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Billet de blog 8 avril 2020

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Coronavirus: les bulles de l'enfermement

Le monde semble enfermé dans une bulle qui a pour nom Coronavirus, et les confinés dans leur bulle individuelle. C'est une conséquence de la crise sanitaire, mais c'est aussi un construit social et médiatique qui nous enferme. La sortie n'en sera pas aussi idyllique que d'aucuns pourraient le penser. Au risque de décevoir, le changement n'ira pas de soi.

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Illustration 1
© D'après «Alexas_Fotos»/Pixabay.com, lic. Pixabay (libre d'usage)

Le monde semble enfermé dans une bulle qui a pour nom Coronavirus. Où que se portent nos regards, y compris numériques, quasiment tout tourne autour de cela tandis que nous-mêmes, en notre confinement, tournons en rond. Pour ceux qui ne sont pas aux avant-postes, des personnels soignants aux éboueurs en passant par les travailleurs des commerces alimentaires ou du transport, tout est contraint par le Covid-19, y compris pour les enseignants (nonobstant le fait que la porte-parole du Gouvernement ait oublié que dans télétravail, il y a travail).

Le monde n'est plus que coronavirus. Les chaînes d'information en continu brassent leurs propos anxiogènes jusqu'à l'obsession. Les journaux télévisés des grandes chaînes historiques nationales ne traitent l'information qu'à l'aune et au prisme de ce seul sujet et de ses déclinaisons. Certes, il est utile de répéter et répéter encore à des «confinés» parfois imprudents, voire irresponsables que le virus s'avère plus dangereux qu'une «simple» grippe. Mais le monde semble avoir cessé de tourné, comme en stase.

Les confinés, dont je suis, sont eux-mêmes réduits à l'état de micro-bulles dans la bulle. Les interactions sociales se limitent aux réseaux du même nom eux-même embullés. Moi compris, envoyons-nous autre chose des messages ou des commentaires coronesques, qu'ils soient humoristiques, informatifs, dérivatifs ou rageurs (notamment à l'encontre de ces héritiers des amateurs de lettres anonymes modèle 1940 qui font semblant d'applaudir les personnels soignants tout en affichant des mots invitant ceux qui habitent dans leur immeuble à bien vouloir porter leurs pénates ailleurs)?

Il y a bien, çà et là, quelques remarques, parfois quelques papiers ou billets, sur  «le jour d'après». Après la crise de 2008, promis-juré-craché, on allait dompter la vilaine finance spéculative: on a vu qu'elle avait vite repris ses mauvaises habitudes en contournant les règles prudentielles affichées par les pouvoirs publics et les organismes internationaux. Il y avait, à la Libération, un esprit «Conseil national de Résistance» (même si Pierre Dac pouvait relever que «entre 1940 et 1944, les plus grands résistants ont été ceux qui ont su résister à leur envie de résister»). Mais cet esprit, encore perceptible aux premiers temps du tripartisme (MRP, SFIO, PCF) s'est vite délité, avant même le début de la guerre froide. Il est toujours plus confortable d'enfiler ses vieilles pantoufles, même quand on a eu le besoin quelque temps (mais moins qu'on ne l'ambitionnait) d'aller se dégourdir les jambes pour respirer un air plus pur.

Cette bulle dans laquelle nous sommes inscrits, mais aussi fragmentés, réduits à l'état d'atomes sociaux, me pèse. Elle résulte bien entendu d'un état de crise sanitaire (et sachons bien qu'il y en aura d'autres, pour diverses raisons, réchauffement climatique compris), mais elle est aussi un construit social et médiatique: le Boris Johnson malade masque le Boris Johnson du Brexit, et tout est à l'avenant.

Sans doute est-il trop tôt pour penser dès aujourd'hui le jour d'après, autrement dit: ce qu'il y aura à contruire ou rebâtir en tirant les conséquences de la crise, notamment la question des communs, des politiques publiques et des services publics quand la logique de marché a montré ses limites. Plus complexe sera la transition du «se projeter» à «projeter» collectivement. Du moins, à défaut de penser le jour d'après (avec ses lendemains qui déchantent) peut-on penser au jour d'après, en accumulant des remarques et des réflexions, des idées et des propositions, peu importe leur incongruité apparente.

Alors que nous sommes contraints à l'atomisation sociale, je voudrais à cet égard remercier les équipes militantes, syndicales notamment (car il y a et il y aura de lourde répercussions pour les travailleurs) qui maintiennent une pensée et une expression collectives, soit pour renseigner utilement dans la période (ce qui n'est pas rien pour les salariés), mais aussi qui gardent à l'esprit d'autres enjeux que le triptyque  «pic-plateau-déconfinement» et continuent à entretenir la réflexion. Nous en aurons besoins quand la grande bulle éclatera enfin et que nous sortirons des nôtres. Il faudra être sans illusions, car le cours normal des choses reprendra avant même que le premier mois de déconfinement ne soit passé, mais pas sans détermination.

Mon ami Jean-Yves Cerfontaine, alors que la FEN réfléchissait en 1986 à un projet d'École de l'an 2000, avait mis en exergue cette citation de Jean Bodin: Où que nous allions, il ne faudrait pas nous y retrouver par hasard. Le changement, s'il est possible, sera aussi un construit social collectif — et ce ne sera pas simple. Mais on peut s'y atteler comme le propose (un exemple parmi d'autres) le secrétaire général de l'UNSA, Laurent Escure, dans un tout récent billet («Après la crise, un monde à repenser»).

L'une des dimensions centrales, pour que cela fonctionne, sera de conjuguer utopie mobilisatrice et pragmatisme, parce qu'il faudra à la fois viser des objectifs ambitieux, mais aussi faire en sorte, pour y parvenir et s'en approcher le mieux possible, qu'il existe un véritable chemin, j'entends par là un cheminement ni magique ni mystique  (au sens où l'on parle parfois de mystique révolutionnaire), ce qu'avait résumé Jaurès dans sa célèbre formule «aller à l'idéal et comprendre le réel», ce qu'il avait approché par le concept d'évolution révolutionnaire.

La voie à suivre n'est pas celle de la facilité, surtout de la facilité verbale, si commode et si stérile tout à la fois. Mais comme le disait aussi, dit-on, Guillaume d'Orange: Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.

Luc Bentz

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