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Billet de blog 11 janvier 2023

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Personnellement, je n’ai aucune valeur !

En ces temps où les valeurs ont pignon sur la rue de la plupart de nos discours, il me semble important de souligner combien ce terme appartient aux vocabulaires néo-libéral et d’extrême-droite (redondance ?). D’où l’urgence de relire Victor Klemperer, sur la novlangue nazie, et la haine de la pensée personnelle, dans l'affirmation d'une suprématie identitaire, pestilentielle, mortifère...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
autoprotrait cœlacanthien © Luc Diaz

Personnellement, je n’ai aucune valeur !

J'aime les gens qui doutent 
Les gens qui trop écoutent 
Leur cœur se balancer 
J'aime les gens qui disent 
Et qui se contredisent 
Et sans se dénoncer 
J'aime leur petite chanson 
Même s'ils passent pour des cons

Anne Sylvestre, Les Gens qui doutent,

 album : Comment je m’appelle,1977

            « Personnellement, je n’ai aucune valeur ! … à tous les sens du terme ! », ai-je affirmé plein de quelque jubilatoire malice à mon ami Jean. Il m’a répondu : « Alors, tu ne vaux rien ! » « Et oui ! », ai-je, alors, poursuivi, tout content de moi : « On ne peut pas m’acheter ! ». Enfin, ce n’est peut-être pas si évident. Aujourd’hui, je ferais moins le fier. Si je fais preuve de quelque honnêteté, pécuniairement, vénalement, etc., il doit bien y avoir quelque point limite pour une mienne corruptibilité… quelque tendance impérieuse à la mienne servitude, plus ou moins consciemment, volontaire…

            Je n’ai pas de valeur, cela voudrait déjà dire que j’ai aucune réponse a priori, peut-être quelques-unes a posteriori, et encorps…, au moins induites par quelque éthique, à laquelle je reste soumis. Elle m’obligerait à me poser des questions… et à y répondre par d’autres questions, encorps… et encorps… C’est le propre des dictionnaires de définir un mot par d’autres mots, de renvoyer sans fin à d’autres définitions…

            Dans le Vocabulaire européen des philosophies, ou Dictionnaire des intraduisibles, dirigé par Barbara Cassin [Éditions du Seuil/Dictionnaires Le Robert, 2019, p. 1237], à l’entrée « Valeur », l’on peut lire :

            « Valeur, comme l’anglais Value ou l’allemand Gewalt, provient du latin valere, "être bien portant, fort, puissant, être en vigueur, valoir" (cf. la formule de salut, Vale], qui traduit le grec dunasthai [δύνασθαι] (voir POUVOIR). L’allemand possède une constellation sans équivalent, comprenant aussi Wert, "valeur", qui connote le devoir-être (werden, devenir, {soll Ich…}, et Geltung, "valeur", ou Gültigkeit, "validité". […] La difficulté du terme valeur tient à la diversité des domaines où il trouve sa signification. Outre WERT, qui articule l’ensemble de ces domaines [de la distinction kantienne entre philosophie théorique et philosophie pratique (école de Bade), ou en cherchant à la contester (la "conversion" des valeurs de Nietzsche, Umwertung der Werte), voire à établir une phénoménologie des valeurs (Max Scheler)]

            On se reportera aux entrées ou aux parties d’entrées suivantes :

            I VALEUR ET VERTU : Valeur relève du lexique des qualités physiques et morales personnelles (force, bravoure, courage), voir VIRTÙ […] Voir plus généralement sur l’éthique comme système de valeur : DEVOIR, MORALE. »

            Première pause dans cette lecture du Dictionnaire des intraduisibles, pour rappeler qu’étymologiquement en latin, la vertu, c’est toujours et encorps la virilité, ce qui n’est pas anodin, dans notre système patriarcal, c’est toujours et encorps, le Vir, le vié, quoi ! Des questions de ou d’(im)puissance, de bandaison, papa, chanterait notre regretté Georges. C’est bien parce que les hommes, et pas seulement les virils, sont impuissants, qu’ils sont si obnubilés par des questions de pouvoir (cf. le δύνασθαι grec de tout à l’heure), c’est-à-dire de propriété. La propriété, c’est toujours et encorps la question de la possession du corps de l’autre…

