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Billet de blog 7 avril 2025

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Police contre État de droit : traiter l’espace public démocratique en zone d’exception

La révélation et la documentation des pratiques policières liberticides et brutales, illégales ou aux marges du droit, ne suffit pas toujours à contrarier l’institution car elles fonctionnent de manière à se fournir elles-mêmes leur propre justification. Elles laissent croire que les espaces où elles s’exercent sont des zones d’exception, où les autorités seraient soustraites aux règles de droit.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce texte est une version très raccourcie d'un article publié sur le site AOC : https://aoc.media/opinion/2025/04/06/police-vs-etat-de-droit/

Il y a un an et demi, le Conseil d’État, alerté par l’« ampleur » des « cas de défaut[1] », enjoignait au ministère de l’Intérieur de faire respecter l’obligation légale du port de matricule individuel (RIO) pour les policier. Leur syndicat majoritaire, Alliance, s’est indigné devant ce qu’il perçoit comme une « décision stigmatisante pour les forces de sécurité intérieure[2] ».

Il est d’abord ironique de relever que des policiers, comme cela transparaît parfois dans leurs pratiques, considèrent que l’injonction au respect de la loi cache en fait une volonté de stigmatiser. Mais le sujet de cet article est ailleurs : le même communiqué d’Alliance s’inquiète de l’hypothèse selon laquelle « l’administration, sous pression politique et associative […], souhaite appliquer » la décision du Conseil d’État.

Si les sociologues savent depuis longtemps que « la déviance est consubstantielle à la police[3] », la réaction d’Alliance a ceci de remarquable qu’elle montre des policiers, dont la mission est « d’assurer […] le respect des lois[4] », assumer publiquement le fait qu’ils n’entendent pas laisser celles-ci leur dicter leur conduite. C’est le même message qu’affichent les très nombreux agents qui refusent le port du RIO[5]. Outre le fait qu’ils organisent ainsi leur propre impunité, ils expriment surtout clairement le fait que le respect des lois est sans valeur pour eux.

L’institution ne les contredira pas : bien que le Conseil d’État ait exigé le 11 octobre 2023 que le ministère de l’Intérieur fasse porter les RIO et agrandisse leur format sous un délai d’un an[6], bien que Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur jusqu’en septembre 2024, affirme que « le rôle de la police et de la gendarmerie est d’appliquer les décisions de justice, pas de dire si le juge a eu raison ou non[7] », le ministère de l’Intérieur ne s’est toujours pas exécuté[8].

Que se passe-t-il ? Pourquoi la décision du Conseil d’État, cette « victoire exclusive des anti-flics et fomentée dans des antichambres où se pratique l’entre-soi[9] » (Alliance), n’a-t-elle toujours pas porté ses fruits ? Qu’est-ce qui autorise la police à considérer qu’elle peut aussi clairement revendiquer la transgression de la loi ?

Depuis le mouvement des Gilets jaunes, les violences policières, qui restaient d’ordinaire principalement réservées à des groupes sociaux et des espaces méprisés par le débat public et par les grands médias, se sont révélées au grand jour, sur la place publique. Au sens propre, puisque des manifestant∙es étaient mutilé∙es sur les plus célèbres places des centres-villes.

Et au sens figuré puisque, malgré un traitement médiatique qui reste encore trop souvent inexistant ou indécent, le problème des pratiques policières, brutales et illégales, s’est mis à préoccuper une part de plus en plus large du public. « Quand on voit le traitement médiatique qui est fait de nos actions, on comprend très bien qu’on a dû aussi nous mentir sur les banlieues ![10] », expliquait une Gilet jaune, dont le mouvement dédiait d’ailleurs son « acte XII » aux blessé∙es et mutilé∙es victimes de violences policières.

La police aurait alors pu chercher à démentir les critiques qui la visaient, à donner des gages ou même à faire semblant. Mais elle créait, au début du printemps 2019, la Brav-M (brigade de répression de l’action violente motoportée). De façon prévisible, le dispositif a immédiatement rappelé le peloton de voltigeurs motocyclistes (PVM), célèbre pour sa brutalité et pour le meurtre de Malik Oussekine en 1986. Par ce pouvoir d’évocation que les responsables politiques et policiers ne pouvaient pas ignorer, mais aussi par un ensemble de signes intimidants en tant que tels – motos, tenues noires, casques, cagoules… –, la Brav-M semblait conçue pour faire passer un message : la police serait dangereuse.

