Ce texte concerne d’abord un homme. Sa vie, à l’heure actuelle, est incertaine.
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.» L’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ne souffre aucune dérogation, et différencie en cela la démocratie de la barbarie.
C’est sur ce fondement qu’en mars 2023, la Cour européenne des droits de l’homme prononçait en urgence des mesures provisoires faisant obstacle à l’éloignement de Monsieur A en Ouzbékistan. Elle renouvelait ces mesures après que la Cour nationale du droit d’asile ait constaté, elle aussi, un risque de torture.
Après plusieurs années sur le territoire, Monsieur A était pourtant placé en centre de rétention, comme de nombreux étrangers suite aux déclarations du Ministre de l’Intérieur le lendemain de l’attentat d’Arras. Aucun arrêté fixant l’Ouzbékistan comme pays de renvoi ne lui était toutefois notifié ; en l’absence de décision écrite, il était donc impossible de saisir un juge pour dénoncer un éventuel renvoi illégal. J’écrivais, en prévention, des courriers à l’administration, leur rappelant qu’ils ne pouvaient prendre un tel arrêté sans violer délibérément les précédentes décisions de justice et qu’en tout état de cause, ils devaient nous tenir informés.
Le 7 novembre tout s’accélérait, Monsieur A était étranglé dans sa cellule par un policier et manquait de perdre connaissance. Le 14 novembre, il était placé à l’isolement, « ils ont dit “aéroport” et “Ouzbékistan” » expliquait-il à son assistante sociale qu’il contactait immédiatement. Je saisissais alors pêle-mêle le Tribunal administratif de Paris d’un recours urgent (dit référé-liberté) et la CEDH, j’appelais le Ministère des affaires étrangères, le Ministère de l’Intérieur et la Préfecture de Police.
Les personnes qui décrochèrent me demandèrent de leur écrire, puis cessèrent de répondre au téléphone. Personne, jamais, ne répondit à mes courriels. Le Tribunal administratif fixait l’audience au lendemain, à 11h, je prévenais tous mes interlocuteurs. Les aiguilles courraient et il semblait impossible de les rattraper, son assistante sociale était à l’aéroport, nous appelions la compagnie aérienne, la police aux frontières, l’administration dans son ensemble et malgré la diversité des interlocuteurs, la réponse était univoque : « nous attendons les ordres de la hiérarchie. »
Ce que nous demandions était pourtant simple : respecter la décision de la Cour européenne et attendre moins de 24h qu’un juge national statue sur son dossier.
Monsieur A. a été expulsé en l’espace de cinq heures.
Lors de l’audience au Tribunal administratif de Paris, le représentant du Ministère de l’intérieur, sur interrogation de la Présidente, justifiait ce calendrier par l’urgence du contexte terroriste. Il qualifiait ce contexte d’aggravé « par les évènements passés en Israël avec les appels du Hamas à des journées de colère », expliquant que « l’attentat du 13 octobre à Arras était une journée de colère provoquée par le Hamas. » Monsieur A. n’a jamais été condamné pour des faits de terrorisme ni même mis en examen. Il ne connait ni le Hamas ni l’assaillant d’Arras. Mais habiller de peur le discours politique est le meilleur moyen pour piétiner nos libertés au nom d’une sécurité illusoire.
Le juge des référés du Tribunal administratif a, deux jours plus tard, rejeté la demande du requérant au motif qu’il n’y avait plus urgence à statuer puisqu’il était déjà en Ouzbékistan. Cette motivation constitue, en dehors du débat juridique, ni plus ni moins qu’une prime à l’illégalité pour le Ministère de l’intérieur. Éloignez vite, ne prévenez personne, n’attendez rien. Surtout pas la justice. Peut-être que plus tard, le Tribunal estimera que la décision était illégale, peut-être qu’elle fleurira la tombe de cet homme de roses de papier. Elle n’est pas à la hauteur des enjeux que pose cette affaire.
Car les enjeux sont nombreux. Ils sont éthiques, moraux, politiques, juridiques.
Quelle confiance accorder à un ministère qui ne respecte pas la justice ? Quand l’exercice du pouvoir emprunte de telles stratagèmes pour parvenir à ses fins, refusant de transmettre une décision, refusant d’attendre un jugement, niant une décision de justice, que reste-t-il de droit à la sûreté pour les citoyens ?
Car ne nous y trompons pas, si certains se sentent aujourd’hui protégés par un ministère devenu autoritaire dès lors que l’ennemi désigné est commun : le pouvoir change, les ennemis changent, les méthodes au service du pouvoir s’ancrent.
Plus encore, ces manœuvres annoncent une bascule dans le rapport-même à la vie, qui n’est peut-être pas sans lien avec les discours médiatiques qui participent, depuis quelques semaines, à jauger de la valeur d’une vie par rapport à une autre. Envoyer quelqu’un à une mort probable, en ne se souciant ni des décisions qui le disent, ni des textes qui l’interdisent, c’est renier les fondements mêmes de notre démocratie.
Alors si l’on en est venu à considérer le devoir d’humanité comme un principe abstrait ou risible, retenons au moins cela : la violation consciente, assumée et organisée d’une décision de justice et des conventions internationales est indigne d’un Etat de droit.
Plus haut, j’écrivais “ce texte concerne d’abord un homme.” En réalité, il nous concerne tous.
Lucie Simon, avocate