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Billet de blog 16 novembre 2025

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Les coursiers hongrois minés par l’opacité et l’exploitation

En Hongrie, les livreurs mènent un mouvement social face à la dégradation rapide de leurs conditions de travail. Les plateformes y multiplient les pratiques opaques : revenus en baisse, absence de protection sociale et recours massif aux "flottes", favorisant le travail dissimulé. Les coursiers exigent que l’État applique les règles existantes et adopte la future réglementation européenne.

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Article original : "Magyarország volt a „labor”, de a módszer egyre terjed – tüntetnek a futárok a lerontott munkakörülmények ellen". Site : Mérce. Auteur : Csaba Tibor Tóth


Gergő Tóth, vice-président de la Ligue des Coursiers, explique à Mérce que le mouvement doit se poursuivre avant tout parce que, en raison de la négligence des autorités de régulation, la situation est devenue intenable dans certaines entreprises de livraison à l’approche de l’automne.

Mérce avait déjà documenté les sérieux problèmes causés par le fait que nombreuses entreprises de livraison, même après l’adoption de la loi KATA, ne cherchent toujours pas à établir de véritables relations contractuelles individuelles avec des auto-entrepreneurs. À la place, elles ont recours à ce qu’on appelle des "sociétés de flotte", où, faute de régulation, plusieurs coursiers se partagent un seul et même profil de l’application de commande. Ainsi, dans un groupe de plusieurs coursiers, il peut arriver qu’une seule personne apparaisse officiellement dans la base de données de la plateforme.

Pour M. Tóth, certains travaux universitaires passent à côté de l’essentiel lorsqu’ils décrivent le fonctionnement des applications de livraison et de leurs algorithmes comme une forme de "fascisme numérique". Selon lui, ces technologies ne sont pas condamnées à servir la surveillance ou l’exploitation : encadrées correctement, elles pourraient tout aussi bien être mises au service des livreurs. C’est d’ailleurs l’orientation générale défendue par l’Union européenne.

En France, la situation est très différente. Les livreurs mobilisés dénoncent précisément la généralisation d’un contrôle algorithmique permanent. Comme le rappelle Mediapart, les comptes partagés au sein des plateformes sont souvent utilisés par des travailleurs immigrés dépourvus des documents nécessaires à un emploi déclaré. Ne pouvant travailler légalement, ils se tournent vers l’économie des plateformes et utilisent des comptes enregistrés au nom d’autres personnes. Pour répondre à cette pratique, certaines entreprises imposent désormais une identification numérique à chaque course, dans le but d’empêcher plusieurs livreurs d’utiliser un même profil.

De nombreux abus derrière les sociétés de flotte

En Hongrie, la Ligue des Coursiers a manifesté à Budapest, le 18 septembre, pour de meilleures conditions de travail et une rémunération plus juste. Son vice-président reconnaît que le système actuel d’attribution des commandes - qui oblige un livreur à accepter ou refuser un trajet en quelques minutes - est intrinsèquement source d'exploitation. Mais il souligne aussi que la pratique dite des "flottes", où un profil est utilisé par plusieurs livreurs, sert aujourd’hui les intérêts des entreprises autant que ceux de certains travailleurs précaires. Pour la majorité des livreurs qui essayent de travailler légalement, la transparence serait pourtant bénéfique, qu’ils soient immigrés ou locaux.

Ces montages ouvrent la voie à de nombreux abus, y compris à Budapest. Les entreprises ne versent souvent impôts et cotisations que pour un seul livreur, alors que plusieurs personnes se trouvent en réalité derrière les courses effectuées. Il n’est pas rare qu’un profil affiche jusqu’à 18 millions de forints de revenus annuels (environ 47.000 euros), revenus que se partagent parfois trois personnes - pendant que l’État ne perçoit les contributions que pour l’une d’entre elles. Les représentants des livreurs demandent donc l’instauration d’une règle simple : un profil de plateforme = une seule personne.

Illustration 1

À l’exception d’un seul, aucun des livreurs concernés ne dispose d’une véritable couverture maladie. Aucun d’entre eux ne cotise pour la retraite. Et, avec l’opacité du système de rémunération, leur revenu net disponible s’est effondré au cours des trois dernières années. "Certaines entreprises affirment avoir augmenté nos tarifs de 40 % en quatre ans. Nous, nous répétons que notre revenu net réel a, lui, été divisé par deux."

Selon M. Tóth, la situation s’est nettement dégradée depuis la fin du système KATA, qui offrait un cadre fiscal stable aux auto-entrepreneurs : "Dans le régime KATA, un livreur pouvait conserver environ 3 millions de forints nets sur un revenu annuel de 8 millions (7800 / 20800 euros). Aujourd’hui, avec une moyenne plutôt élevée de 9 millions de forints de revenus annuels, il ne reste plus que la même somme - parfois moins encore - en raison du nouveau système de cotisations." Face à cette chute du revenu réel, certains livreurs n’ont plus qu’une seule option : travailler toujours plus. M. Tóth raconte que plusieurs collègues "visent 10 à 12 millions de forints de revenu net par an (26000 / 31000 euros)", un objectif qui implique de travailler 30 jours sur 30, sans aucun temps libre.