Ainsi la brigade a fait l’objet de toutes les attentions depuis sa création, si bien qu’une pétition demandant sa suppression a recueilli, en moins de deux semaines, plus de deux cent soixante mille signatures au printemps 2023[11]. Mais la Brav-M n’est pas la seule à incarner cette tendance policière à la violence démonstrative. Elle n’est que la représentante la plus célèbre d’un ensemble de dispositifs et de tactiques, qui semblent façonnées pour produire des effets spectaculaires et transgresser les règles en pleine lumière, c’est-à-dire notamment lors des manifestations, où la police commet ses méfaits au vu de tous∙tes et même devant les caméras.

C’est d’ailleurs sur la base d’images disponibles sur internet que des journalistes ont découvert qu’entre 2019 et 2021, les agents de la Brav-M avaient fait un usage interdit de leurs grenades de désencerclement dans plus de 60% des cas[12], en les jetant en l’air alors qu’elles sont censées rouler au sol pour réduire les risques de mutilations et de blessures à la tête qu’elles peuvent produire lors de leurs explosions.  

La tolérance institutionnelle à l’égard de la mise en danger des manifestant∙es se traduit dans les faits par les innombrables violences policières qui, comme le montrent les images et les enquêtes militantes, journalistiques ou judiciaires, outrepassent de manière souvent éclatante les critères d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité au-delà desquels l’emploi de la force par les agents est illégal[13].

Ces pratiques persistent, malgré l’activisme acharné des collectifs et des associations et le scrupuleux travail de quelques journalistes qui ont parfois réussi ces dernières années à imposer le problème des violences policières dans le débat public. Comment comprendre que les pratiques brutales et illégales restent acceptables, du point de vue du pouvoir politique et aux yeux d’une partie du public, même lorsqu’elles sont manifestes et incontestables ? Comment se fait-il que celles et ceux qui réclament souvent avec le plus de force la stricte application de la loi restent si complaisant∙es face à ces transgressions ?

L’hypothèse de cet article est que la révélation et la documentation des pratiques policières liberticides et brutales, tantôt illégales, tantôt aux marges du droit, ne suffit pas toujours à contrarier l’institution car ces pratiques fonctionnent, dans une certaine mesure, de façon à se fournir elles-mêmes leur propre justification. Les dispositifs comme les nasses ou les brigades comme la Brav-M déploient, de façon implicite mais efficiente, le message selon lequel l’espace des manifestations et de la contestation démocratique est une zone d’exception, c’est-à-dire une zone où le non-respect des règles par les pouvoirs publics devient normal et légitime.

La constitution de ces espaces en zones d’exception passe d’une part par des pratiques qui tendent à les réduire et les séparer, d’autre part par l’envoi de brigades aux allures de forces spéciales et enfin par des écarts assumés par rapport au droit.

Les pratiques policières constituent donc l’exception dans les manifestations de trois manières. D’une part en séparant, symboliquement et physiquement, l’espace de la contestation. D’autre part en y appliquant des mesures d’exception. Enfin en présentant, grâce au pouvoir évocateur de telles mesures, les manifestations comme des zones exceptionnelles au regard des périls qu’il faut y vaincre. Les pouvoirs publics déclarent ainsi, officieusement et implicitement, une sorte d’état d’exception.

Dès lors l’écart par rapport à la norme peut être assumé au grand jour puisqu’il va ainsi alimenter un cercle de légitimation. Le recours à des moyens qui semblent suspendre les principes de l’État de droit vient laisser croire à une situation d’exception fondée sur la présence d’une menace. La représentation de cette situation vient justifier, en retour, le recours à ces moyens exceptionnels qui transgressent le droit. Ainsi se ferme la boucle argumentative ; c’est le caractère manifeste des transgressions qui permet de les normaliser.

