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Billet de blog 6 avril 2022

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Voter Mélenchon pour faire barrage : examen d'un argument

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Devant la tendance, indiquée par les sondages, à la réduction de l’écart entre les scores d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle à venir, les militants de la France insoumise et un certain nombre de sympathisants de gauche, s’étant, pour beaucoup, résolus à voter pour le candidat de cette formation politique faute d’une autre candidature crédible, insistent pour faire entendre un même argument :

Jean-Luc Mélenchon étant le seul candidat de gauche avec une chance de passer la barre du premier tour, les sympathisants de gauche honnêtement inquiets devant la possibilité que Marine Le Pen l’emporte au second tour n’ont aucune autre possibilité que de voter pour Jean-Luc Mélenchon le 10 avril prochain[1].

Précisons d'abord qu'en toute rigueur, il faut distinguer cet argument du "vote-barrage" de l'argument plus large du "vote utile à gauche", ce dernier n'ayant pas pour objectif prioritaire la défaite de l'extrême-droite, mais celui de la qualification d'un candidat de gauche (quel qu'il soit) au second tour. Si Hidalgo, Jadot, Roussel, Poutou ou Arthaud se trouvait plus haut, dans les sondages, que Mélenchon, les partisans de l'argument du vote utile devraient appeler à voter pour lui. Pour que cet argument soit recevable, il faut être d'accord sur l'opportunité, pour la gauche (ou pour la France) que n'importe lequel de ces candidats soit au deuxième tour. Laissons à d'autres l'examen de cet argument-là, et admettons simplement qu'il ne se confond pas avec l'argument selon lequel, pour empêcher la victoire de l'extrême-droite, il n'y a rien d'autre à faire qu'à voter Mélenchon au premier tour pour lui faire barrage.

Me reconnaissant dans le portrait du sympathisant de gauche honnêtement inquiet devant la possibilité d'une victoire de l'extrême-droite, je ne peux ignorer l'interpellation des partisans de ce vote-barrage Mélenchon au premier tour.

Cependant, cet argument repose à mon avis sur deux présupposés, qu’il est nécessaire de clarifier et de rendre explicites :

  1. Un présupposé d’ordre factuel, sur lequel les sondages nous renseignent sans pouvoir nous informer avec certitude : Jean-Luc Mélenchon a des chances suffisamment sérieuses de passer la barre du premier tour pour que le vote des sympathisants de gauche indécis, a priori tentés par l’abstention ou par un autre candidat, change significativement la donne.
  2. Un autre présupposé, qui tient, pourrait-on dire, à une question de correction pratique de la recommandation adressée. Par cela, je veux dire que, pour que cette recommandation soit prise au sérieux par ceux à qui elle est adressée, pour qu’ils la considèrent comme une véritable recommandation, motivée par les mêmes intentions que celles qui les animent et s’interrogent sérieusement sur l’opportunité de la suivre, elle doit être intégrée de façon non-contradictoire dans un système de motivations cohérentes, sans lequel elle sera ipso facto jugée insincère ou du moins trop fragile pour être suivie. Cette considération tient, dirait un philosophe de l'action, à la forme téléologique (qui ordonne des moyens à une fin) de toute proposition pratique exhortant à une action déterminée : "si vous voulez (vraiment) A, alors faites B". Pour que la recommandation soit correcte, il est nécessaire que la fin poursuivie soit la même pour celui qui émet la recommandation et pour celui qui la reçoit. L'un des moyens de vérifier que la recommandation est correcte consiste à vérifier si son émetteur poursuivrait la même fin si les circonstances changeaient et que le moyen envisagé un temps devenait impraticable, et devait donc être remplacé par un autre. Ici, on présume que la fin poursuivie (A) est le barrage à l'extrême-droite, et, le moyen pour l'atteindre (B), le vote Mélenchon au premier tour. Voici donc le critère de correction pratique de cette recommandation : ses défenseurs doivent admettre que, si leur candidat échouait à passer la barre du premier tour, ils n'auraient d'autre possibilité, au second tour, que de suivre la même règle sur laquelle ils se fondent pour appeler leurs interlocuteurs à voter pour leur candidat au premier tour, à savoir, celle de faire barrage à la candidate d’extrême-droite. Dit plus simplement : la recommandation "vous devez voter pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour, pour que Marine Le Pen ne soit pas au second tour et ne risque pas de l’emporter face à Emmanuel Macron" ne peut être entendue et considérée sérieusement qu’à la condition que son émetteur accepte cette deuxième recommandation : "dans le cas où notre mobilisation ne suffirait pas à éviter un second tour Le Pen-Macron, nous devons voter Emmanuel Macron au deuxième tour". Pour accepter le vote Mélenchon au premier tour comme la seule option, avec cette motivation (prévenir la victoire de l’extrême-droite), il faut accepter le vote Macron comme la seule option au second (si Mélenchon n’y est pas).

