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Billet de blog 4 mars 2020

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J'aimerais tellement habiter dans une manif

Le récit de l'intérieur d'une manif contre la réforme des retraites, la 10e, à Poitiers, le 20 février 2020. Un peu avant le 49/3, un peu avant les premiers cas de Coronavirus en France, un peu avant le César de Polanski, il y a une éternité. Mais ça repoussera pareil, la prochaine fois, et peut-être alors...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jeudi, c'était la 10e contre la réforme des retraites, toujours du monde, j'ai pas compté précisément, c'est pas facile, les gens bougent tout le temps, mais 2 à 3000 personnes environ, c'est chaud et grand, même si c'est pas assez.

Y avait le grailloux, porte de Paris, à partir de midi. Au coin d'un parking, autour du camion de "solidaires", cinquante à cent personnes, des tables à tréteaux posées à la hâte et, les merguez, le fromage, les fruits, les cubis de Sauvignon et de Merlot. Et à droite à gauche, ça claque joyeusement des mâchoires, ça mange tout en parlant, en frissonnant un peu aussi, on a un sale vent froid aujourd'hui, heureusement le café est brûlant. Et ça discute, de l'actualité du mouvement, énergiquement, tranquillement, sérieusement. De la coupure d'électricité ce matin, revendiquée par les potes de la CGT énergie, des mails envoyés pour les formations à l'action directe, des actions la nuit pour recouvrir les affiches de campagne de slogans de combat, des larmes de crocodile d'Agnès Buzyn quittant son ministère aussi, des flics enfin, dont les camions arrivent...

Et puis, c'est le moment que je préfère, alors que disparaissent les reliefs du repas, les planches, les tréteaux, "ah merde, ils ont aussi rangé le cubi de merlot !", à peu prêt un quart d'heure avant l'heure officielle de départ, de toutes les rues autour de la porte de Paris se mettent à débouler en continu des grappes de gens, des jeunes, des vieux, de tout, avec des pancartes, des trucs collés un peu partout, bien calés dans des fringues chaudes, beaucoup de chapeaux et bonnets marrants aussi aujourd'hui, merci le vent froid. En quelques minutes, on est plus de mille au pied de la tour. Et ça bruisse de partout, les crieurs des syndicats se chauffent la voix aux micros des camions (ces filles et ces mecs je les adore, ils sont jamais fatigués, ils sont magnifiques), le cortège s'organise, ça piaffe un peu, marcher nous réchauffera, allez, allez !

Ça part un peu mou, un peu triste, comme le temps. Dans les rangs, de nombreux "de toute façon cet enfoiré va nous sortir le 49/3...", et aussi "Pourquoi le trajet derrière la gare, personne ne va nous voir ?" Et puis si, finalement, sur ce chemin par lequel on ne passe effectivement jamais, des gens se mettent aux fenêtres, curieux, intéressés. Alors, on leur crie "Ne nous regardez pas, rejoignez nous ! C'est fait sans agressivité, avec des sourires. Et on a des sourires en réponse, Alors, ça nous rassérène un peu, nous chauffe aussi, les chants montent plus forts.

Et puis, il y a l'arrivée à la grande passerelle, derrière la gare. La préfecture a interdit que nous traversions, alors il y a deux bagnoles de flics, disposées en épi et 7 ou 8 robots cops, harnachés de la tête aux pieds, prêts pour la guerre. La manif s'arrête, montent quelques "tout le monde déteste la police !". Certains flics baissent les yeux, d'autres serrent leur boucliers, l'air mauvais. les RG et autres mecs de la BAC se groupent discrètement (Arff) aux abords de la passerelle. Et là, c'est touchant ce qu'il y a dans le regard des manifestants. De la colère, de la crainte, l'impression aussi qu'on parque notre rage, qu'on ne peut même pas l'exprimer à notre guise. Parce qu'un manifestant, c'est trop respectueux peut-être...

Çà piétine, ça provoque un chouïa mais sans plus, et puis on repart, un peu frustrés, un peu rigolards quand même, après tout on s'en fout, ils font vraiment un métier de con, allons chanter ailleurs ! Et pour chanter, ça chante. Il y a maintenant une poignée de standards que beaucoup d'entre nous connaissent par cœur et comme le cortège est plutôt distendu, il y a de la place pour des petites chorégraphies, des voix et des corps qui montent et qui descendent, ensembles.

Pont-Achard, qu'on traverse, avec l'école des travailleurs sociaux. Pas mal de gens aux fenêtres, surtout des filles, alors ça recommence "Ne nous regardez pas, rejoignez nous !" Ça rigole, des plaisanteries claquent dans le vent de part et d'autre.

On tourne à gauche et on revient vers la gare. On passe devant le bâtiment des pompiers, quelqu'un, à un micro, lâche quelques commentaires culpabilisants envers eux, parce qu'ils ne saluent plus notre passage, de la sirène de leurs camions, comme ils l'avaient fait précédemment. Ça sert à rien, ça gonfle un peu, on passe à autre chose.

