Dans un récent article consacré aux origines et au devenir du projet de fonds salariaux collectifs élaboré par Rudolf Meidner, le député Hadrien Clouet en propose une réactualisation tenant compte du contexte législatif spécifique de la France. Fabien Escalona précise que la note à venir d’Intérêt général propose une socialisation progressive des entreprises « en détournant des dispositifs déjà en place — ou en en retrouvant l’ambition initiale ». Si la « participation », projet revendiqué par Charles de Gaulle pendant son second mandat (1965 - 1969) mais à peine concrétisé, servait de support à un tel projet, on serait même tenté de parler de détournement de l’ambition initiale.
La thématique de la « participation » a largement été étudiée par les historiens du gaullisme et elle est fréquemment convoquée pour justifier la fibre sociale, voire de gauche, du « Général ». Ses aspects économiques ont cependant moins souvent été étudiés en détail. Il y a bien sûr des bonnes raisons à cela. Sur le plan socio-économique, l’histoire de la participation gaullienne est au mieux inachevée et au pire contrefactuelle. À l’origine développée dans le cadre de l’entreprise et censée permettre la (ré)conciliation du capital et du travail, la participation a été transposée à l’occasion du référendum d’avril 1969 sur le plan institutionnel. C’est en disant « non » à la réforme régionale et sénatoriale qu’une majorité de Françaises et Français a entraîné la démission de Charles de Gaulle, quatre ans après sa seule élection au suffrage universel direct.
En 1969, les réalisations concrètes des deux mandats de Gaulle que l’on peut relier à ses promesses d’association capital-travail ou de participation se résument à deux textes : une ordonnance de 1959 permettant (sans aucune obligation) la participation financière des salariés aux bénéfices de leur entreprise et l’ordonnance du 17 août 1967 sur « la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises ». Ce dernier texte met en place une forme d’épargne salariale obligatoire dans les entreprises de plus de 100 salariés. Même si on y ajoute certaines déclarations de Charles de Gaulle en conférence de presse, c’est peu. Cela suffit pourtant à certains gaullistes pour affirmer qu’avec un peu plus de soutien populaire et un peu moins d’opposition pompidolienne, le général de Gaulle aurait profondément rénové les rapports entre capital et travail en France à l’orée des années 1970.
Plutôt que d’essayer de préciser la doctrine personnelle de Charles de Gaulle en matière de participation ou d’imaginer à quoi aurait ressemblé la France en cas de victoire du « oui » en avril 1969, je me contenterai d’avancer deux considérations plus strictement économiques. Premièrement, la vogue dans la deuxième moitié des années 1960 de ce nouvel avatar de l’association capital-travail promise par de Gaulle (depuis 1941 !) a été permise par des inquiétudes sur le possible essoufflement de la croissance française après vingt années exceptionnelles. Deuxièmement, l’idée de socialisation du capital est aux antipodes des propositions des gaullistes de gauche qui prétendaient dans les années 1960 édicter les modalités concrètes de la participation gaullienne.
Avec René Capitant, bref ministre de la Justice entre 1968 et 1969, Louis Vallon est le moins inconnu des gaullistes de gauche. Lors de l’adoption en juillet 1965 d’une loi modifiant profondément(dans un sens favorable au capital) l’imposition des entreprises et des revenus mobiliers, il a donné son nom à un amendement-promesse: « Le gouvernement déposera avant le 1er mai 1966 un projet de loi définissant les modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l'accroissement des valeurs d'actif des entreprises dû à l'autofinancement ».
