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Billet de blog 21 août 2021

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L'envers d'un Paradis : PAPEETE

« Une chose est évidente, il n’y a rien dans ces entassements de béton qui relie l’architecture de cette ville (Papeete) à une quelconque culture particulière. Ce qui reste à la fin de cette courte promenade, c’est que Papeete est une ville sans âme, bruyante, sale et délabrée. Un peu comme une cité qui est lentement en train de mourir.» Julien Gué, Entretien, Papeete, 2020.

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Illustration 1
Tahiti © sroka

Tahiti | Papeete

Article publié sur le site du collectif Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel, 2021.


Les rares études, rapports émanant des services concernés de Polynésie et des technocrates de la Métropole, s'accordent à estimer que la population à Tahiti vivant sous le seuil de pauvreté s'élève à 25 % ; estimation indécente contestée par les observateurs de la chose qui affirment une réalité plus proche des 50 %, chiffre devant être augmenté par les effets dévastateurs de la pandémie, ayant en particulier ravagé les emplois associés aux activités touristiques, principales richesses des archipels.
Mais la pandémie ne peut expliquer une situation - dramatique - d'aussi grande pauvreté, elle l'exacerbe ; la Polynésie française est en effet dotée de dispositifs fiscaux spécifiques, ayant pour conséquence le renforcement des inégalités sociales : ici, au Paradis, les aides et protections sociales accordées aux plus vulnérables et indigents mais aussi aux salariés n'existent pas, les allocations chômage, de logement, le revenu de solidarité active, etc., ces formes d'assistanat promptes à ruiner le Pays et l'ardeur des travailleurs, dit-on. A l'inverse, l’absence d’impôt sur le revenu des personnes physiques, y compris aisées, et de frais de succession en cas d'héritage grèvent le budget du Pays, compensé par des taxes douanières et indirectes, qui elles pèsent très lourdement sur celui des ménages, en particulier des plus modestes. 
D'autre part, les élites gouvernantes de Polynésie ne se sont pas privé, pendant des décennies, et dans une moindre mesure, aujourd'hui, à abuser de leurs pouvoirs afin de s'enrichir en puisant allègrement dans les aides financières offertes par les gouvernements de France, à les utiliser pour asseoir au mieux leur clientélisme, à régner.  Ainsi, selon Julien Gué, habitant à Tahiti, ancien journaliste de l'hebdomadaire Toere, interrogé en 2020 :

« Donc c'est cela la Polynésie, plus de la moitié de la population sous le seuil de pauvreté, c'est une élite locale qui détourne les fonds publics en toute impunité. Et rien n'est fait d'un point de vue sociale, sociétale, rien n'est fait pour l'avancée du pays.»  

Les incidences et conséquences urbaines et architecturales, et environnementales dans le Grand Papeete sont à la mesure des inégalités sociales qui régissent le Pays : l'urbanisation rapide de l'agglomération dans les années 1960 s'est effectuée sans plan d'urbanisme d'ensemble, ou même communal, sinon des schémas prêtant à de multiples interprétations, sans contraintes architecturales, sinon celle de la hauteur des constructions ; une modernisation placée sous l'égide du laisser-faire, des dérogations, d'un laxisme des plus hautes autorités locale et de Paris, et sans aucun doute, de l'incompétence extravagante et notoire des administrateurs et ingénieurs, débarqués de la métropole, et n'ayant aucune connaissance de la société "indigène", qu'il s'agit de moderniser ; certes, malgré de temps à autres de grandes déclarations d'intention et, parfois, des tentatives devant ordonner les désordres, toutes vaines, ou bien sans grande portée face à la machine spéculative et celle technocratique.

Mais plus que cela, la modernisation de la capitale, qui a concentré tous les grands équipements publics sur quelques hectares seulement, s'est appropriée une part considérable des financements publics, cette catastrophe s'est répercutée sur l'ensemble des archipels de la Polynésie. L'une d'entre elles concerna la main d'oeuvre nécessaire pour bâtir la nouvelle capitale moderne, administrative, militaire et touristique : c'est ainsi que naquit, véritablement, un sous-prolétariat urbain polynésien, d'anciens cultivateurs-pêcheurs sans qualification et en majorité analphabètes issus du monde rural (-maritime) des archipels, devenus manoeuvres sur les chantiers, auquel l'administration, non sans une certaine forme de racisme indigène, n'accorda aucune attention et en particulier dans le domaine de l'habitat. Les plus méritant d'entre eux devant former non pas la future élite du Pays, sinon des localités, mais la classe moyenne indigène, grande consommatrice de plaisirs, conforts occidentaux, prisonniers des crédits que les banques leur accordaient volontiers. 