Et autre chose, c'est une trouée dans l'accès aux voies ferrées, des copains cheminots ont dû oublier de fermer, vraiment c'est ballot. Alors, on s'engouffre à 200 jusqu'aux premiers rails, les flics ont rien vu venir, du coup on est tranquilles entre nous quelques minutes. On ne s'aventure pas au milieu des voies, on n'est pas débiles, de toute façon notre présence inopinée empêche désormais que tout trafic continue, objectif atteint. Une dizaine de flics arrivent depuis l'intérieur de la gare, nous encerclent (Arfff) et nous invitent à quitter les lieux, pour notre sécurité. Un copain s’avance vers eux en leur disant "Ben quoi, vous allez quand même pas nous gazer ? En réponse, un robot cop dégaine et lui envoie un jet de lacrymo en pleine poire. Ça rougne un peu mais ça en reste là. Par contre, le copain, il a pleuré pendant un bon moment, il avait la gueule rouge poivron. Cinq heures après, on buvait un coup (enfin des, mais c'est une autre histoire) dans l'appartement d'une copine et quand il nous a rejoint, tout le monde s'est mis à éternuer et à avoir le nez qui pique, c'est pas croyable comment c'est tenace cette saloperie, il en trainait encore sur ses fringues.

Pendant ce temps, la manif s'est arrêtée sur le boulevard pour attendre qu'on revienne et éviter que les flics nous prennent en tenaille. Sauf un petit groupe de pékins qui s'étaient portés précédemment en tête, avec un type devant qui marche à reculons avec une caméra et un autre qui tend un micro à une nana qui semble lire quelque chose. Je sais pas qui c'est ces types mais la scène est surréaliste; ils ont maintenant trois cent mètres d'avance sur le cortège, continuent à marcher au même pas cadencé et l'autre qui filme, doit pas être facile à cadrer c't'affaire.

Nous, on continue à papoter au bord des rails. Un vieux mec dont j'ai compris qu'il devait être journalier dans le maraîchage me dit qu'il en a marre de ces bourgeois parisiens, des médias qui appartiennent au grand capital, qu'en 2017, il a voté pour la première fois rassemblement national et qu'il recommencera en 2022, que c'est la seule façon possible de se débarrasser de cette engeance libérale friquée. Moi, je lui dis que guérir de la peste pour attraper le choléra, je trouve que c'est pas une bonne idée, qu'il vaudrait mieux que se reforme une gauche autour d'un thème comme la 6e république. On parle un peu du RIC, il me demande si je crois que Macron va vraiment tenir parole et donner 1000 euros de retraite à tout le monde, parce que quand même, ce serait déjà pas mal. Je cherche quelque chose à lui répondre mais il n'est plus temps, le cortège a repris sa marche, les camions de flics déboulent sur l'arrière, il est temps de quitter la place avant les emmerdements. Alors, on dégage tranquillou et les autres harnachés ont à peine le temps de se mettre en rang, qu'on passe devant en ricanant.

Après ces péripéties et atermoiements, tout le monde a un peu froid et on monte en ville quasiment au pas de charge. ça se regroupe un peu après le palais de justice, on s'arrête quelques minutes devant le commissariat pour leur chanter encore une fois "que tout le monde déteste la police" et qu'ils feraient mieux de nous rejoindre, enfin bref, et on s'enquille dans la rue des écossais pour un vrai regroupement avant d'entrer sur la place de la préfecture. Et là, ça recommence, ça chante et chorégraphie à tout va et, ça fait du bien.

Puis, la rue Victor Hugo, avec force fumigènes, et enfin la place d'armes. Ça commence à se disperser mais un grand groupe grimpe sur les marches de la mairie, avec les drapeaux des syndicats, les banderoles en tous genres et ça chante encore, pour rendre hommage à toutes les corporations, les hospitaliers, les filles et les gars du social, de l'énergie, les gilets jaunes (qui sont devenus une sorte de catégorie sociale depuis l'année dernière), celles et ceux de l'éducation... Au milieu de la banderole principale, il y a une gamine, de dix ans peut-être, qui chante à tue-tête et rigole à chaque phrase un peu salace.

Je les regarde tous, encore une fois, avant que chacun ne rentre chez lui, jusqu'à la prochaine, et je les trouve beaux à être là pour nous, pour les autres, pour tout le monde. Je me sens fier de faire partie de cette foule généreuse, mes camarades, qui refusent encore et encore la folie capitaliste, la dictature de quelques uns, opiniâtrement, instinctivement. Je ne sais pas si ça gagnera mais je sais que c'est comme ça qu'il convient de vivre, que si la dignité humaine existe encore, c'est au cœur des cortèges et dans les luttes de tous les jours.

J'aimerai tellement habiter dans une manif !

Poitiers, 21/02/2020

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