Vie simple, totale indépendance, absence de conventions futiles et de platitudes multiples, liberté de l’espace, amour de la lutte obligatoire de chaque jour.
Roger Buliard, Inuk, au dos de la Terre, 1957.
Le refus et l’acceptation
L’architecture de la révolte personnelle, intérieure, peut-elle être le début de l’architecture d’une révolte collective ? Comment la faire apparaître pour qu’elle puisse enclencher un mouvement de construction collective ?
Comment nommer ce qui m’entrave aujourd’hui ? Comment formuler clairement ce que je considère être des atteintes graves à ma liberté individuelle, à ma liberté d’appartenance à une collectivité humaine ? Dans quelle mesure puis-je vivre heureuse quand je sais une partie de tout le non-sens politique qui dirige ma communauté ? Dans quelle mesure dois-je être heureuse, précisément, pour m’opposer à cette incroyable pulsion de mort qui semble régir la plus petite parcelle de pensée des êtres qui sont à la tête de ma communauté ? De ces personnes qui gouvernent par la peur, par le profit, par le chantage à la maladie. De ces personnes qui réussissent à nous donner la peur de vivre.
Je refuse l’idée que, dans six mois, je me rendrai compte que je me suis fait avoir, que je me suis fait manipuler, par le gouvernement de mon pays. Je refuse l’idée de me laisser abuser.
Je refuse que mon existence porte, dans chacun de ses gestes sociaux, dans chacune de ses relations sociales, la possibilité de la contamination. Je refuse de vivre dans la peur de l’autre. Je refuse de vivre dans la peur de vivre.
Je refuse le vocabulaire de propagande de la peur de l’autre que l’on nous impose depuis des semaines et que tout le monde reprend docilement à son compte. Depuis des semaines, deux expressions circulent que je vais noter ici, mais ce sera l’unique fois et ma bouche ne prononcera jamais ces mots. Je refuse que ces mots pénètrent ma bouche. Ces mots qui se propagent beaucoup plus largement que le virus qui nous inquiète et qui sont, symboliquement, tellement plus dangereux : « distanciation sociale », « gestes barrière ». Je refuse de participer à la propagation infecte de ce langage de mort. Nous sommes tellement fondamentalement obéissants et malléables.
Je refuse de vivre dans une communauté où la peur de l’autre est érigée en principe social et politique.
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On me prive de ma liberté de mouvement et de ma liberté de vivre en société tranquillement, harmonieusement. On me vole ma part sociale confiante. On me vole symboliquement, on m’escroque, on me rackette physiquement. Dont acte.
Je me promène en forêt avec mes enfants et ça me coûte 135 euros.
Je fais du vélo en famille et ça me coûte 200 euros.
Je lave ma voiture à la station service et ça me coûte 135 euros.
Je marche pour me défouler de toute mon inaction physique quotidienne, je me retrouve à 1,6 km de chez moi et ça me coûte 135 euros.
Je brave l’interdit pour me rendre au chevet de mon père mourant, je me gare en bas de chez lui et ça me coûte 135 euros.
Je pars en voiture loin de chez moi, je me fais arrêter au rond-point d’entrée de la ville voisine. Je présente mon attestation, j’ai coché la case : « achat de produits de première nécessité ». Le supermarché est le sésame. J’ai tous les droits. Je ne paie rien car je vais payer tout à l’heure. Là-bas, j’aurais impunément le droit de marcher aussi longtemps que je le désire et de me frotter à mes nombreux congénères.
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J’accepte le confinement, mais jusqu’à quel point ?
Il me sert surtout à prendre des forces, à reprendre des forces car je le sens, il va falloir bâtir, architecturer ma révolte.
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L’architecture de ma révolte, c’est quoi ?
En voici des éléments, concrets :
C’est ma pensée qui dit « oui » malgré son attirance obstinée et presque automatique pour le « non », plus aisé et plus répandu autour d’elle, partout.
C’est l’éclat de rire face au gendarme qui m’a dit : « On va baisser d’un cran, hein ! On va tout de suite baisser d’un cran, madame ! » alors que j’étais sagement en train de lui expliquer que j’avais besoin de prendre mes enfants dans la voiture pour aller faire des courses.
C’est la conséquence heureuse de la déprime qui surgit dans mon cerveau asphyxié par les médias dévoyés.
C’est mon sourire au joggeur assoiffé que je croise sans arrière-pensée, sur le trottoir.
C’est vivre comme les indiens du Mexique rencontrés par l’anthropologue Carlos Castaneda. C’est vivre avec, pour compagne, à la gauche de mon corps, la Mort. Compagne apprivoisée mais imprévisible, à ma gauche, toujours présente, jamais scandaleuse, la Mort. Je suis humaine oui ou non ? La Mort se tient à ma gauche.