Ceci produit au moins deux effets. Premièrement, introduire l’idée selon laquelle la revendication démocratique devrait relever de l’exception et instaurer ainsi, petit à petit, une culture antidémocratique : celle où tous les problèmes politiques seraient abandonnés au soin des gouvernants. 

Deuxièmement, la constitution de ces espaces d’exception, dans les manifestations comme dans lesdits « quartiers de reconquête républicaine », les territoires d’outre-mer ou encore les prisons, rongent progressivement l’État de droit, en multipliant les zones où ses principes pourraient légitimement ne pas s’appliquer. Elle laisse croire que le maintien de l’ordre public exigerait, face aux périls qui le menacent, que des écarts à la norme soient permis.

Notons d’une part que ces périls sont fantasmés. L’idée selon laquelle les violences en manifestation auraient acquis un caractère exceptionnel au cours des dernières années est démentie par les études[14].

Notons d’autre part que les stratégies policières de brutalisation mises en œuvre dans les manifestations au cours des dernières années ont pour résultat l’escalade des tensions plutôt que la pacification de l’espace public[15]. Enfin, même s’il en était autrement, le maintien de l’ordre public ne devrait pas pour autant primer sur la sauvegarde de l’État de droit.

Mais ce dernier est à la fois attaqué par l’accumulation des lois « sécuritaires » et par les discours publics, qui tendent à présenter ses principes comme des nuisances pour l’action publique, ou qui vident la notion de tout son sens en la mobilisant à contre-emploi. C’est ce que font les responsables politiques que l’on entend souvent déclarer que la plus stricte application des lois les plus liberticides reviendrait à protéger « le droit », et donc l’« État de droit ».

C’est en ce (non-)sens que la notion est invoquée, par exemple, pour justifier ou exiger une répression toujours plus forte contre des actions de désobéissance civile ou des mouvements de révolte. Ceci revient à occulter le fait que l’État de droit est un principe de subordination des pouvoirs publics aux règles de droit. De telles confusions consistent finalement à assimiler l’État de droit à son contraire : l’État de police, idéal d’un État où le pouvoir exécutif peut « faire la loi »[16] et l’imposer avec autorité. Alors que l’État de droit admet que l’ordre soit sacrifié plutôt que le droit, l’idéal policier sacrifie le droit, en vertu d’une conception policière de l’ordre.

L’ordre public conçu comme ordre policier est l’idéal vers lequel tendent de nombreuses pratiques de la police française. Celles-ci expriment et renforcent ainsi la dynamique plus large qui rassemble à tous niveaux les « extrêmes centres[17] » et les extrêmes droites, visant à accroître les prérogatives des pouvoirs exécutifs en les soustrayant au droit.

« Qui sauve son pays ne viole aucune loi[18] », déclarait Donald Trump peu après le début de son second mandat, dans la pure logique de l’exceptionnalité : invoquer un péril pour revendiquer des pouvoirs discrétionnaires. Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, affirmait quant à lui en septembre dernier que l’Etat de droit n’est pas intangible[19]. Il est aussi l’un des grands artisans de la construction du « narcotrafiquant » comme nouvelle figure de l’ennemi, pour incarner une menace et motiver un nouvel accroissement des pouvoirs policiers, comme le prévoit la proposition de loi dite « narcotrafic », qui « vise à renforcer largement [un] régime juridique d’exception » et « suscite de graves inquiétudes quant à l’atteinte aux droits et libertés fondamentales[20] ».

Cette dynamique antidémocratique – puisqu’elle vise à concentrer les pouvoirs au lieu de les partager – est l’un des périls actuels contre lesquels une mobilisation militante exceptionnelle est nécessaire. Les recours en justice doivent sans doute être multipliés puisque Jérôme Foucaud[21] admet lui-même qu’ils ajoutent un « élément de complexité supplémentaire[22] » pour le pouvoir policier.

La lutte prend aussi d’innombrables autres formes, tissées de convergences, de divergences et même de conflits. Mais face à la menace fasciste, elles constituent de fait une sorte de front de résistance, qu’il faut venir renforcer en combattant par tous moyens l’idée selon laquelle il pourrait exister des espaces d’exception, où la domination et l’arbitraire seraient normalité.