Quant à la morale, cela reste, la morale des « autres », celle de la meute, celle avec laquelle on hurle avec les loups, que nous sommes pour nous-mêmes. La morale, ce sont, le plus souvent, des réponses toutes prémâchées, à des questions qui, par essence, ne peuvent rester qu’à jamais ouvertes…

            Reprenons notre lecture : « 

  1. VALEUR ET VÉRITÉ : La question centrale est celle de l’articulation entre vrai, valide, et valable, avec la notion de "valeur de vérité" : voir VÉRITÉ, et PROPOSITION, TRUTH-MAKER ; voir aussi CROYANCE [BELIEF, DOXA, GLAUBE]. Sur la séparation des sphères de l’éthique et de la connaissance, voir plus particulièrement WERT (IV). »

            « Qu’est-ce que la Vérité ? », aurait demandé Ponce Pilate au Verbe lui-même, qui affirmait l’être, d’après Jean l’évangéliste (18, 38). La vérité ne sortirait pas toute nue du fond sans fonds du puits. Ne serait-elle pas que le voile qui le voile, et dans lequel nous tomberions, lorsque nous croirions la dévoiler, la révéler ? Ce n’est pas pour rien que je cite un des évangiles des chrétiens. Dans ces questions de vérité et de valeur, le dit dictionnaire ne nous renvoie-t-il pas vers les questions de croyance et de truth-maker ? La valeur ne serait-elle pas, d’abord et encorps, une croyance, une certitude, dont on se targue ? L’on sait bien qu’il n’y aurait qu’un tout petit pas à faire pour tomber dans la conviction, que l’on qualifie alors, à juste titre, de délirante…

Je me souviens avoir entendu sur Culture, à l’époque des manifs contre le mariage pour tou.te.s, Jean-Luc Marion, philosophe qui ne fait pas mystère de sa foi catholique, dire en substance :

            « De grâce, grand Dieu, pas de valeur en théologie, la foi n’a pas de valeur, c’est une manière de se comporter qui vous rend plus solide, l’espérance n’a pas de valeur, c’est une manière de vous comporter qui vous donne un avenir, la charité n’a pas de valeur, c’est une manière de vous comporter qui vous permet de rentrer en relation avec quelqu’un d’autre. On n’a pas à défendre la famille, si on a la chance d’en avoir une, c’est elle qui nous défend ! »

            À l’entrée « Wert », de ce même dictionnaire, page 1397 et suivantes, on peut lire :             « Dans son essai polémique, Die Tyrannei der Werte (La tyrannie des valeurs), Carl Schmitt considère que la "philosophie des valeurs" est une "réaction à la crise nihiliste du XIXe siècle" ; c’est une datation assez juste, mais qui ne remarque pas que, en dépit de son caractère peut-être réactif face à la montée du positivisme ambiant, la réflexion philosophique sur la valeur, au sens large, est à la fois une problématisation de ce qu’on appelle Wert, c’est-à-dire une critique de la morale […] … et, simultanément, une analyse plus approfondie de ce qui constitue la validité (Geltung, Gültigkeit) des jugements, c’est-à-dire une réflexion d’ordre logique. […]

            … c’est Nietzsche qui a introduit par le biais de la critique de la morale traditionnelle et de ses fondements, une radicalisation plus incisive de la réflexion kantienne sur la finitude de nos instruments de connaissance […] (fragments posthumes, VIII 4 [56], nov. 1882-fév. 1883) […] "Le bien […] est ce qui, depuis toujours s’est révélé utile (nützlich) : de sorte qu’il puisse être fondé à affirmer sa validité (Geltung) comme valable au plus haut point (wertvoll)" (La Généalogie de la morale, i, §3, in fine). L’« utilité » dont il est question ici renvoie à l’économie générale de la volonté de puissance… »

