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Billet de blog 22 septembre 2019

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Immigration: coupable instrumentalisation

Après les propos présidentiels sur l'immigration, deux tribunes à lire de Claude Askolovitch et Najat Vallaud-Belkacem. S'y ajoutent quatre conseils de lectures complémentaires: une interview de Didier Daeninckx; deux livres (Gérard Noiriel, Patrick Weil); une tribune de François Herrand. Plutôt la raison et l'humanité que la déraison et les bas sentiments.

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Illustration 1
© Crédit photo: «FreePhoto»/Pixabay.com (licence Pixabay: usage libre)

En écartant les données de base de l’immigration
au profit d’une politique d’opinion, on risque d’offrir à Marine Le Pen
une reddition en rase campagne électorale – le contraire du but recherché.
Écoutons l’avertissement toujours actuel de Rousseau :
«La domination même est servile quand elle tient à l’opinion,
car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés.»
François HERRAND,
professeur au Collège de France
(chaire Migrations et sociétés),
LeMonde.fr, 24/9/19.

[MAJ 24/9/19] Ainsi donc Emmanuel Macron, tout à sa stratégie politique de la deuxième partie de mandat — qui n'est pas tant de donner une inflexion sociale que de finir de siphonner les voix de la droite — a-t-il décidé d'instrumentaliser l'immigration. Il ne s'agit pas d'ouvrir un débat, mais de prévoir un débat parlementaire annuel, dans le cadre duquel tous les fantasmes pourront être exprimés à des fins électoralistes.

Il s'agira de débats sans vote, sans appuis autres que des expressions d'émotion. On ne discutera qu'immigration, pas politiques publiques de l'immigration. L'immigré comme bouc émissaire, menace première contre les classes populaires, cause de leur insécurité économique et culturelle. Stanislas Guerini, délégué général de La République en Marche, ex-HEC strauss-kahnien converti en macroniste en chef, s'est abaissé — lui, petit-fils d'immigrant italien antifasciste à une époque où les Italiens, réputés alors «inassimilables» étaient discriminés — à évoquer le financement par l'Aide médicale d'État (AME) de prothèses mammaires, ce qui n'a pu être le cas que dans le cas de chirurgies reconstructices. Il s'en est excusé ensuite; encore n'aurait-il pas fallu que, gratuitement, il usât d'un «élément de langage», comme on dit, que ne relayaient jusque là que l'extrême droite ou quelques figures caricaturales de la «droite dure». C'est plus qu'un crime, c'est une faute.

Je vous renverrai ici à deux belles tribunes, deux textes à lire. Il en est sans doute d'autres qui sont dignes d'attention; j'ai retenu ces deux-là.

C'est d'abord une tribune dans Slate (18/9/19), signée du journaliste Claude Askolovitch: «À son tour, Macron s'abaisse à instrumentaliser l'immigration»  et qui s'ouvre sur ce chapô: «Dans l'espoir de séduire l'électorat lepéniste, le président ressort les vieux clichés du bourgeois humaniste et de l'ouvrier xénophobe.» Je vous laisse le découvrir, jusqu'à la conclusion. Je me bornerai à cette citation: «Ce n'est pas être populaire que d'attribuer aux immigrés les maux d'une société. C'est être fasciste. Je n'ai pas envie d'élaborer ici. Le bouc émissaire, le mal venu d'ailleurs, la subversion étrangère… Vieilles saloperies dont les formes mutent mais dont le fond ne change pas. L'historien Gérard Noiriel, qui compare le xénophobe contemporain Zemmour et l'antisémite de jadis Drumont, le dit mieux que moi.»

C'est ensuite, chronologiquement, un billet de Najat Vallaud-Belkacem sur son blog medium.com (19/9/19): «Malaise». L'ancienne et courageuse ministre de l'Éducation nationale y dénonce l'effet aggravant du propos présidentiel:

«Les effets de manche et l’inflation sémantique, loin de compenser les insuffisances des actes ou leur inefficacité, ont en effet un impact direct sur les représentations et les attentes. Le discours de Grenoble et ses suites n’ont rien produit d’autres que de l’intolérance vis à vis de l’immigration, et une polarisation toujours plus grande de l’opinion. Parler des choses, “sans tabou”, quand on en parle mal, quand on libère chacun des contraintes des normes sociales et que l’on laisse libre cours aux fantasmes, cela n’apaise rien. Cela aggrave le problème.»

Et de préciser, dans le cours de sa démonstration:

«Cette approche réductrice, paternaliste, caricaturale du peuple ne vaut pas mieux que celle qui consiste à tout pardonner à certaines catégories de populations parce qu’elles seraient, à elles seules, l’essence même du peuple. Quel que soit le groupe caricaturé ou érigé en bouc émissaire, la politique qui parie sur les jalousies ou la victimisation ne saura jamais réconcilier et jeter les bases de compromis qui nous sont tant nécessaires.»

Là encore, je vous renvoie au texte et à sa conclusion sur les liens qu'a ou que devrait avoir la politique entre raison et émotion.

Trois compléments

Au-delà de la perception des déclarations, mais aussi des situations, je terminerai — provisoirement — par deux conseils de lectures complémentaires. Le lien peut être indirect avec ce principe, mais il est en relation (c'est ma perception) avec ce qui précède.

En premier lieu — parce que le monde est complexe et parfois déchiré —, ce très bel entretien de Christian Lehmann pour AOC media (accessible, en s'inscrivant, sans abonnement): «Didier Daeninckx: “Nous payons les années 90, ça vient de loin”.» L'auteur de polars engagés, au plan politique, historique et social, y revient sur son parcours et ses combats, précoces et annonciateurs, contre le révisionnisme négationniste. Il y évoque le délitement politico-social, certaines dérives accommodantes aussi, avec les courants dits «indigénistes» qui, par un parfait effet-miroir, se délectent des propos clivant les travailleurs selon des origines essentialisées. À soixante-dix ans, Daeninckx nous offre sa vision croisée, entre parcours personnel de l'ouvrier devenu écrivain et mutations sociales et politiques, sur une longue durée: on peut en discuter l'approche ou le contenu, on se doit de l'avoir lue.

En second lieu, c'est une référence livresque qui peut paraître antédiluvienne en ces temps de consommation instantanée où l'éphémère est la règle. Elle date en effet de 2015. C'est Le sens de la République de l'universitaire Patrick Weil, spécialiste notamment de l'immigration. De même que Gérard Noiriel vient de mettre en lumière la continuité entre Drumont et Éric Zemmour, de même Patrick Weil nous incite-t-il à prendre le temps de nous poser et, délaissant l'écume des émotions éphémères, d'en revenir à la raison et à une histoire aussi rigoureuse que non «romancée».

Le boutefeu de l'Élysée a malheureusement déjà allumé les premières brindilles, il nous appartient — sans angélisme contre-productif — de mener un combat fondé sur l'humanité et la raison.

Luc Bentz

P.-S. (24/9/19) — J'ajoute en référence une très belle tribune de François Herrand: « Il est temps que nos dirigeants tiennent sur l’immigration une parole de raison plutôt qu’un discours de peur » (LeMonde.fr, 24/9/19).

Illustration 2
Le venin dans la plume (G. Noiriel), Le sens de la République (P. Weil) [couvertures]

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