Face à la crise, le Sud commence à hausser le ton. Réunis à New Delhi mercredi 15 octobre, l'Inde, le Brésil et l'Afrique du Sud s'en sont pris sans détour aux grandes puissances occidentales, coupables à leurs yeux d'avoir déclenché la crise économique mondiale. «Ceux qui nous ont enseigné les meilleures recettes financières ont été incapables de sauver leur propre système financier», s'est emporté Kamal Nath, ministre indien du Commerce (souvent désigné, accessoirement, comme le principal responsable de l'échec des négociations de l'OMC à Genève, cet été). Tout un symbole : alors que les pays du Nord peinent à se coordonner, englués dans une crise dont ils ne voient pas la fin, les géants du Sud parlent d'une seule voix, pour constater les errements de l'Europe et des Etats-Unis ces dernières années.
C'est peu dire, dans ce contexte électrique, que le livre dirigé par Christophe Jaffrelot aux Presses de Science Po, Les Pays émergents, et qui paraît ce jeudi en librairie, tombe à pic. Sans rien renier de l'extrême hétérogénéité de cette famille d'Etats de plus en plus puissants, l'ouvrage tente de faire le tour de la question, en mêlant approches économiques et géopolitiques, et apporte un peu de profondeur aux débats. Démarché risquée autour d'une notion suspecte, fortement teintée d'évolutionnisme : à première vue, les «émergents», catégorie inventée par le monde économique des années 80, séduit davantage les médias que les universitaires. Il va donc falloir «déconstruire l'objet du délit», prévient Jaffrelot, directeur du Centre d'études et de recherches internationales (Ceri). C'est que l'ensemble des mots utilisés pour parler du «développement» sont piégés. Non seulement leur définition est souvent «flottante», sans «homologation internationale», observent les économistes Jean-Jacques Gabas et Bruno Losch. Mais surtout, l'«émergence», parce qu'«elle exprime la reconnaissance d'un statut, celui de nouvel arrivant dans l'antichambre de la cour des grands», témoigne d'une vision trop linéaire et européo-centrée de l'Histoire.
Plongée dans un «archipel planétaire»
Afin de dépasser ces difficultés, l'ouvrage privilégie par endroits le «temps long», replaçant à l'échelle du siècle tout entier le décollage des puissances du Sud observé ces dernières années (lire notamment la stimulante analyse du «grand jeu» asiatique, où l'émergence de la Chine et de l'Inde est vue comme une «réémergence», un «retour de l'Histoire»). Mieux, Jaffrelot et son équipe proposent de mettre de côté, par moments, le cadre national : «L'image du pays émergent, héritée de la vision des Etats nationaux qui a structuré les cinq derniers siècles, est-elle la plus pertinente ? La perspective actuelle ne serait-elle pas plutôt celle d'une constellation de territoires, grandes métropoles ou zones spéciales, reliés entre eux par des réseaux d'information et de communication ?»
Pour se frayer un chemin dans cet «archipel planétaire» des émergents, dans la lignée lointaine de l'«économie-monde» chère à Fernand Braudel, l'ouvrage adopte une définition assez restrictive, qui se concentre surtout sur six ou sept pays à peine, sans surprise (les quatre BRIC - Brésil, Russie, Inde, Chine - ainsi que l'Afrique du Sud, le Mexique et la Turquie). En résumé, les émergents sont des «late-comers» (ils sont venus tard au développement, souvent retardés par la colonisation). Ils enregistrent aujourd'hui une forte croissance, bien plus forte que celle des pays du Nord. Et leur performance économique menace l'ordre établi des pays développés (voir l'épisode, symbolique, du rachat de Jaguar et Land Rover par Tata, en mars 2008). Même si, comme le rappelle Pierre Hassner, citant le cas du Venezuela, «il y a d'autres manières d'émerger, pour les Etats, que la puissance économique».
La «Chinafrique» revisitée
A cheval entre le manuel scolaire clair et pédago, et le travail de recherche dense et rigoureux, le livre décline une poignée de trajectoires nationales, puis multiplie les approches croisées (quelques pages bienvenues sur la «régionalisation sans effet» de l'Amérique latine, par Olivier Dabène, d'autres fouillées sur le décryptage des stratégies des émergents dans le cadre du Gatt puis de l'OMC). Roland Marchal, du Ceri, revient sur l'offensive de la Chine en Afrique, déployant une thèse qui nous paraît moins ambitieuse mais plus solide que celle du best-seller La Chinafrique (dont on a déjà beaucoup débattu sur Mediapart, ici et là). Plus rare, un texte sur les présences chinoises et indiennes en Amérique latine souligne le risque d'une trop forte spécialisation du continent dans l'exportation de ses matières premières.
On conseillera aussi l'entretien avec l'économiste Robert Boyer, qui croit discerner l'émergence, après le consensus de Washington (imposé par la Banque mondiale à bon nombre de pays en développement, au cours des années 90) et le consensus de Pékin (cette alliance entre secteurs public et privé si spécifique au capitalisme chinois des années 2000), d'un nouveau schéma de développement, du côté des gouvernements de gauche latino-américains, illustré par le mot d'ordre du Brésilien Lula, «croissance avec équité».
* Les pays émergents, sous la direction de Christophe Jaffrelot, collection L'enjeu Mondial, Presses de SciencesPo/Ceri, 380 pages, 30 euros.