Il y a un terme merveilleux en politique. Si merveilleux que gauche et droite l’utilisent sans réserve, si merveilleux que les institutions européennes le promeuvent, si merveilleux qu’une fois employé nous sommes perçus comme les défenseurs des plus démunis. Ce terme c’est celui "d’égalité des chances".
De la déclaration d’Emmanuel Macron du 8 septembre 2020 intitulé « déclaration du président de la république sur l’égalité des chances » au discours de marine Le Pen du 11 mars 2018 qui affirme « parce que nous croyons que la France ne se résume pas à quelques grandes métropoles et que le rôle de l’État est d’offrir à chacun l’égalité des chances et des services » en passant par les socialistes au Sénat ou bien encore les syndicats enseignants et étudiants, le terme fait consensus dans la majeure partie de la classe politique.
Pourtant, l’égalité des chances est une fable au service du néolibéralisme que la gauche devrait dénoncer avec force. En effet, la théorie néolibérale promeut une morale de la compétition de tous contre tous. Cependant, elle ne défend pas n’importe quelle compétition. Dans l’éthique néolibérale, elle doit être loyale et encadrée par des règles. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle laisse une place à l’état contrairement au libéralisme.
Cette compétition dans laquelle il devrait y avoir une égalité des chances permet ensuite de justifier le système méritocratique. Le lien entre les deux est primordial pour comprendre son utilisation par les néolibéraux. Walter Lippmann, l’un des théoriciens du néolibéralisme, explique très bien cette idée :
« [L]e partisan de la liberté ne demande pas que tous les coureurs restent ensemble dans la course à la même hauteur et qu’ils finissent ensemble. Ce qu’il veut, c’est que tous partent en même temps et qu’aucun ne puisse chasser un rival de la piste à coups de coude. Si cette règle est observée, le meilleur coureur gagnera. Ce ne sera pas celui qui a soutiré un avantage aux arbitres, ni obtenu un avantage absolument étranger à ses aptitudes de coureur. La conception libérale de l’égalité ne comporte manifestement pas la promesse de rendre tous les hommes également riches, également influents, également honorés et également sages. Au contraire, ce qu’elle promet c’est que, si les inégalités extrinsèques dues aux privilèges et aux prérogatives sont abolies, les supériorités intrinsèques pourront se manifester. » (1938, p.415 ; cité par Amable dans le Néolibéralisme).
D’une certaine manière, l’égalité des chances est une morale de la méritocratie. La compétition loyale sans privilèges est donc consubstantielle à la théorie néolibérale. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer au départ, le néolibéralisme suppose l’égalité des chances.
L'économiste Bruno Amable dans son ouvrage (le néolibéralisme) résumera très bien cette idée d’une défense de l’égalité des chances par les néolibéraux puisque celle-ci est en totale adéquation avec leur éthique :
« Les inégalités injustes découlent des protections contre les rigueurs de la concurrence ; les inégalités justes trouvent leur origine dans les inégalités intrinsèques et les efforts ou le mérite individuels. C’est pourquoi le néolibéralisme promouvra l’égalité des chances et pas celle des situations ».
La distinction entre égalité des chances et égalité des situations est ici primordiale car elles sont souvent confondues. Égaliser les situations de départ s’est combattre les inégalités, égaliser les chances c’est justifier les inégalités. L’égalité des chances est d’ailleurs une fable car il ne peut y avoir d’égalité des chances sans égalité des situations (Amable, 2023).
Ce lien moral et théorique entre l’égalité des chances et la pensée néolibérale est également évoqué par la philosophe Barbara Stiegler dans un article du 1er mai 2019 :
« L’idée, c’est que tous sans exception, y compris les plus modestes et les plus vulnérables – malades, chômeurs, handicapés, démunis –, soient remis en selle pour participer à la course. Le cap, c’est que tous puissent, avec un maximum d’égalité des chances, participer à la grande compétition pour l’accès aux ressources et aux biens, désormais théorisés par les économistes comme des « ressources rares ». Alors se dégagera une hiérarchie juste entre les gagnants et les perdants, résultat toujours provisoire qu’il s’agira à chaque fois de rejouer, une fois encore comme dans le sport, afin qu’aucune rente de situation ne s’installe et que la compétition soit indéfiniment relancée. »
Il y a donc une incohérence théorique, éthique et morale pour la gauche opposée au néolibéralisme à défendre et promouvoir le terme d’égalité des chances. Cependant, il y a, et c’est peut-être encore plus grave, une incompatibilité stratégique et pratique de mobilisation politique.
En effet, quand dans le discours politique est valorisé de façon directe (par le soutien explicite à la fable de la méritocratie) ou indirecte (par la valorisation de la fable de l’égalité des chances) le discours méritocratique et que les dominés s’organisent individuellement dans des stratégies de compétition, ils ne peuvent s’organiser en classe collectivement (Massa, 2013). Par différentes stratégies, le capital organise l’individualisme plutôt que le collectif et l’un de ses outils est l’offensive langagière qui façonne les imaginaires. Il est donc primordial de prendre conscience de l’offensive des mots car ils sont parfois le cheval de Troie de la pensée dominante. Comme le rappelle l'historien Patrick Massa, il y a un choix de société suivant ce que l’on choisit de valoriser dans la cité : "poser que ce sont des qualités de l’individu que la société doit récompenser, c’est rejeter le principe « à chacun selon ses besoins », principe qui a été au fondement du socialisme" (Massa, 2013).
De plus, le sociologue François Dubet explique très bien dans un article du monde le "piège" dans lequel la fable méritocratique nous emmène :
« Pire, on ne voit pas pourquoi ceux qui ont échoué dans la compétition de l'égalité des chances pourraient se plaindre, dès lors que la compétition elle-même est équitable. En clair, la méritocratie est une morale de vainqueur considérant que les vaincus méritent leur sort quand la compétition a été juste et équitable ».
D’une certaine manière, plus on avance dans l’égalité des chances, plus la situation est critique pour ceux qui ont perdu la compétition. En effet, cette logique nous pousse à individualiser le problème plutôt que de percevoir les inégalités comme un problème global et structurel.
Une partie de la gauche s’est laissé entrainer dans le cercle vicieux de l’égalité des chances. Il convient d’en sortir et de proposer une autre éthique qui reposerait plus sur le principe au fondement du socialisme et rappelé précédemment « à chacun selon ses besoins ».
Références:
- Amable, B. (2023). Le Néolibéralisme. Presses Universitaires de France (PUF)
- Dubet, F. "Les pièges de l'égalité des chances, par François Dubet". Le Monde. 30 novembre 2009. En ligne: https://www.lemonde.fr/idees/article/2009/11/30/les-pieges-de-l-egalite-des-chances-par-francois-dubet_1274042_3232.html. (consulté le 28 octobre 2025).
- Massa, P. (2013). L'égalité des chances : un contresens logique. Savoir/Agir. Éditions du Croquant
- Stiegler, B. "Le cap et la pédagogie – à propos du néolibéralisme et de la démocratie". AOC. 1 mai 2019. En ligne: https://aoc.media/analyse/2019/05/01/cap-pedagogie-a-propos-neoliberalisme-de-democratie-2/. (consulté le 28 octobre 2025).