
Agrandissement : Illustration 1

L’été, entre douceur du climat et oisiveté, invite aux apéritifs entre amis, à la terrasse d’un café ou dans le confort d’un salon de jardin. C’est dans ce cadre qu’a eu lieu, il y a quelques jours, une conversation ordinaire entre trois personnes. Voici l’extrait qui m’a interpellé :
Aziliz : « Tu vois, le copain à ta sœur… »
Guillaume : « Heu… de ta sœur, non ? Fais attention, Marie déteste ça. »
Marie : « Bah oui, apprends à parler français ! »
Aziliz : « Ah oui désolée, j’oublie toujours… »
À première vue, rien d’extraordinaire : une conversation légère, entre amis. Mais en y repensant, quelque chose m’a frappé. La scène révèle un type de correction linguistique qui, sous couvert de « bien parler », installe un rapport de domination subtil : celui qui sait face à celui qui ne sait pas.
Trois phrases, une correction, une excuse… et hop, la hiérarchie est installée.
Une correction anodine ? Pas si sûr
Ce genre de remarque peut sembler bénin. Pourtant, dans la perspective des sciences sociales, il s’agit d’une violence symbolique : un geste social qui impose une norme en discréditant la parole de l’autre. Il rappelle subtilement qui « parle bien » et qui doit encore « apprendre ».
L’effet immédiat est souvent l’excuse, parfois la honte. Plus insidieusement, cela peut nourrir une insécurité linguistique : la crainte de mal parler et donc, parfois, de ne plus parler du tout dans certaines situations.
Et puis il y a cette formule assassine : « Apprends à parler français ».
Comment peut-on « ne pas savoir parler français » lorsqu’on est francophone natif et qu’on a suivi plus d’une décennie d’école en français ? Dans le cas présent, Aziliz est même diplômée de l’enseignement supérieur. Ce n’est donc pas une question de maîtrise de la langue, mais de maîtrise d’une norme particulière.
Norme dominante vs diversité du français
Ce que Marie revendique comme « LA » langue française, c’est en réalité la norme dominante : celle enseignée à l’école et valorisée dans les espaces de pouvoir.
Mais le français est multiple. Il existe des variations sociales, régionales ou historiques. Et devinez quoi ? Elles sont toutes légitimes et toutes pleinement françaises.
L’exemple du « coiffeur » illustre bien le problème. Dire « je suis allé au coiffeur » est souvent jugé fautif au profit de « chez le coiffeur ». Alors que, l’étymologie de « chez » (du latin casa, « maison ») renvoie simplement au fait que l’artisan exerçait à domicile, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. D’ailleurs, on n’allait pas « chez le roi » mais « au roi », pour spécifier qu’on ne le rencontrait pas à son domicile. Dans cette logique, « aller au boucher » ne devrait pas être perçu comme choquant (surtout quand on sait que le boucher du supermarché n’habite clairement pas sur place).
Le cas des prépositions « à » et « de »
Pour exprimer la possession, la norme actuelle privilégie l’utilisation de la préposition« de » (sauf avec le verbe être suivi d’un nom comme dans « ce livre est à Louise », ou dans des locutions figées comme « la bande à Baader »). Mais cette norme n’est ni éternelle ni universelle.
- Au Moyen Âge, l'utilisation de la préposition « à » pour introduire le possesseur dominait largement.
- Dans certaines régions de France, cette tournure est encore courante.
- Le français québécois l’utilise fréquemment à l’oral.
Ainsi, la phrase d’Aziliz n’était ni « fausse » ni « mauvaise » : elle relevait simplement d’une autre variante du français.
Pourquoi c’est important
Corriger ce type de tournure ne sert ni la clarté du propos ni la compréhension mutuelle. C’est un acte social qui affirme : « Ma façon de parler est la bonne, la tienne est mauvaise ».
À force de corrections, certaines personnes finissent par intérioriser l’idée que leur français « vaut moins » et peuvent se taire par peur de mal dire. Or, une langue vivante évolue, s’adapte, se diversifie. La figer dans une seule forme, c’est la priver de sa vitalité… et parfois, c’est museler ceux qui la font vivre.
En résumé : corriger, oui, si c’est pour éclairer, apprendre, enrichir un échange. Mais corriger pour se distinguer et imposer la norme dominante au détriment d’autres variantes légitimes, c’est perpétuer une hiérarchie linguistique qui n’a rien de neutre.
Le français n’est pas un musée où tout est figé derrière une vitre. C’est une fête foraine : bruyante, vivante… et surtout, ouverte à tous.