Je n’ai pas les compétences nécessaires ni n’ai étudié assez en détail les derniers sondages pour me risquer à prendre position sur le premier présupposé, factuel, distingué plus haut. Les récents sondages que j’ai consultés font tout de même état d’un écart d’au moins 5 points entre le candidat de la France insoumise et celle du Rassemblement national. Au vu du risque très sérieux, confirmé par la plupart des sondages, de voir Le Pen l’emporter face à Macron, je suis personnellement disposé à accorder à l’hypothèse d’une sous-estimation par les sondeurs du nombre d’électeurs potentiels de Mélenchon un crédit plus important que d’ordinaire, et donc à faire le pari que le franchissement du premier tour par le candidat LFI est envisageable. Voter pour lui pour empêcher la victoire de l'extrême-droite (m’)apparaît alors raisonnable.

Cependant, là n’est pas tout ; ce que j’ai appelé le « critère de correction pratique » de la recommandation entre ici en ligne de compte. Les promoteurs de l’argument ici examiné sont-ils cohérents, lorsqu’ils nous encouragent à interdire toute victoire de l’extrême-droite en faisant passer Mélenchon au second tour ? Je ne le pense pas.

En effet, à ma connaissance, seule une très petite partie des promoteurs de l’argument du vote-barrage – utilisé aussi bien par Mélenchon lui-même, et ses soutiens les plus directs (de façon parfaitement logique, du point de vue tactique), que par des électeurs de gauche parfois en désaccord avec Mélenchon – seule une très petite partie des promoteurs de cet argument, donc, souligne l’avantage que pourrait assurer à la gauche la certitude collective d’une attitude antifasciste assumée (ou, moins pompeusement, d’une ferme résolution à contrer l’extrême-droite quoiqu’il arrive), pour le camp auquel ils se sentent appartenir. Pourtant, s’accorder collectivement sur la priorité de lutter contre une victoire de l’extrême-droite est un argument solide pour convaincre les électeurs avec qui on reconnaît partager l’essentiel (l’appartenance au camp progressiste, à la gauche, au socialisme, ou comme on voudra l’appeler) de suivre un conseil de vote.

Mon hypothèse est que, le vote Mélenchon étant psychologiquement et socialement moins couteux, pour ces électeurs (parce qu’évidemment estampillé à gauche), que le vote Macron (évidemment estampillé à droite), leur décision en sa faveur ne participe pas réellement d’une décision définitive et plus générale de contrer une victoire électorale de l’extrême-droite en votant pour le candidat le mieux placé pour (ou le seul à même de) l’emporter face à elle. N’ayant pas encore pris leur décision sur ce qu’ils feront en cas d'un deuxième tour Macron-Le Pen, ils remettent à plus tard une réflexion approfondie à ce sujet, en plaçant leurs espoirs dans une autre éventualité, certes bien moins probable, mais beaucoup plus confortable, dans laquelle ils n’auront aucun mal à se décider pour Mélenchon.