            La notion de valeur, nous dirait Nietzsche, dévaloriserait la valeur elle-même, puisque la définition d’une valeur, ce serait qu’elle est évaluée par une volonté de puissance, qui, elle, serait le principe solide, la valeur n’étant qu’un effet. La valeur, ce n’est rien, la valeur comme telle n’en a pas, c’est un terme économique banquier, c’est ce qui monte et qui descend. Ce n’est pas elle qui décide…

            Cela nous amène à poursuivre notre lecture dudit dictionnaire à l’item IV. Pour mon propos, je ne m’arrêterai pas sur les III. VALEUR ET SENS et V. VALEUR ET ESTHÉTIQUE, même si les occurrences auxquelles ils renvoient, homonymie, mot, mot d’esprit, signifiant, pour le premier, et coloris, stimmung, goût, standard, art, réalité, esthétique, ingenium, sublime, pour le second, ne serait évidemment pas sans intérêts “économiques”, de bien entendu.

            « IV VALEUR ET ÉCONOMIE : Voir ÉCONOMIE, ENTREPRENEUR, OKONOMIA. Sur le rapport entre valeur morale et valeur économique, voir plus particulièrement BERUF, UTILITY, WELFARE ; cf. SÉCULARITSATION, SOBORNOST’. Sur la valeur d’une chose, voir RES (et l’encadré 1, « les manières de dire chose en grec »), VORHANDEN.

            Sur la question de la « plus-value », on se reportera à l’encadré 1, « mehrwert », dans WERT. »

            Que RES pointe ici le bout de son nez en compagnie de la plus-value marxiste n’est pas sans me faire souvenir comment Lacan, lui-même, dans son séminaire XVI en a sous tiré la notion de plus-de-jouir, objet petit a, de l’achose elle-même.

            Revenons à nos moutons, c’est-à-dire au Capital, Das Kapital, sich selbst, et à son étymologie latine, caput, c’est-à-dire la « tête », la tête du bétail, qu’il soit animal ou encorps animal, c’est-à-dire, et surtout, et en corps, l’esclave, corps véable à merci. La capitaliste serait celui qui ne cesse de compter « ses » têtes de bétail…

La propriété, la jouissance, je le répète, c’est toujours et avant tout celle du corps de l’autre, même et peut-être plus encore, si cet autre s’avère n’être que soi-même. Le capitaliste ne serait pas celui qui voudrait de l’argent, c’est-à-dire du pouvoir (faire-faire) du fait de son impuissance (faire), ce serait celui qui voudrait toujours et encorps plus d’argent, de pouvoir, du fait de son impuissance sans fin, à tous les sens du terme.

            Encadré « Mehrwert » du dictionnaire sus-cité (p.1398) :

            « C’est dans le Capital que Marx développe sa théorie de la Mehrwert, « plus-value » (trad. Habituelle qui est en fait un anglicisme) ou, plus exxactement, e la « survaleur » (trad. fr. J.-P. Lefebvre). Le surtravail est une donnée propre à toute civilisation plus ou moins développée ; il va de soi que le travail quel qu’il soit dégage un excédent destiné à l’alimentation de ceux qui ne sont pas directement producteurs, comme au stockage de provisions. Mais le système de production capitaliste est le premier à faire du surtravail la source directe du profit. La « survaleur » résulte de la différence entre le temps de travail productif destiné à rembourser le capital fixe, les matières premières ainsi que les salaires et le temps de travail qui produit l’excédent pur et simple. Cette théorie de la « survaleur » entraîne la conception selon laquelle, dans le système capitaliste de production, la valeur d’usage (Gebrauchswert) tend à s’effacer au profit de la valeur d’échange (Tauschwert), ainsi que la prédiction, contestée, d’une « baisse tendancielle du taux de profit » engendrée, notamment, par la concurrence. »

            Où l’on pourrait lire combien « valeur » est au centre du système de pensée capitaliste, c’est un terme capitaliste, surtout à notre époque où l’on nous fait croire que l’économie prime sur la politique. Ce qui n’est pas vrai, il suffit de se dire que si cela l’était, eh, bien, en France, aujourd’hui, les enfants travailleraient, ils seraient corporellement exploités, ce qui est encorps le cas dans la majeure partie des pays du globe.

