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Billet de blog 1 mai 2020

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Nouveau monde : comme par magie ?

Ceux qui veulent croire que, d'un coup de baguette magique, la société d'après crise du coronavirus change spontanément se trompent. Qui rêve d'une transition spontanée, rapide et consensuelle aux «jours heureux» s'expose plutôt aux «lendemains qui déchantent».

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Illustration 1
Prestidigitation. — «Et le lapin sortit du chapeau...» © «Mohamed Hasan»/Pixabay, usage libre (licence Pixabay.com)

Demain ne pourra pas être comme hier après la crise du coronavirus et tout ce qu'elle révèle, choc économique et social compris.

On connaît l'antienne. Elle a été répétée sur tous les tons, par tous les bords comme un chant solennel et porteur d'espérance repris dans tous les champs (politique, social, familial, etc.) dans une période de difficulté. Enfin, difficultés plus que difficulté, qui n'auront pas été vécues ou subies de la même manière par tout le monde. Face à l'adversité commune (quand même), ce bel élan d'unanimité doit pourtant être tempéré.

À la lumière de l'histoire, d'abord. Après la boucherie de 1914-1918, c'était le «plus jamais ça» qui dominait et la reconnaissance symbolique. Ainsi en fut-il de la formule de Clemenceau sur les futurs anciens combattants en novembre 1917: «Ils ont des droits sur nous». On sait ce que fut la suite: en 1919 fut élue la chambre «Bleu horizon». Et les tentatives d'œuvrer pour la paix, de la SDN au pacte Briand-Kellog n'amenèrent que de vains espoirs avant une deuxième guerre mondiale plus terrible et dévastatrice encore que la première.

Illustration 2
«Les jours heureux», programme du Conseil national de la Résistance (CNR), 15 mars 1944. © (Domaine public.)

La Résistance avait été l'occasion de provoquer un vaste élan, un effort alors sincère des différentes organisations (mouvements de résistance, partis politiques et syndicats clandestins) de rénovation complète: politique d'abord, mais aussi économique et sociale. Ce fut le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) — ces Jours heureux auxquels fit écho récemment le président de la République — qui se traduisirent par des mesures effectives à la Libération (nationalisation des banques et des mines, institution du Plan, création de la Sécurité sociale). Après une période unanimiste et même, le général de Gaulle une fois écarté, une période de «tripartisme» (gouvernements MRP-SFIO-PCF), la vie politique reprit ses droits sur fond de Guerre froide, et les forces sociales conservatrices se  réveillèrent.

Oublié le sarcastique «Messieurs, on ne vous a guère vus à Londres» lancé par de Gaulle à la première délégation patronale venue rencontrer le président du Gouvernement provisoire. Oubliée l'hostilité des «non-non» (non-salariés non agricoles) à la Sécurité sociale universelle. Et le monde repartit. Non pas à l'ancienne (le monde avait changé, les techniques de production aussi), mais assurément à l'ancienne: d'un côté ceux qui tenaient le manche, de l'autre ceux qui défendaient leur bout de gras ou, selon la formule d'André Bergeron, «du blé à moudre».

Les trémolos sur l'avenir radieux galvanisent pendant les périodes de crise. Mais ensuite? Entre une forme de lâche soulagement de retour à la vie normale pour tout un chacun (moi compris) et les réalités économiques et financières considérables auxquelles il faudra faire face — pour les décideurs comme pour les impactés. D'ores et déjà, même pour des individus et des familles relevant de couches sociales modestes ou moyennes, les conséquences du confinement ne sont pas les mêmes.