[1] Conseil d’État, décision n° 467771.

[2] Tract du bureau national d’Alliance Police nationale, le 15 novembre 2024.

[3] Comme l’écrivent Fabien Jobard et Jacques de Maillard, Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes, Armand Colin, Paris, 2015, p.142.

[4] Code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale (Code de la sécurité intérieure, art. R434-2).

[5] Lire à ce propos le « point droit » de l’Observatoire parisien des libertés publiques, « Obligation de port du matricule (RIO) », 2024.

[6] Conseil d’État, décision n° 467771.

[7] Propos tenus à l’occasion d’une audition devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, le 5 avril 2023.

[8] Un recours en exécution a été déposé devant le Conseil d’État. Lire le communiqué de la Ligue des droits de l’Homme, de l’ACAT-France, du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la magistrature, « RIO : la lisibilité du numéro n’est pas une option, c’est une garantie démocratique », 15 octobre 2024.

[9] Tract du bureau national d’Alliance Police nationale, le 11 octobre 2023.

[10] Propos recueilli le 8 décembre 2018 par Perrine Poupin, cité dans « “On est plus chaud ! Plus chaud ! Plus chaud qu’le lacrymo !” L’expérience des violences policières dans le mouvement des Gilets jaunes », Sociologie et sociétés, vol. 51, n° 1-2, 2019.

[11] « Pétition pour la dissolution de la Brav-M » mise en ligne le 23 mars 2023 sur le site internet de l’Assemblée nationale et classée le 5 avril 2023 en commission des lois, par décision des députés des groupes Renaissance, LR et RN.

[12] Sébastien Bourdon, Emile Costard et Antoine Schirer, « 2016-2021. Cinq ans de manifestations disséquées : comment les forces de l’ordre usent des grenades au mépris des règles », Mediapart, 5 juillet 2021.

[13] Code de la sécurité intérieure, L435-1 et R434-18.

[14] Un rapport du Défenseur des droits indique que « ce discours sur une évolution permanente de l’escalade de la violence lors des manifestations a toujours existé, et ce même si le phénomène ne se vérifie pas statistiquement […]. Il correspond à une perception largement partagée au sein de la police qui alimente des revendications récurrentes autour de la dotation en équipements ». Défenseur des droits, « Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires : Quelle(s) articulation(s) en France et en Europe aujourd’hui ? », 2021, p. 115. Voir aussi la synthèse établie à ce sujet dans le rapport « Maintien de l’ordre, à quel prix ? Enquête sur les évolutions des pratiques de maintien de l’ordre et leurs incidences sur les libertés », ACAT-France, pp. 52 à 57. Consultable en ligne.

[15] Lire à ce sujet les travaux des observatoires des libertés publiques et des pratiques policières.

[16] De ce point de vue, tout compétence législative du gouvernement (pouvoir exécutif) est déjà une menace contre l’État de droit.

[17] D’après le concept de Pierre Serna. Lire par exemple Dominique Bourg, « Emmanuel Macron : de l’extrême-centre à l’extrême-droite », AOC, 29 janvier 2024, ou Ariane Ferrand, « L’“extrême centre” est un extrêmisme qui peut mener à l’autoritarisme », Le Monde, 15 janvier 2025.

[18] « He who saves his Country does not violate any Law », message posté sur le compte X de Donald Trump le 15 février 2015.

[19] Lire le communiqué commun à l’initiative de la LDH, « Pour une démocratie pleine et entière, défendons l’État de droit ! », 10 octobre 2024.

[20] Communiqué de la Ligue des droits de l’Homme et autres organisations membres de l’Observatoire des libertés et du numérique, « PPL Narcotrafic : les droits et libertés à nouveau victimes de l’addiction aux lois sécuritaires », 28 janvier 2025.

[21] Directeur de l’ordre public et de la circulation à la préfecture de Police jusqu’en décembre 2024.

[22] Propos tenus lors d’une conférence à l’ILERI en février 2024.

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