            « Valeur » est au centre du système néo-libéral. L’Oréal® nous l’a vendu au début des années 2010, Parce que je le vaux bien !, en récupérant, sans vergogne, un vieux manifeste féministe des années 1970. Lequel féminisme n’avait pas manqué de tomber dans ce même panneau, avec un slogan certes essentiel à l’époque, mais qui ne faisait que se mordre la queue qu’il tentait de trancher, en affirmant : Mon corps m’appartient ! Mon corps ne m’appartient pas, je suis un corps. Si je considère qu’il m’appartient, alors je sous entends qu’il a un propriétaire, nous revenons à la propriété, à la jouissance, à la possibilité de la vendre, et à l’esclavage, lui-même. Il faudrait rappeler une vieille règle de grammaire française ; elle interdisait l’usage du possessif pour tout ou partie du corps : l’on ne dit pas : j’essuie mes pieds, mais : je m’essuie les pieds…

            Toni Morrison (La source de l’amour-propre, Christian Bourgeois éditeur, 2019) m'a appris combien la question de l'appropriation du corps de l'autre, la possession, traversait transversalement toutes les saloperies patriarcales, que ce soit le racisme, l'antisémitisme, le sexisme, sans oublier l'infantilisme, et bien sûr l'animalisme, en désignant l’autre, le petit autre, comme inférieur, au nom d’un grand Autre supérieur.

            J'ai encorps lu « avec » Toni Morrison, La prochaine fois, le feu, de James Baldwin (1963, Gallimard 1996). Indispensable. Racisme et sexisme sont intrinsèquement liés. Les dissocier, c’est répéter encorps cette criminelle discrimination qui les fonde. Nous sommes toutes et tous si autohypnotiquement fasciné.e.s, plus que jamais, sans doute, dans les histoires de notre espèce, par Un phallus blanc (pléonasme).

            So Moby Dick soit-Il..., et « Dick », Elle-même...

            Dans son film-docu, I Am Not Your Negro ou Je ne suis pas votre nègre (Velvet Film, 2016) Raoul Peck fait dire James Baldwin, à partir de son texte inédit, Remember this house, que malgré leurs différences, malgré leurs divergences, Martin Luther King et Malcolm X s’étaient finalement retrouvés pour considérer le racisme comme une forme de la lutte des classes.

            Je sais bien que la lutte des classes n'y suffit pas. Elle y contribue, tout de même, un petit peu, non ?, à notre malaise dans la culture.

            Le mal est certes plus profond, au plus profond de nous. Freud parlait Malaise dans la culture ou dans la civilisation, malheur de la civilisation, malheur de la culture, Das Unbehagen in der Kultur (1930), consubstantiel de l’être parlant, consubstantiel de la parole. L’être humain est un animal pris et torturé par le langage, qu’il habite, et qui pour autant n’existe pas. Quels sont nos intérêts à notre désintérêt, à cette méconnaissance intéressée du ”continent noir“ de La Femme, qui n’existe pas, pour reprendre les termes de la question que posait Derrida plus radicalement encorps au sujet de L’Animal, qui, lui non plus, n’existe pas (Flammarion, 2001) ? Question de l’altérité, de l’Autre, qui, lui non plus…

            Question d’effroi. D’étranges et d’inquiétantes familiarités.       

            Il n’y a pas d’altérité radicale !

            Radicalité est un mot qui me fait peur, comme tous les mots en -ité, d’ailleurs.

            Le langage nous pousse sans cesse à panser et à dépenser une altérité radicale. Il n’y a pas de coupure radicale. C’est, encorps, un ratage, même, et, peut-être, surtout, soustout, la division du sujet. Entre carnage et ravage, au mieux un gâchage. C’est là, que git, et que pousse, la barbarie même de la raison, le cœur de la raison, qui blanchit nos jours, et assombrit nos nuits. Il blanchit de nos jours, encorps, le sexisme, le racisme, etc.

