La mort n’a plus la côte. Non, vraiment ! Je ne dis pas ça pour choquer en ces temps troublés ni pour le seul plaisir d’un bon mot. Mais vraiment, la mort n’a plus du tout la côte. Il fut un temps où pourtant, elle tenait la dragée haute comme on dit, et la mort qui tient la dragée haute, ce n’est pas rien ! Au temps lointain de la peste, on la peignait sur les murs des églises dans des danses macabres où se mêlaient bourgeois et vilain… Il y a peu encore, on la célébrait massivement, jeune et vieux, un jour l’an, son jour, comme il y a une journée de la femme ou une journée contre la myopathie. Enfin, pour être tout à fait exact, c’était le jour des morts au pluriel que nous fêtions tous, plus que le jour de La mort. Le jour de nos morts, nos familiers, mais quand même… Et c’est à peine si l’on remarque encore que dans chaque village trône en son centre un agonisant, un presque mourant qui, les bras grands ouverts, nous protège autant qu’il nous invite…
Et puis pour aller vite, l’insolente jeunesse est arrivée et chacun, jeune comme vieux, s’est soumis à son programme. Et le jour des morts est devenu ringard, old school, has been. Sans vouloir énoncer des banalités, la mort, ce n’est pas marrant : ça ne fait pas de jogging ni de surf, ça ne voyage pas en classe éco pour le Bengladesh, ça passe très mal à la télé, ce n’est jamais invité dans une émission de Charline Vanhoenacker, et ça fait mauvaise figure dans les pages pub du Monde… Et à moins d’être tailleur de pierre ou entrepreneur de pompes funèbres, ce n’est pas très vendeur. Et on ne fait pas tourner une économie avec des tailleurs de pierre et des entreprises de pompes funèbres. Les jeunes milliardaires californiens, prophètes high tech googlelisés du transhumanisme, accessoirement surfeurs et joggeurs, le savent très bien, eux qui investissent déjà massivement dans des programmes de recherche n’ayant d’autres ambitions que de mettre fin à la mort.
Non vraiment la mort n’a plus la côte. Et si ce n’était ce revival soudain a l’occasion de la crise du coronavirus, nous aurions pu désespérer d’elle. Et pour beaucoup d’entre nous, son retour annoncé à grand frais par écran interposé nous a pris subitement à contrepied à l’entrée de nos salles de fitness ou dans nos projets de fêtes à Londres ou de week-end en Tchécoslovaquie… Aussi, répondant favorablement à l’appel des autorités, nous avons tous fui tel des lapins dans leur terrier apercevant l’ombre du rapace. Nulle bravade, nul héroïsme vain. Bien sûr, on a relevé çà et là l’inconscience criminelle de quelques jeunes impénitents, mais au final, chacun a su se montrer raisonnable. Il faut dire que nous avions été échaudés par les annonces tonitruantes de nos chefs : La plus grande crise sanitaire depuis un siècle. Fi donc de la grippe asiatique de 1957 qui aurait fait dit-on plusieurs dizaines de milliers de victimes en France (100 000 ?), fi donc de la grippe de Hong-Kong et de ses 30 000 morts sur nos sols en 1970 et qui n’aurait inspiré alors que quelques lignes à nos chroniqueurs dans les journaux. Et notre jeune président de surjouer les chefs de guerre devant une tente kaki planté sur un parking comme il avait surjoué sa marche triomphale vers la petite pyramide du Louvre…
Entendons-nous bien. Je n’ai pas plus le sens de l’héroïsme que mon voisin qui n’est pas sorti depuis le début du confinement et se fait livrer ses courses par un jeune homme de type africain qui brave la mort chaque jour sur son vélo de manière tout à fait légale. Je respecte scrupuleusement les consignes de sécurité et les gestes barrières et pratique moi-même le cocooning-confinement en regardant des séries à la télé, en suant chaque jour une heure sur un vélo elliptique et en partageant des apéros Skype avec mes amis… Et tout cela au frais d’un État ayant soudainement retrouvé le secret de la pierre philosophale. Pourtant, à l’heure où la France, 6ème puissance mondiale, se redécouvre des problématiques de pays sous-développés, scrutant les fonds de cave pour y chercher quelques cartons de masques oubliés ou un peu de gel désinfectant, je ne peux m’empêcher dans un moment de faiblesse de repenser à la vie d’avant, celle d’avant que nous ne soyons tous assignés à résidence. La vraie vie, celle qui a disparu en un claquement de doigt. Celle qui a vidé la place en un souffle lorsqu’on a décidé que tout devait s’arrêter pour éviter « à tout prix » qu’un Hôpital soumis à la logique du flux tendus, de la tarification à l’acte, des gains de productivité et autres trouvailles du new management ne soit totalement submergé.
Et alors que les économistes se font discret au profit des philosophes plus à même semble -t-il de nous expliquer le monde, et qu’on nous annonce peut-être une crise de 29 pour la fin 2020, je ne peux m’empêcher de me rappeler ces choses irréelles que nous faisions comme aller s’assoir au soleil à une terrasse pour boire un café… ou pire une bière. Et cela alors même que l’on compte chaque année 41 000 morts du fait de l’alcool. Je ne peux m’empêcher de me remémorer ces moments où nous allions déambuler sans raison sur les quais… inconscient des 48 000 morts annuels de la pollution. T’en souviens-tu, sous l’arbre, je t’ai pris la main et nous nous sommes embrassés, malgré les 11 000 morts annuels de maladies infectieuses et parasitaires et les déjà 36 000 morts de maladies de l’appareil respiratoire, grippe, pneumonie ... Et en ignorant bien sûr superbement les 54 000 morts de symptômes et autres états morbides mal définis ! Comment avons-nous pu vivre ainsi ! Dans quelle inconscience criminelle avons-nous été, errant ainsi dans les rues, allant au spectacle, achetant fruits et légumes au marché alors que tous ces morts nous entouraient. Comment avons-nous pu ainsi danser et rire au milieu des charniers ?