En suite, il faudra faire face nolens volens à une dette publique qu'il fallait nécessairement accroître pour éviter un effondrement total... du secteur privé («Keynes, le retour») et à un accroissement fulgurant du chômage. Des entreprises n'auront pas pu tenir, même avec les aides de l'État; des secteurs entiers vont se trouver sinistrés (hôtellerie-restauration, mais aussi culture, parmi d'autres); ailleurs, les embauches auront d'autant plus été différées que la reprise d'activité sera à la fois variable et progressive. C'est là qu'on aura à affronter aussi des choix politiques qui, contrairement à ce que peuvent faire croire les forces politiques et économiques dominantes, ne seront pas inéluctables.

Illustration 3
Laurent Joffrin en 2013. © Claude Truong-Ngoc/Wikimedia Commons, lic. Creative Commons CC-BY-SA 3.0.

Laurent Joffrin l'évoquait dans son billet du 30 avril dans Libération: «Le monde d'avant, en pire?» Mais c'est très justement, qu'il concluait:

Deux orientations sont possibles :
— Compenser autant que possible les pertes en maintenant en l’état la structure de l’économie et l’architecture du système social et fiscal ; ce sera le réflexe du centre et de la droite, aiguillonnés par le patronat conservateur.
— Ou bien s’efforcer de conjuguer relance et transition écologique, retour à l’activité et redistribution en faveur des plus menacés par la crise, rétablissement des échanges et reconquête d’une souveraineté industrielle minimale. Là encore, le «monde d’après» ne changera pas tout seul. Comme pour le monde d’avant, son avenir dépendra d’un combat politique, patient et ardu.

Faut-il se résigner cependant à n'être, en dernière instance, que les ultimes consommateurs d'un marché politique dont l'offre est définie par les professionnels? On aurait de ne voir chez eux que cynisme intéressé: leur propre enfermement dans «leur» champ ne les coupe pas de l'expression de valeurs et d'orientations au demeurant ancrées chez eux, profondément parfois. Mais domine chez eux la logique du court-terme, celle de la réplique, d'un horizon borné au prochain scrutin (ou, ce qui revient au même, du scrutin intermédiaire anticipant le scrutin majeur à suivre).

De manière interdépendante, le champ politique connaît les jeux du dedans (surtout les initiés, selon leurs différentes strates, des néophytes aux dominants) et le jeu du dehors (qui met en jeu les profanes). Dans cette interdépendance — qui conduit aussi à ce que les préoccupations des citoyens s'imposent dans l'agenda politique et conduisent à des réponses ajustées —, la société civile, et plus particulièrement le mouvement syndical et social, a un rôle à jouer. Pas seulement comme réceptacle passif ou relais, mais comme co-constructrice d'un projet de longue haleine.

Illustration 4
Foule fluorescente. © Image de Hans Braxmeier/Pixabay.com, licence Pixabay (usage libre)

Comme l'indiquait, le 28 avril 2020, Laurent Escure, secrétaire général de l'UNSA, dans sa tribune «Après la crise, un monde à repenser»:

Il n’y aura ni jour, ni semaine, ni même mois d’après, tant la crise liée au Covid-19 est aiguë, durable et tant la sortie semble prendre une pente lente et progressive. Bref, il n’y aura pas de bouton on/off à activer mais un chemin à construire vers un monde d’après à imaginer.

Ce cheminement-là sera particulièrement compliqué, mais c'est le seul possible si l'on ne veut pas que, dans l'alternative évoquée par Laurent Joffrin, la seule branche qui s'impose comme réponse pratiquée soit celles des conservateurs et des libéraux essentiellement soucieux, au fond, que rien ne change, même si c'est une démarche collectivement suicidaire.

Cela prendra du temps. Cela soulèvera de multiples contradictions. Cela appellera des arbitrages difficiles. Cela implique et impliquera de penser et de gérer le complexe dans un environnement qui n'est pas purement hexagonal ni même européen. Cela exclut donc l'approche du Yaka-Faucon. Mais c'est la seule manière, sans rêver à une rupture quasi instantanée résolvant magiquement tous les problèmes, qu'au lieu des jours heureux on ait les lendemains qui déchantent.

Luc Bentz

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