Un enjeu international

Loin d’être un enjeu strictement hongrois, le problème est européen - voire mondial - rappelle le vice-président de la Ligue des Coursiers. Grâce au soutien de la Confédération européenne des syndicats (ETUC), l’organisation maintient des échanges réguliers avec les livreurs d’autres pays. 

Fort de son expérience internationale, Gergő Tóth observe que les grandes plateformes de livraison - Foodora, Wolt, Glovo ou encore Delivery Hero - semblent adopter une stratégie particulièrement agressive en Hongrie : "La Hongrie est utilisée comme un laboratoire", estime-t-il. Un constat qu’il juge valable y compris pour certaines entreprises européennes qui ne sont pourtant pas présentes sur le marché hongrois. En résumé : les pratiques expérimentées ici finissent souvent par être généralisées à l’échelle du continent.

Photo: Sabir Malik / Twitter

En Autriche, le service de livraison Lieferando fonctionnait jusqu’à récemment sous un régime de salariat classique. Au printemps, l’entreprise a pourtant transféré l’ensemble de ses livreurs vers des contrats d’auto-entrepreneur. Une bascule brutale : les travailleurs ont perdu à la fois le 13e et le 14e mois, ainsi que leurs congés payés. Pour Gergő Tóth, il est difficile d’ignorer que cette stratégie avait été testée dès l’après-KATA en Hongrie, avant d’être exportée ailleurs en Europe.

Mais d’autres phénomènes se superposent, liés cette fois aux tentatives - parfois maladroites - de mieux réguler le secteur. Au printemps 2025, sur la base d’un rapport de la Commission européenne, le gouvernement espagnol a infligé une amende record à Glovo et à sa maison-mère allemande, Delivery Hero, également implantée en Hongrie. La ministre espagnole de la concurrence, Teresa Ribera, a alors révélé que l’enquête européenne mettait au jour un système de "cartelisation" : un partage clandestin des marchés entre grandes plateformes en Espagne et en Allemagne. Selon Bruxelles, ces pratiques ont permis à Delivery Hero d’éviter le paiement d’au moins 600 millions d’euros de cotisations sociales entre 2022 et 2024. Résultat : 105 millions d’euros d’amende en Espagne, et 329 millions au total à l’échelle européenne.

D’après M. Tóth, les effets se voient déjà sur le terrain : "Après l’amende, le revenu réel des livreurs a visiblement chuté", observe-t-il. Le syndicaliste soupçonne l’entreprise de chercher à compenser ces sanctions en rognant sur les revenus des coursiers dans ses marchés les plus vulnérables - notamment en Hongrie et, plus largement, en Europe de l’Est.

Delivery Hero est aujourd’hui présent dans 70 pays sous des marques diverses : Foodora en Hongrie, Foodpanda en Asie, etc. Un modèle qui montre à quel point la maximisation du profit se fait au prix d’une exploitation toujours plus forte des livreurs. Et si la sanction européenne dévoile l’ampleur des abus, elle ne les corrige pas - elle risque même, dans certains pays, de les aggraver. En Espagne, Glovo ne peut plus recourir à certains montages "créatifs" ; mais rien n’empêche la maison-mère allemande de compenser ailleurs. M. Tóth signale d’ailleurs qu’à Berlin, une mobilisation massive a eu lieu le 23 octobre : les livreurs y protestaient contre la volonté croissante de l’entreprise de remplacer des contrats salariés par le système de "flotte", déjà très contesté en Hongrie.

Faire appliquer le droit européen face aux multinationales de livraison

En comparaison, les revendications hongroises restent modestes. La Ligue des Coursiers soutient ainsi la réforme annoncée de la directive européenne sur les travailleurs détachés (Posted Workers Directive – PWD). Le texte prévoit de renforcer la traçabilité du travail, en recourant notamment aux technologies modernes (géolocalisation, identification biométrique), afin de limiter les abus liés au système de flotte et au chaos qu’il entraîne. Il imposerait aussi aux plateformes l’obligation de garantir salaire équitable, couverture sociale et accès aux soins pour tous les livreurs.

Le vice-président de la Ligue s’attend à ce que ces règles deviennent applicables en Hongrie d’ici fin 2025, ce qui impliquerait leur intégration dans le droit national. Le problème majeur, selon lui, est ailleurs : les autorités hongroises n’appliquent déjà pas les obligations existantes. Des contrôles élémentaires manquent, comme vérifier si le nombre de livreurs réellement actifs dans une flotte correspond à celui déclaré par l’entreprise. Les conséquences peuvent être dramatiques. Les cas se multiplient où, après un accident de la route, un livreur préfère fuir avant même l’arrivée des secours, de peur que l’on découvre que le compte utilisé n’est pas enregistré à son nom - et qu’il ne dispose d’aucune couverture santé.

Pour  M. Tóth, comme pour les autres syndicats de travailleurs de plateforme affiliés à la Confédération européenne des syndicats (ETUC), la priorité est claire : faire appliquer le droit existant, au niveau européen comme au niveau national, face à des multinationales qui contournent systématiquement les règles.

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