On grandit en France comme on apprend à marcher sur des braises : avec prudence, et un peu de honte de trouver ça normal.
On nous parle d’égalité, puis on découvre que tout dépend du code postal.
On nous dit que la République protège, mais on croise chaque matin des gens qui dorment contre les murs de ses mairies.
On nous parle de liberté, mais on passe notre adolescence à apprendre à se taire pour ne pas être catalogués.
On nous dit que la France est belle, et c’est vrai, mais on oublie de préciser qu’elle ne se regarde pas de la même fenêtre selon le quartier où l’on vit.
J’ai vu des gens pleurer devant un feu d’artifice du 14 juillet,
et d’autres changer de trottoir quand ils entendent la Marseillaise.
J’ai vu des gamins d’origine étrangère lever les yeux vers le drapeau sans savoir s’il les accepte vraiment.
J’ai vu des retraités pleurer devant la télé quand un Français gagne à Roland-Garros, puis s’inquiéter que leur petit-fils « parle trop arabe à la maison ».
Tout le monde dit aimer le pays, mais personne n’en parle de la même manière.
Ce pays, on le chérit à travers des fragments.
Un accent du sud, une baguette chaude, une lumière sur la pierre.
Un prof de philo qui ouvre le monde dans une salle trop froide.
Une caissière qui dit « bon courage, mon petit » comme si elle parlait à son fils.
Un taxi qui explique la vie mieux qu’un ministre.
Un village où tout le monde ferme sa boutique à midi pour manger ensemble.
C’est ça, la France : un poème de contradictions et de gestes simples.
Mais elle a aussi ce visage dur.
Celui qui renvoie toujours les mêmes à leurs origines.
Celui qui explique qu’il n’y a « pas de racisme ici » mais qui surveille les sacs à dos dans le métro.
Celui qui nous interdit d’espérer autre chose que ce qu’on a prévu pour nous.
Celui qui nous use à force de nous entendre dire que « tout va mal » depuis trente ans.
Et puis il y a cette fracture dont on ne parle qu’à voix basse : celle du regard sur la police.
Celle des bavures et celle en première ligne au Bataclan.
Celle qui effraie et celle qui protège.
Et au milieu, des millions de gens qui ne savent plus quoi penser, parce qu’aimer son pays ici, c’est devoir aimer des contraires.
Alors on fait ce qu’on peut.
On apprend à aimer sans trop montrer.
On garde nos fiertés dans nos poches, nos colères dans nos gorges.
On s’attache à des symboles minuscules : un ticket de TER, un banc public, une chanson de Renaud, un plat que nos grand-mères nous ont appris à faire « comme là-bas ».
Et quand on part à l’étranger, c’est plus fort que nous : on cherche un restaurant français, un coin de baguette, une voix familière.
Comme si on avait besoin de vérifier qu’on existe toujours quelque part entre deux fuseaux horaires.
Je ne sais pas si j’aime ce pays.
Mais je sais qu’il me manque quand je le quitte, et qu’il m’étouffe quand j’y reste trop longtemps.
Je sais qu’il m’a appris la révolte, le débat, l’humour noir et la pudeur.
Qu’il m’a donné le goût du mot juste, du vin rouge, du cinéma, du désordre.
Et qu’il m’a aussi légué cette manie de râler sur tout en espérant que rien ne change trop vite.
Ce n’est pas un amour tranquille.
C’est un lien de sang et de sueur.
Un attachement cabossé, fait de honte et de fierté mêlées.
On vit dans un pays où la beauté cohabite avec la colère,
où la solidarité survit au cynisme,
où les débats de bistrot remplacent parfois les parlements.
On s’engueule sur les retraites, sur les migrants, sur les « woke », sur les vaccins, sur tout.
Mais quand un drame frappe, tout le monde se tait,
et d’un coup, les frontières s’effacent.
Un match de Coupe du monde, une catastrophe, un attentat : il faut toujours qu’on frôle la fin pour se souvenir qu’on tient ensemble.
J’ai vingt ans, et je n’ai pas envie de choisir entre aimer et dénoncer.
Je veux pouvoir dire que ce pays me fatigue sans qu’on m’accuse d’ingratitude.
Je veux pouvoir le défendre sans qu’on me traite de patriote à l’ancienne.
Je veux juste qu’on se souvienne que derrière les grands mots République, Nation, Histoire, il y a des vies.
Des visages, des mains, des accents, des douleurs.
On vit dans un pays qui a tout vu : la grandeur, la honte, la révolte, la poésie.
Et malgré le vacarme, malgré les fautes, malgré les ruines, il reste encore debout.
Pas parce qu’il est parfait,
mais parce qu’il continue d’avoir des enfants qui refusent de l’abandonner.
Alors oui, c’est un sacré chaos.
Mais c’est peut-être ça, le plus beau des héritages :
un désordre qui respire, un chaos qui pense,
un pays qui trébuche sans jamais renoncer à marcher.
Et peut-être qu’un jour, on apprendra à l’aimer comme il est :
pas pour ses mythes, mais pour son effort.