En outre, du point de vue des défenseurs de l'argument examiné, assurer leurs camarades de gauche opposés à Mélenchon qu’ils seraient prêts à voter Macron au second tour face à Le Pen reviendrait à diminuer le risque que cette dernière l’emporte, donc à diminuer aussi la force de leur argument en faveur du vote Mélenchon, et par là-même l’éventualité de sa victoire. Par conséquent, en ne prenant pas une position ferme sur le vote-barrage en cas de second tour Le Pen-Macron, les défenseurs de l’argument du vote-barrage Mélenchon augmentent la probabilité du soutien de ceux dont ils réclament le vote, par un appel paradoxal à leur résolution anti-Le Pen.

Finalement, la véritable forme de l'argument, dans l'esprit de certains de ses promoteurs, devrait être la suivante : pour avoir la possibilité de voter Mélenchon au deuxième tour (A), vous devez faire barrage à l'extrême-droite au premier (B). L'ordre des moyens et de la fin se trouve inversé et la correction pratique de la recommandation n'est plus menacée par le refus assumé (ou l'incertitude sincère) d'un vote Macron au second tour.

Mais pour ceux qui ne voient pas d’un bon œil une victoire de Mélenchon ou une recomposition de la gauche autour de lui, ceux-là qui ne peuvent pas non plus s’empêcher de voir les complaisances et proximités de celui-ci ou de son programme avec la candidate ou le programme du Rassemblement national (notamment en matière de politique extérieure ou sanitaire), mais sont pourtant prêts à voter pour lui, par crainte d’une victoire de l’extrême-droite – et parce qu’ils savent bien que Mélenchon n’a pas, lui, l’intention de livrer le pays aux racistes –, ceux-là peuvent-ils croire dans la bonne volonté antifasciste de recommandations à leurs yeux contradictoires ? : voter Mélenchon au premier tour pour faire barrage à l’extrême-droite, sans être sûr qu’on votera de la même façon pour Macron, si l’extrême-droite présente un risque.

Pour résumer, ce que veut mettre en lumière cette insistance sur le critère de correction du conseil adressé aux indécis souhaitant empêcher coûte que coûte la victoire de Le Pen à l'élection prochaine, c'est qu'il faudrait, pour espérer sérieusement obtenir leurs votes, que les Insoumis, leurs soutiens, convaincus ou ralliés par défaut, donnent des gages de leur ferme résolution à empêcher la victoire de Marine Le Pen, en votant Macron si nécessaire. Ces votes pour Mélenchon au premier tour ne s’obtiendront qu’à la condition d’un marché : ton vote Mélenchon au premier tour en échange du mien au second pour Macron (si Mélenchon n’y est pas). Sans cette démarche de compromis, l’argument antifasciste en faveur du vote-barrage Mélenchon ne pourra qu’apparaître comme une stratégie de Mélenchon destinée à rafler coûte que coûte les voix de gauche, comme un engagement antifasciste de façade, insincère, qui encourage plutôt à exclure de la gamme des options envisageables tout vote en sa faveur.

Il n'est pas question de demander – parce qu’il est trop tard pour cela et qu'il est certain que ce serait vain – à Mélenchon et aux Insoumis de la première heure de renoncer à « consulter leurs adhérents », comme ils l’ont prévu pour l’entre-deux tours. Mais les électeurs de gauche réticents envers Mélenchon seraient plus facilement convaincus – puisqu’il a ici été question d’examiner la solidité d’un argument – s'ils avaient par ailleurs de bonnes raisons de penser que leurs interlocuteurs se sont clairement résolus (au moins pour eux-mêmes, dans l’intimité de l’isoloir à l'abri duquel ils ont glissé le bulletin Mélenchon dans l’enveloppe) à faire de même avec Macron en cas de deuxième tour face à Le Pen.

[1] Cet argument a notamment été présenté de façon convaincante par Caroline de Haas, dans l’émission de Mediapart consacrée au vote utile Mélenchon : https://www.youtube.com/watch?v=X3_N7gFjSn4

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