Eduardo Coutinho est mort à 80 ans dimanche, apparemment poignardé par son fils. Grand cinéaste brésilien, il est avant tout l'auteur d'un film politique décisif pour l'Amérique latine, tourné en deux temps, à près de vingt ans de distance.
Dans les discussions sur le cinéma documentaire latino, il n'est pas rare d'entendre cette expression: «AC/DC». Pour « Antes de Cabra » / « Despues de Cabra ». A l'échelle du continent, il y eut un avant, et un après Cabra marcado para morrer (Un homme à abattre). J'ai découvert ce film trop peu connu en Europe, en février 2013, projeté dans une copie neuve financée par la cinémathèque brésilienne, à Punto de Vista, festival de cinéma de Pampelune, en Espagne.
Coutinho, originaire de São Paulo, fut d'abord scénariste, puis réalisateur de films pour la télévision. C'est l'entreprise Cabra… qui va l'inciter, à partir des années 80, à s'affirmer comme cinéaste, à plus de 50 ans. Il appartient à la même génération des grands noms du cine novo (Glauber Rocha est né en 1939, Coutinho en 1933), mais s'est fait connaître bien plus tard qu'eux - et son nom reste plutôt très confidentiel en France (malgré un passage par l'IDHEC dans sa jeunesse).
En 1962, João Pedro Teixeira, leader de la ligue paysanne de Sapé, une ville du Nord-Est brésilien, est assassiné sur ordre des grands propriétaires de la région. Deux ans plus tard, Coutinho décide de reconstituer la vie de cet homme, en assumant des détours par la fiction. Mais le tournage de ce vrai faux biopic, dans lequel la veuve du héros, Elizabeth Teixeira, joue son propre rôle (tous comme les enfants du couple), est interrompu par le coup d'Etat militaire de mars 1964. L'équipe se disperse sans tarder.
Le matériel du film sera conservé dans la clandestinité. Dix-sept ans plus tard, alors que la dictature militaire vit ses dernières heures, Coutinho décide de reprendre le tournage. Il part à la recherche de la veuve, et des comédiens du film. Entre temps, Elizabeth Teixeira a changé de nom (elle s'appelle désormais Marta), et vit, cachée, avec l'un de ses dix enfants, dans l'Etat du Rio Grande do Norte. Ce tournage recommencé devient l'occasion, pour elle, de sortir de la clandestinité, de revenir sur ses années de lutte, et de renouer avec le reste de ses enfants, et de leur famille.
Le film, auréolé de très nombreux prix dans les festivals internationaux toute l'année 1985 (Berlin, Cinéma du Réel à Paris, La Havane, etc), mêle les images des deux tournages (1964 et 1984), tout à la fois enquête et reportage, proposition de cinéma militant, grand mélo sur une famille séparée puis reconstituée, réflexion sur le cinéma, le document et l'Histoire… Malgré le succès du film à l'étranger, Cabra… circule peu, dans un premier temps, en Amérique latine, en raison du mauvais état des copies. Des versions pirates d'un film en très mauvais état sont toujours disponibles sur internet (par exemple ici).
Jean-Claude Bernardet, critique et théoricien (né en Belgique, de nationalité brésilienne), a identifié très tôt, dans un texte écrit en 1985, la rupture introduite par Cabra…, et les allers-retours entre Histoire et spectacle que le film met en scène: « Il n'y a rien de plus éloigné du projet d'Eduardo Coutinho dans Cabra marcado para morrer, que de vouloir faire le récit des vingt dernières années. Quel est le matériel de ce spectacle? La réalité se disperse en mille fragments, lorsque l'on évoque l'Histoire des vaincus. Ce sont des morceaux de réalité, des vestiges, des ruines d'une Histoire quasiment ensevelies. Cabra/84 naît de Cabra/64, ressuscite Elizabeth avec son nouveau prénom, Marta, ce pseudonyme qu'elle a choisi pour sa clandestinité. La tâche du spectateur consistera à travailler à partir de ces vestiges, à les déterrer, à les organiser pour y trouver une cohérence - un pont - sans pour autant perdre au passage la notion de fragment » (ma traduction, à partir d'une version espagnole).
Au lendemain de la mort de Coutinho, le mouvement des paysans sans terre (MST) a rendu hommage au cinéaste brésilien, pour son Cabra...: « C'est l'un des rares documents historiques sur la répression subie par les paysans et les cicatrices que l'autoritarisme et la violence ont produit dans chaque être humain qui a osé lutter pour une société plus juste ».
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La presse française s'est jusqu'à présent, peu étendue sur la disparition de Coutinho - à l'exception de ce texte, sur le site du Monde.
J'ai repris, pour écrire ce petit billet, certaines des informations contenues dans le texte de présentation, écrit par María Campaña Ramia, spécialiste de Coutinho, écrit à l'occasion de la mini-rétrospective organisée par Punto de Vista l'an dernier (à retrouver dans le catalogue du festival édition 2013).