Cette histoire locative commence au printemps 2021.
Un mardi soir en rentrant du travail, je découvre dans ma boîte aux lettres un avis de passage d’un huissier. Je ne comprends pas ce que fait ce document dans ma boîte aux lettres. Sur le moment, je pense que c'est une erreur, il y a une vingtaine de boîtes aux lettres sur le site. Pourtant dans la faible lueur du soir, je lis mon nom et prénom, c’est donc bien pour moi.
Je lis plus bas l’objet du document : « à la demande de votre bailleur, un congé vous est donné pour motif légitime et sérieux ». L’avis de passage de l’huissier se termine par : « il vous appartient de retirer l’acte dans les plus brefs délais ».
Dommage il est trop tard, sinon j’aurais foncé chez l’huissier chercher l’acte afin de m’épargner une nuit blanche. Dans mon lit, je fais tourner en boucle la phrase lapidaire « le congé pour motif légitime et sérieux » pour comprendre où j’ai pu commettre une erreur locative. Pourtant, jamais de retard de loyer, pas de gêne du voisinage, pas de défaut d’assurance etc, je cherche mais je ne trouve pas. Il y bien un courrier que j’ai adressé au bailleur deux mois plus tôt pour faire une demande sur le décompte des charges que jamais il n’a produit depuis son arrivée en 2017.
Ainsi au bout de 21 ans, un bailleur m’annonce que je dois partir. Durant cette nuit, toute ma vie passée dans ce logement défile devant mes yeux : mon mariage, mes filles, mes amis, mes animaux, ma réussite professionnelle, mes engagements personnels. Comme un condamné, je commence à égrener le temps qui me reste à vivre dans ce domicile accentuant le malaise d’une nuit sans fin.
Au petit matin le cauchemar éveillé prend fin, je vais pouvoir passer à l’action, voir l’huissier. Finalement, je dois me résoudre à attendre l’après-midi de ce mercredi pour connaître enfin ce qui se cache derrière « le congé pour motif légitime et sérieux ».
Je pousse la porte de celui qui s’appelle désormais « commissaire de Justice », je lui tends l’avis de passage, il semble surpris de ma venue rapide, ses « clients » ne sont pas aussi prompt à lire sa prose. Après vérification de mon identité, il me délivre enfin le document source de ma nuit blanche. Je prends enfin connaissance du motif de mon congé. Le bailleur veut faire avec mon appartement un logement de fonction pour héberger quelqu’un de sa société. L’huissier regarde ma réaction puis me demande : « il vous a prévenu », je réponds « non ». Il reste impassible, et m’invite à chercher un logement. J’ai jusqu’au 31 décembre 2021 pour plier bagage.
De retour à mon domicile, les choses se bousculent dans ma tête, que faire face à une décision locative aussi brutale. En France, on peut faire un logement de fonction avec votre domicile et vous mettre à la porte sans aucune forme de procès ? En plus, je ne comprends pas pourquoi le bailleur choisi mon logement d’autant que dans notre bâtiment, un appartement va se libérer le même mois où il me notifie la décision de congé. Je ne comprends pas le choix du bailleur car il a des logements vacants sur la vingtaine qu’il gère. Pour comprendre, j’appelle un syndicat de locataires, qui m’indique qu’on ne transforme pas un domicile en logement de fonction sans de réelles motivations et que le caractère fallacieux d’une procédure de congé donné à un locataire peut amener le bailleur à rendre des comptes.
En tout cas, je suis submergé d’un profond sentiment d’injustice. Je ne peux en rester là ! J’appelle mon assurance qui me donne le conseil d’aller devant un tribunal. J’appelle ma banque qui me propose une aide juridique. Fort des bons conseils, je décide de saisir le tribunal de proximité de secteur, celui de Guebwiller. Après échange avec mon avocate et le caractère non légitime et non sérieux du congé donné par le bailleur, je reprends confiance et espoir. Nous sommes dans un pays « des droits de l’Homme et du locataire ». Le domicile de tout citoyen est protégé et la mauvaise foi d’un bailleur peut être confondue devant un tribunal.
Les audiences se succèdent pour arriver au 9 mai 2023, jour de la décision. Le dernier message de mon avocate est très optimiste. Le bailleur n’a pas de personne de service à loger, il a des logements vacants dont un l’était avant la procédure et le dernier est libre depuis le mois de juin de l’année précédente suite à l’expulsion de son locataire. L’ensemble des arguments montrent le caractère non légitime de la procédure de congé.
Pourtant malgré le caractère profondément juste de ma démarche face à celle injuste du bailleur, je n’ai cessé de douter mais aussi d’espérer. Chaque jour, je regarde mon logement avec une attention particulière, celle peut-être du dernier jour ! Au salon, sur son fauteuil trône une petite chienne adoptée quelques mois plus tôt, Chili la petite beagle. Elle apprécie son nouveau cadre de vie composé d’une grande forêt. Capucine, le plus vieux chat du lieu, campe sur mon lit. Dehors se prélasse sur l’escalier deux chats mendiants, Praline et Copain. Ils attendent leur repas. Ces vies qui me sont confiées me confortent dans ma démarche judiciaire pour conserver mon logis, notre logis.
Mes filles devenues étudiantes reviennent de temps à autre à la maison. Longtemps, je n’ai pas osé leur parler du tourment locatif qui m’habitait. Elles ont grandi dans cette maison, elles ont connu tant de beaux moments de vie, qu’il m’était impossible de souiller cette mémoire familiale heureuse en leur annonçant que nous allions devoir quitter le territoire de leur enfance, perdre l’espace d’une expérience unique, celle de l’enfance.
Alors le 30 mai 2023, le juge m’a condamné à la mort domiciliaire. Il m’a dit que l’ensemble de mes arguments étaient rejetés, que sa décision était exécutoire immédiatement sans préjugé d’un appel éventuel et que je devais payer les dépens de 800 euros au bailleur. En une vingtaine de lignes sur sa décision, le juge a effacé 21 ans de vie.
A partir du 27 septembre 2023, le bailleur peut désormais recourir à la force publique pour m’expulser. Maintenant, comme le condamné à cette mort domiciliaire, je compte les jours. Je trace sur les murs de mon domicile, les traits de l’injustice d’une Justice ordinaire d’un juge qui le soir du 9 mai 2023 est rentré paisiblement à son domicile le sentiment du devoir professionnel accompli.
Gabriel WEISSER