Une stratégie d'ordre militaire employée dans d'autres contrées colonisées dont les objectifs ont été l'opposition entre les classes sociales, l'antagonisme entre Français et Polynésiens et pour ces derniers les lignes de clivage entre pro et anti français (et entre pro et anti essais atomiques), alimentant la fracture autonomistes et indépendantistes. Stratégie à l'oeuvre dès les premiers temps de la colonie, selon Vaki Gleizal :

«  En définitive, la société coloniale tahitienne connut des tensions raciales comme pouvaient en connaître d’autres colonies. Seulement, en Polynésie, le problème se posa d’une manière plus complexe, car ces tensions se manifestèrent sous différentes formes : à travers les colons et les administrateurs blancs d’une part, entre les métis et les autochtones d’autre part. Ces tensions, animées par des arguments essentiellement économiques et entretenues politiquement, dévoilaient la fragilité et les limites de la colonisation française dans les Établissements français de l’Océanie. Les difficultés économiques, le poids de l’administration, l’éloignement et le microcosme colonial amplifiaient les haines et les antagonismes entre les communautés.» 

Gleizal Vaki, Regnault Jean-Marc. Tahiti et ses îles (1880-1914).Une micro-société coloniale aux antipodes de la métropole. In: Outre-mers, n°376-377, 2012.

Nous retrouvons les mêmes mécanismes à l'oeuvre de l'urbanisme colonial dans les îles lointaines colonisées, aux Caraïbes, etc., qui consiste à imposer aux populations des décisions prises unilatéralement par le gouvernement parisien, appuyées par les élites locales françaises et, souvent, autochtones alliées. L’urbanisation s’avère un outil de colonisation décisif, le programme d'assimilation spatial consiste à importer des modèles métropolitains étrangers à la culture, à l'histoire du Pays, aux mode et philosophie de vie des autochtones, considérés indigènes, condamnés à s'y adapter, plutôt que l'inverse. L'urbanisme colonial a des mécanismes communs d’exclusion mis en œuvre : l'apparition ou le développement exponentiel des bidonvilles, zones de taudis, d'habitat indigne, précaire, insalubre, vétuste, etc., au sein de quartiers déshérités, dégradés, etc., tolérés, dont l'objectif est de concentrer le nouveau sous-prolétariat urbain, qui justement a été la main d'oeuvre idéale pour l'édification de la ville moderne. 

HABITAT PRECAIRE & TAUDIS

Partout, dans le Grand Papeete, et au-delà, s'érigent des zones d'habitat précaire et des taudis isolés, côtoyant des immeubles d'habitations insalubres, et d'autres en ruine squattés ; la plupart de ces habitations de fortune sont en situation de surpopulation. Selon Julien Gué :

« Donc si tu veux, on compte 50 pour 100 de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté ; et tu ne les vois pas. Ce qui se passe en réalité, c'est que quand tu te promènes dans les rues, derrière les murs, derrière la végétation luxuriante, tu as une multitude de taudis. Et on ne les voit pas ; les gens qui sont propriétaires de la terre, elle leur vient de la famille,  là, pour le coup, ils sont en situation légale par rapport à l'occupation du terrain, mais ils ont pas un rond pour investir dans leur habitat. Et ça, c'est des milliers de logements. Et quand tu regardes une vue aérienne de la ville, et bien ils sont couverts par la végétation, tu distingues des toits en tôle, mais c'est tout. » Entretien, Papeete, 2020.

Le "contrat de ville" 2015 - 2020 pour le Grand Papeete a été élaboré (en 2014) en partenariat avec une mission d'expert de l'Agence Nationale de la Rénovation urbaine (ANRU) en préfiguration de projets de renouvellement urbain pour des quartiers déterminés concentrant de "forts handicaps", dont ceux de l'habitat insalubre et du surpeuplement, ou du taux de chômage. Selon ces experts, les personnes habitant ces dits quartiers "prioritaires", au nombre de huit pour la seule commune de Papeete représenterait 43 % de la population, soit 11.000 habitants ; pour l'agglomération du Grand Papeete, 37 % de la population  vivraient au sein de 76 quartiers "prioritaires", résidant dans 10.000 "toits en situation d'habitat défectueux", selon leur terminologie. Mais outre ces zones prioritaires, bien délimitées, des habitations indignes, isolées, se retrouvent en nombre dans les autres quartiers dits "normaux ?", en particulier dans le coeur même de Papeete. 

Fare (maison) taudis en hypercentre-ville à deux pas de la mairie de Papeete

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Fare taudis en centre-ville

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« Il en résulte une ségrégation sociale grandissante, les plus démunis attirés par la ville étant rejetés dans ses zones ingrates au fond de vallées insalubres où ils s’entassent dans des bidonvilles...»