            Le langage oppose sans cesse deux à deux : oui/non, noir/blanc, grand/petit …

            La phusis différancie sans cesse, sans dessein…

            Enfin, comme l’écrivait Henri Michaux dans Connaissance par les gouffres (nrf, Poésie/Gallimard, 1967) : Mettre de la psychologie partout, c’est manquer de psychologie.

La classe propriétaire de la richesse.

Parvenue à une telle familiarité avec la richesse,

qu'elle confond la nature et la richesse.

Si perdue dans le monde de la richesse

qu'elle confond l'histoire et la richesse.

Si touchée par la grâce de la richesse

qu'elle confond les lois et la richesse.

Si adoucie par la richesse

qu'elle attribue à Dieu l'idée de la richesse.

Pier Paolo Pasolini, La rabbia (La rage)

notes en vers et en prose, pour "son" film  de 1963,

trad. Patrizia Atzei et Benoît Casas, éditions Nous, 2014.

            Revenons à nos valeurs et à la lutte des classes.

            Dans Capital et Idéologie (Le Seuil, 2019), Thomas Piketty soutient que si dans le passé, il y a déjà eu des sociétés avec un tel degré d’inégalités sociales, le néolibéralisme est le premier, qui culpabilise, stigmatise, autant les classes sociales les plus défavorisées, les classes dites inférieures. C’est de leur faute, de leur très grande faute. Elles n’ont qu’à traverser la rue, à ne pas divorcer, quand elles sont au SMIG, elles auraient dû mieux apprendre leurs leçons à l’école, and so on, and so on, et des vertes et des pas mûres de cet acabit-là…

            Il n’y a guère plus qu’à Wall Street qu’on lit encore Das Kapital. Il n’y a plus que les néo-libéraux pour considérer la lutte des classes. Il n’y a plus que Warren Buffet pour fanfaronner sur CNN en 2005 : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » La plus grande victoire du néo-libéralisme (et du stalinisme), c’est, sans doute, d’avoir fait disparaître la conscience sociale chez les classes les plus défavorisées. D’avoir détruit tout esprit collectif, d’où son abhorration des syndicats, d’avoir dénaturé tout esprit d’équipe, à part peut-être dans le sport, et encorps, mais au prix de quelque esprit d’une compétition le plus souvent obscène, malsaine…

            C’est cet état d’esprit, où il existerait des inférieurs et des supérieurs, alors que nous ne sommes tous en nous-mêmes, ni plus, ni moins, où il existerait des gens qui ne valent rien, qui a permis à Emmanuel Macron, tout juste élu président de notre république, de déclarer, le 29 juin 2017, lors d’un discours dans le cadre de l’inauguration du campus de start-up Station F à Paris : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » (sic !) On ne sait pas si c’est par pur cynisme ou par pure connerie, peut-être bien les deux, que la « Team Macron » n’a pas hésité à récupérer, pour expliquer, cette marque absolue de mépris, ce vers de L’Internationale : « Nous qui n’étions rien, soyons tout » (resic !) (https://www.lexpress.fr/politique/lrem/les-gens-qui-ne-sont-rien-l-equipe-macron-tente-d-attenuer-la-polemique_1923772.html)

            Là, je peux m’autoriser à franchir le point Godwin, il ne faut pas s’empêcher de le franchir. Je me demande s’il n’a pas été créé pour ça, à savoir nous interdire de le franchir, et laisser dire des saloperies, et laisser passer des récupérations obscènes… Je le franchis et je soutiens qu’avec un tel discours à propos d’une gare, il n’y a qu’un tout petit pas à faire pour y faire venir quelques wagons à bestiaux, et débarrasser le plancher de ces Untermenschen.

            Le fonds sans fond de ma pensée, c’est que « Valeur » est un terme d’extrême droite, qui a infiltré et corrompu tous nos discours. Ai-je besoin de rappeler qu’en France, aujourd’hui, l’hebdomadaire, que d’aucun considère d’extrême-droite, s’intitule : Valeurs actuelles ? Valeur est liée aux vocabulaires néo-libéral et d’extrême-droite (redondance ?).

