Il y a un point sur lequel tous les aventuriers 2.0 sont d’accord à l’unanimité : ceux qui sont curieux du monde se doivent de voyager pour le prouver. Album photos, blogs, posts sur les réseaux sociaux : si tu as « fait » le pays, même en bord de mer pendant 15 jours dans un resort occidentalisé, tu as plus de légitimité que Michel dont la bibliothèque est à 50 % constituée d’ouvrages savants sur le sujet. Si tu as « fait » le pays. Symbole même de la capitalisation d’une curiosité d’origine sincère. En capital image, surtout : après avoir « fait » ton pays, tu obtiens le droit de gratter sa case avec une pièce de 2E sur ta Scratch Map, tu peux organiser des soirées photo-projecteur et bien sûr, tu obtiens le statut très apprécié de « grand voyageur amoureux de la planète » – statut qu’il convient d’entretenir avec un quota annuel minimum.
Quel triste petit être renfermé délaisserait les destinations exotiques pour passer ses vacances dans son jardin ou – pire – en Ardèche ? Il faut bien peu de curiosité pour accepter de passer à côté des merveilles du monde. Il y a là d’abord un mépris de classe évident et affligeant. Tout le monde ne peut pas se permettre de partir en vacances, encore moins en voyage de l’autre côté du globe. On fait pourtant de ce voyage le seul témoin valide, légitime de la curiosité des uns et des autres. Dans une société hiérarchisée à l’extrême, le voyage devient un marqueur intellectuel et social extrêmement fort.
Comme les parcs d’attraction, les voyages exercent donc une pression à consommer du « rêve ». Si ils furent un temps une histoire d’ouverture d’esprit et de soif de culture, ils sont aujourd’hui des produits de consommation comme les autres. Et le prix à mettre pour donner une certaine image de soi, à une époque où le narcissisme est un sport olympique. Hormis le triste constat de la dégradation d’un état d’esprit, il y a là de graves impacts territoriaux, écologiques et sociaux. Ce que dénonce cet article de Reporterre.
Ah ils sont beaux les nouveaux amoureux de la planète. Voilà qu’il leur faut des aéroports (équipés en luxe, s’il vous plaît) à 3000 mètres d’altitude, pour être bien certains de ne pas avoir à monter dans un bus. Quitte à détruire un équilibre naturel unique et fragile. Quitte à empoisonner de nos idéaux capitalistes des sociétés encore épargnées. Quitte à nier complètement tout ce qui fait du voyageur sincère un passionné de nature et d’êtres humains.
C’est le paradoxe des grands consommateurs de voyage, qui entraînent la marchandisation de la planète tout en se targuant de l’aimer plus que les autres… C’est ainsi que le voyage à connotation exotique, aventurière, internationale prend des odeurs de tourisme à fric et de crème solaire. Le voyage n’a plus rien d’une aventure quand il implique l’homogénéisation des modes de vie pour la satisfaction des consommateurs de masse. Le voyage non-éthique est tout aussi hypocrite et malsain que le rachat d’une chaîne alimentaire bio par une entreprise de boucherie sociale (suivez mon regard). Et qu’il est hypocrite le grand voyageur qui part en safari dans les classes sociales « d’en bas » et qui admire leur modestie dépaysante tout en détruisant leur environnement dans l’indifférence la plus totale. Qu’il est hypocrite le grand consommateur qui ferme les yeux sur l’impact de ses caprices au nom de l’exploration en plastique. Mais c’est dans l’air du temps…
PS: Je suis en train de relire la bibliographie d’Ernesto Guevara par Pierre Kalfon (lue pour la première fois lorsque j’avais 15 ans, je pensais nécessaire de refaire le voyage avec plus de flèches à mon arc). Voici les remarques faites par le Che dans les années 50, lorsqu’il voyage à Cuzco avec son ami Alberto Granado: « le touriste nord-américain pour qui le spectacle d’une tribu dégénérée fait partie des attractions du voyage* », « le tourisme désabusé de ces Nord-Américains qui viennent et repartent en avion sans rien voir du contexte** ». C’est que pour cet humaniste intransigeant, le voyage n’est pas un trophée que l’on exhibe dans son salon…
*KALFON Pierre, Che: Ernesto Guevara, une légende du siècle, Points: Paris, 2007, p.101
**ibid., p.102.