Croissance urbaine et dépendance économique en Polynésie. Direction, Jacques Champaud, 1992.

Zone d'habitat précaire en ville, commune de Faaa, située entre la piste de l'aéroport et une rocade

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IMMEUBLES INSALUBRES

L'intérieur d'un logement insalubre d'habitat collectif, le "Las Vegas"  en centre-ville, aujourd'hui démoli. L'état de délabrement n'est pas rare dans les immeubles d'habitat collectif anciens, y compris dans les résidences d'étudiants. 

Photographies, Julien Gué.

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Des taudis verticaux surpeuplés, conséquence directe d'un déficit structurel de logements sociaux, sous le règne de l'OPH (Office polynésien de l’habitat est un établissement public industriel et commercial placé sous la tutelle du Pays. Celui-ci tient une place essentielle dans la conduite de la politique du logement social en Polynésie française). L'OPH a été et demeure encore une calamité épinglée par un rapport daté de 2019 de l'impartiale chambre territoriale des comptes (CTC) ayant examiné à la loupe la politique du logement social de 2013 à 2018 :


« L’OPH, en tant que bailleur social, souffre de manquements sérieux, qui le disqualifient alors qu’il s’agit de son coeur de métier.»

Ces experts très critiques - et incorruptibles, chose rare ici - n'ont cependant pas abordé le problème majeur de l'OPH, les conditions d'attribution des logements sociaux (entre autres) exclusivement basées sur le clientélisme : Gaston Flosse s'en défendait :
« Mais pas du tout ! Les gens viennent me trouver pour me demander un emploi, un logement. Si je peux, je le leur donne. Je fais du social. Alors, si faire du social, c'est faire du clientélisme, alors, oui, je fais du clientélisme !...»

Selon Julien Gué :
« Là tu mets le doigt sur un autre problème qui est la corruption systémique en Polynésie, l'OPH a toujours été un outil du pouvoir. Pour pouvoir donner des postes fictifs aux copains. L'OPH n'a jamais eu pour vocation réelle de loger les polynésiens ; c'est une vache à lait. Il faut savoir que actuellement des logements sociaux sont loués une fortune par mois ; il y a des gens qui paye un fardeau pour un 4 pièces ; et tu as plus de 50 % de ses loyers qui sont impayés.»

C'est la principale raison qu'évoque l'OPH pour expliquer, se justifier, de la dégradation avancée de ses logements les plus anciens ; et, de fait, que certains lotissements étant dans un tel état de délabrement qu’un projet de démolition-reconstruction serait plus adapté que des travaux de rénovation. Le rapport de la Chambre territoriale des comptes de Polynésie  jugeait dans un sous chapitre intitulé, Un parc de logements en partie détérioré :

« L’état du parc de logements administré par l’OPH subit l’inaction de l’OPH, et cela est connu par l’OPH et le Pays : "l’OPH qui est propriétaire de plus de 80 lotissements, compte parmi eux près de 60 lotissements anciens qui ont peu ou prou, plus de 30 ans. Ces nombreux lotissements n’ont malheureusement pas bénéficié de travaux de réhabilitation par le passé." A cet égard, l’OPH ne connaît pas, en temps réel, le taux de vacances de son parc de logements groupés. (...) Le parc "ancien" est défini par l’OPH comme l’ensemble des logements construits avant la nouvelle réglementation sur le logement social mise en place par le Pays en 1999. Cet ensemble, qui est composé de 46 lotissements, n’a jamais été réhabilité, hormis le lotissement Hamuta Val. (...) car cela pose en substance le problème de la sécurité même des installations : certains réseaux dans les lotissements ne seraient pas aux normes techniques. Au surplus, des travaux d’aménagements non déclarés par les locataires sous diverses formes dits " extensions sauvages " (abris en tôle, terrasses en maçonnerie, murets, grilles métalliques…) n’ont jamais été traités par l’OPH. Sur ce point, l’office semble désemparé quant au type d’intervention à envisager sur les extensions sauvages, et privilégie le statu quo, en lieu et place d’imposer les travaux de démolition aux occupants, ou de régulariser les constructions illicites. (...) En conséquence, par son inaction, l’OPH a contribué et contribue toujours à la dégradation de son parc, favorisant dans certains cas une situation de mal logement de ses locataires. A l’appui de ce qui précède, la Chambre formule la recommandation suivante : Recommandation n°9 : Concevoir et appliquer dès 2019 un programme pluriannuel d’entretien, de rénovation, et de démolition-reconstruction du parc de logements groupés existants, cela en lien avec les outils stratégiques de l’OPH, qui restent à définir. » 

Retrouvez l'intégralité de cet article sur le site :

https://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2021/08/tahiti-papeete.html

Laboratoire Urbanisme Insurrectionnel, 2021.

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