Pour les défenseurs gaulliens de la « participation », cet amendement était la première pierre d’une réorganisation des rapports entre capital et travail. Plus prosaïquement, il convient de remarquer que ce paragraphe est formulé dans des termes qui renvoient directement aux préoccupations des élites économiques au mitan des années 1960. L’accroissement de l’autofinancement des entreprises en France était en effet l’une des priorités du Cinquième plan français (1966 - 1970), de même que le contrôle de la hausse des prix et des salaires. Or, la fin du premier mandat de Charles de Gaulle a été marquée par des tensions sociales et par l’échec de la conférence des revenus organisée après les grandes grèves de 1963. Comme le reconnaît Louis Vallon quelques années plus tard dans son pamphlet L’Anti de Gaulle (1969), un des intérêts de la participation serait de rendre socialement acceptable une modération salariale (pudiquement appelée « politique des revenus ») dans une période de haute croissance: « La planification française n’est pas concevable en effet sans politique des revenus et la participation peut, seule, rendre acceptable celle-ci par les salariés. » (p. 23)
Ce sont donc des préoccupations macroéconomiques plutôt que le pressentiment de la crise sociale à venir qui ont contribué à la popularité de la participation dans une fraction du camp gaulliste. Désireux de mettre rapidement en oeuvre son amendement, Louis Vallon va faire en 1966 la promotion du système esquissé depuis 1961 par un autre polytechnicien qui s'était lui tourné vers le conseil : Marcel Loichot. Comme son nom suffit à l’indiquer, la proposition « pancapitaliste » de Loichot est évidemment très éloignée de la formule « Intérêt général » présentée par Hadrien Clouet sur Twitter: « 60% des bénéfices convertis en actions incessibles allouées au CSE, avec droit de vote mais sans dividende ».
Selon Loichot, les 50% de nouvelles actions créées à partir des bénéfices et attribuées aux salariés devaient donner lieu au versement de dividendes afin de transformer les salariés en petits capitalistes et de déconcentrer le « capitalisme oligarchique ». Comme le résume Louis Vallon dans son Anti de Gaulle, la participation doit donc mener à la dispersion de la petite propriété privée du capital, c’est-à-dire à un des contraires de la socialisation des entreprises : « Le “pancapitalisme” qui maintient la propriété privée et transmissible par héritage des bien de production, transforme progressivement, grâce à l’expansion, les travailleurs en capitalistes ; ce qui est une bonne solution » (p. 26)
Défenseurs d’un capitalisme « démocratisé » et « populaire », les gaullistes de gauche ne se situaient pas, contrairement à ce qu’ils prétendaient, à mi-chemin du capitalisme et du communisme. Leur critique de la « bourgeoisie possédante » et des « forces de l’argent » reposait surtout sur la conviction que les propriétaires français des moyens de production, aveuglés par leur « privilèges », n’étaient pas assez rationnels économiquement et pas assez capitalistes ! Tout comme le général de Gaulle pourfendeur des « féodalités”, Vallon, Capitant et Loichot croyaient au dirigisme, à la rationalisation du capitalisme et à la capacité de l’expansion économique à se perpétuer sans fin et à résoudre d’elle-même les inégalités sociales. Regrettant que le « peuple » n’ait pas suivi ou compris leurs intuitions réformatrices, ils ont participé à la « mystique du développement » étudiée dans les pages du Partage des bénéfices, actes d’un colloque organisé en 1965 par Pierre Bourdieu et édités l’année suivante sous le faux nom collectif de Darras dans la collection « Le sens commun ».
Il n’est pas sans saveur de voir comment Louis Vallon s’approprie les conclusions du Partage des bénéfices. Il voit dans l’ouvrage collectif la preuve que « [l]e comportement des dirigeants des grandes entreprises est fort peu soucieux de rationalité économique ; pour eux, le capital garde la valeur d’un patrimoine, et l’accès à sa disposition requiert d’autres titres que ceux du mérite et de l’efficacité » (L’Anti de Gaulle, p. 27). Cinquante ans d’histoire économique et de sociologie bourdieusienne plus tard, il serait facile de lui objecter que la bourgeoisie « méritocratique » à laquelle il appartenait n’a pas plus révolutionné la société française que les « capitalistes à la papa » que Charles de Gaulle aimait tancer. On retiendra surtout que le refus a priori d’engager une réflexion sur les formes de la propriété et de l’héritage est une des nombreuses faiblesses du projet de participation à la fin des années 1960.
Produits par des polytechniciens réformateurs dans les années 1960 et porteurs d’une doctrine économique qui a tourné court, L’Anti de Gaulle de Vallon et La réforme pancapitaliste de Loichot ont surtout valeur de témoignages historiques. Il n’en va pas de même du Partage des bénéfices, lecture fascinante pour qui s’intéresse à l’histoire sociale et économique de la France des années 1960. Afin d’occuper cette pluvieuse fin de l’été et de rêver à une articulation de la liberté et de l’égalité plus satisfaisante que la participation des gaullistes de gauche, il est également toujours temps de lire les pages qu’Emmanuel Dockès consacre à la propriété d’usage et à l’autogestion dans son Voyage en misarchie.