            L’extrême-droite et le néo-libéralisme se rejoignent au moins sur un point : leur volonté forcenée d’un État policier, où chacun est isolé, désolé…, noyé dans la masse anonyme, sous la férule d’une classe dirigeante « supérieure », mieux, d’un guide, d’un Führer, d’un Jupiter… Police partout, justice nulle part, avait déclaré le député Victor Hugo, à l’Assemblée Nationale, le 8 avril 1851.

            Nous savons bien que la différence théorisée entre le libéralisme, qui veut moins d’État, voire pas d’État du tout, et le néo-libéralisme, c’est que ce dernier désire ardemment pour fonctionner, un État, un État policier, pour pouvoir appliquer sa Stratégie du choc, comme l’a si brillamment étudiée et mise en lumière Naomi Klein (2007, Actes Sud, 2009), dont la lecture me reste cependant si désespérante, d’autant que comme elle l’a écrit par la suite, face à Trump, Dire non ne suffit plus ! (2017, Actes Sud, 2019).

            Il nous faut conclure avec Victor Klemperer, lui-même.

En tenant son journal, ce philosophe allemand s'attacha dès 1933 à l'étude de la langue et des mots employés par les nazis, et a rendu comptes de la destruction de la culture allemande par la novlangue nazie. En 1947, il a publié L.T.I., la langue du IIIème Reich. En 1996, Albin Michel en a publié une traduction française à partir de l’allemand par Élisabeth Guillot. LTI est l’acronyme du latin : Lingua Tertii Imperii, langue du troisième empire.

Klemperer y observe combien la novlangue nazie se structure de façon pyramidale et hiérarchisée, où les mots sont bien plus importants que les concepts, eux-mêmes. Son socle n’est en rien rationnel, il reste mythique et magique, réservé aux seuls initiés de la race supérieure. Aussi les mots plus que les concepts jouent un rôle essentiel, en rythmant le discours, plus qu’en l’organisant, en canalisant la pensée en une sorte de transmutation magique, une perversion langagière, dont l’utilisation n’a de cesse de se constituer de mises en garde cassantes et d’ordres à exécuter. C’est ce que l’on peut appeler la mise en œuvre de la haine de la pensée, de la pensée subjective, personnelle…

Son acmé peut, peut-être, être entendue dans la réponse faite à Primo Levi, lors de son internement à Monowitz, un des camps auxiliaires d'Auschwitz : Hier ist kein Warum ! (Ici, il n’y a pas de pourquoi !) [Se questo è un uomo, “Si c’est un homme”, 1947, Julliard, 1987].

Page 80, le philologue philosophe allemand observe :

« … un mot, une connotation ou une valeur linguistique commencent à prendre vie dans une langue, à exister vraiment, lorsqu’ils entrent dans l’usage d’un groupe ou d’une collectivité et y affirment son identité. »

           « Valeur » remplit aujourd’hui toutes ces cases, et peut-être, et encorps, plus particulièrement dans tous les nauséabonds, pestilentiels, relents identitaires qu’il répand, insidieusement, insudieusement…, sûrement, profondément…

Je voudrais solennellement aujourd’hui rendre à ce mot toute sa polysémie, que de tels systèmes de langage ne cessent de vouloir réduire coûte que coûte à une monosémie verticale et hiérarchisée, d’où mon appel au début de mon propos aux bons soins de Barbara Cassin, elle-même. Rendons, s’il vous plaît, toutes ses valeurs au mot valeur, ouvrons indéfiniment, sans définitive définition, les bras à l’impossible de les embrasser tou.te.s.

Soyons sans équivoque sur toutes ses équivoques.

            D’où l’importance de redonner toutes ses valeurs au mot « valeur », toute la « richesse » de sa polysémie, en la sortant des ornières, des œillères, d’une monosémie financière ou identitaire.

            J’espère m’être mis quelque puce à l’oreille, pour qu’elle me pique, lorsque, à mon insu, je me sur prendrai de me targuer d’avoir une quelconque valeur.

            Vale !

le mercredi 11 janvier 2023.

Illustration 2
autoprotrait cœlacanthien © Luc Diaz

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