.