Nous avons impérativement besoin de comprendre ce qui s’est passé avec le surgissement de la barbarie dans notre quotidien démocratique. Est-ce là une forme de folie ? Beaucoup en effet veulent voir dans ces actes une nouvelle figure psychopathologique. Il faut dire avec force qu’une telle opinion est une manière grossière de qualifier un événement pour la seule raison qu’il déroute les visions du monde établies : nommer fou celui dont le comportement nous est incompréhensible. Il y a chez tous ces djihadistes kamikazes un aspect, pas suffisamment perçu, qui est une rencontre de l’absolu, nécessairement au cœur de leur « fol » engagement. Sans doute une telle pensée est-elle repoussée parce que l’idée reçue de l’absolu l’assimile à une sorte de perfection de l’être. Dans les religions, la recherche de l’absolu est fondamentale, et peut prendre des formes très différentes : comme expérience individuelle de réalisation de soi-même, parfois jusqu’à l’expérience mystique ; comme expérience tournée vers l’autre lorsque la dimension communautaire ou universelle est première. On la retrouve aussi, cette recherche de l’absolu, dans les mouvements qui ne sont pas religieux mais qui s’en rapprochent, voire avec des idéologies politiques. Les témoignages en ce sens de ceux qui ont été engagés dans des aventures totalitaires sont multiples, et Freud dans ses textes sur la religionl’a précisément évoqué.
Mais il ne faut pas laisser de côté le constat que le rapport à un absolu peut aussi prendre la forme d’une férocité sans limite.
Les candidats au djihad n’ignorent pas les cruautés dont se rendent coupables les groupes qu’ils vont rejoindre : dans une première approche, la plus superficielle, ils les justifient comme étant la réponse à des violences dont le peuple qu’il veulent rejoindre a été victime dans l’histoire, mais plus profondément, ils sont conduits à voir, dans la gravité des transgressions, la preuve de l’exceptionnalité de leur mission et l’ampleur de la purification à mener. Tuer les mécréants est une œuvre sainte au regard d’un dieu impitoyable quand on a la conviction de l’avoir rencontré ou, dans cet espoir, la volonté de se mettre à son service. Mais cette rencontre n’a pas la dimension d’intériorité de la vocation mystique : elle a la sécheresse d’une injonction absolue, qui va avec l’exigence d’une soumission absolue. Une telle injonction n’aurait aucun effet s’il n’y avait pas, dans l’intimité du sujet, l’attente méconnue mais incommensurable de cet absolu, et la possibilité de mettre en mouvement ce que tout homme porte en lui d’envie de meurtre et de destructivité. « L’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent résister dans une monstrueuse capture » a écrit Lacan[1]. Le plus bel acte n’est-il pas alors de se sacrifier soi-même ? C’est là la figure nouvelle inventée au siècle dernier avec les « martyrs », équipés de leurs ceintures d’explosif. Le rêve des quarante houris n’est pas alors le moteur principal du sacrifice : il n’en est que la contrepartie.
La rencontre d’un tel absolu n’a pas besoin d’être précédée par une longue préparation. Au contraire, l’absence de culture religieuse, la constitution d’un savoir très sommaire y conviennent parfaitement. Le désarroi d’une population dite sans repère prépare le besoin d’une telle rencontre. Mais ce n’est pas toujours le cas et tous les milieux sont concernés - on le découvre avec stupeur- , car plus encore va jouer la recherche de son identité, passage obligé de l’enfance à l’âge adulte. Ce temps de l’adolescence, qui connaît pour chacun un trajet particulier et une durée propre, est toujours réévaluation de l’héritage reçu. Ce questionnement peut mettre dans un état de réceptivité extrême pour la réponse qui vient, celle d’un absolu-clef-en-main, d’autant plus que cette offre réussit à s’inscrire dans des modes de communication très sophistiqués, parfois même personnalisés. C’est là que l’on retrouve l’impact des causes psychosociales et politiques - qui sont dans leur domaine tout aussi décisives- d’un phénomène qui prend des dimensions inconnues jusque alors, au niveau national comme international, mais on aurait tort de ramener le phénomène à ces seules causes sociologiques ou politiques et du coup à minimiser la dimension « spirituelle » qui en fait partie. Bien sûr il y a endoctrinement. Bien sûr il y a manipulation. Mais on ne va pas se faire sauter avec une ceinture d’explosif si l’on n’a pas établi ce rapport avec l’absolu.
Michel Onfray constate que l’oumma se porte bien parce qu’elle dispose de soldats prêts à mourir pour elle et il ajoute que « chez nous, il n’y a pas un seul type prêt à mourir pour son iPhone. » (Le monde du 1ier déc.) Certes, mais il faut plutôt se féliciter que les cultures de mort ne soient pas l’horizon de notre idéal commun. Notre civilisation n’offre pas d’absolu dans lequel on reconnaisse une injonction à laquelle il faut se soumettre de façon unanime et sans débat, mais à côté des idéaux malmenés hérités de notre histoire, des idéaux dispersés, chaotiques, nouveaux se construisent et animent aussi le monde d’aujourd’hui. Il n’y a pas lieu de regretter la disparition des idéologies du siècle passé, déplorer la critique des religions, ni renoncer à la fierté d’appartenir à un pays laïc. S’il est vrai que depuis la fin des grands récits la tâche des hommes – et le travail de pensée qui en fait partie – est devenue plus complexe, cette tâche peut être tout aussi exaltante.
Patrick Merot
Psychanalyste
(Association psychanalytique de France)
[1]Séminaire XI, p. 247