C’est écouter un disque de Rage Against The Machine avec mes enfants, en dansant avec eux comme dans mes boums de collège et en leur expliquant la signification des refrains géniaux qu’ils chantent, à leur manière, avec moi : « A bullet in your head ! » et « No more lies ! ».
C’est la tristesse qui m’envahit parfois lorsque je me promène avec mon attestation usée et pleine de ratures dans la poche de ma veste parce que j’utilise la même depuis le début du confinement.
C’est ma mélancolie lorsque je passe près de l’école maternelle vidée. Que je regarde la cour silencieuse avec un ballon en mousse qui traîne près du tilleul feuillu. Que je vois les rangées de tulipes plantées par les élèves, sur le point de s’ouvrir et qui ne fleuriront devant aucun regard émerveillé.
C’est une rencontre, un samedi matin avant une grosse pluie orageuse, au bord du canal. Un employé des Voies Navigables de France, proche de la retraite, arrête sa camionnette à ma hauteur et nous parlons à moins d’un mètre l’un de l’autre. A la fin de la conversation, l’homme me dit : « Ah, ça fait quand même du bien de discuter un peu ! Vous savez que c’est rare, maintenant ? Les gens ont peur de discuter. C’est fou, non ? Le confinement va tous nous rendre dingues. »
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Et en voici d’autres, des éléments, comme de gros piliers ceux-là, qui soutiennent l’architecture globale de ma révolte :
J’ai envie de bouger librement.
J’ai envie de vivre dans une société où autrui n’est pas considéré comme un danger.
J’ai envie de vivre dans une société qui ne cultive pas la peur, et donc la part animale et violente de mon être.
J’ai envie de vivre dans une société qui cultive la connaissance, la pensée et l’art, pour m’aider à ouvrir mes propres confins vers le bien et le bien commun.
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Pendant le confinement, il est nécessaire que chacun, que chacune trouve les principes constructeurs de sa révolte face à la peur. Et qu’on les mette concrètement en pratique, tous les jours, dans nos pensées, nos paroles, nos actes. Il y a les gros piliers et il y a les petits éléments, les tous petits détails de l’architecture, mais tout se tient ensemble. Et c’est maintenant qu’il faut l’élaborer, cette architecture, parce que nous ne savons rien de l’avenir, si ce n’est qu’il nous appartient.
Exploration de nos propres confins
Dans quelle mesure étais-je déjà confinée, avant le confinement ? Comment est-il, mon confinement intérieur ? Est-il utile ou délétère ? Est-il ce qui m’empêche d’être pleinement moi ? Ou fait-il partie de moi ? Est-il ce qui m’empêche d’être socialement virulente et de commettre des actes impolis ou violents ou transgressifs ou criminels ? Est-il cousin de la morale, mon confinement intérieur, ou de la frustration ? Fait-il partie de ces frontières, de ces extrémités, de ces confins parfois inconnus qui délimitent et façonnent ma personne, ma singularité ?
Aujourd’hui, le confinement social me permet de prendre conscience de mon confinement intérieur.
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Un soir, un ami m’a expliqué comment acheter des boules de pétanque, dans les magasins de sport, pour se constituer des stocks de projectiles à balancer dans les vitrines, lors des manifestations. La boule de pétanque est un très bon projectile. Je n’en savais rien. Je n’avais jamais imaginé quel usage détourné on pouvait faire de cet objet de tradition tellement inoffensive et populaire. Rejoindre le camp des lutteurs par le truchement de cet objet m’a semblé hallucinant. J’ai frémi en sentant le poids glacé, la densité tueuse de la boule de pétanque dans ma main. J’ai frémi, mes oreilles ont bourdonné et mes genoux ont commencé à trembler, tandis que j’écoutais mon ami. J’ai contrôlé mes genoux comme j’ai pu, j’ai gardé la boule dans ma main. J’étais effrayée. La force d’action qui se rendait concrètement possible devant moi, dans ma main, pour contester, pour me révolter, pour refuser de ne rien faire, cette force m’a effrayée.
J’étais effrayée, non pas parce que j’avais peur de commettre un délit, mais parce que je sentais que ma main pouvait parfaitement lancer cette boule de pétanque dans la vitrine de l’opérateur téléphonique qui apparaissait soudain en face de moi. J’étais effrayée par les capacités concrètes de révolte qui surgissaient en moi. J’étais effrayée de me rendre compte à quel point la révolte était à la portée de ma main. Il suffit d’une boule de pétanque et d’un discours. J’étais effrayée de me rendre compte que j’avais en moi toutes les capacités pour entrer dans ce champ de lutte dangereux et totalement enivrant. Et que tout était très simple, en fait.
J’ai eu peur de moi, peur que ma révolte se dévoile, que ma violence se décadenasse, que mes confins se repoussent. J’ai eu peur de rejoindre le cercle de ces personnes qui avaient accès à un autre niveau de réel que moi. J’ai eu peur de changer de cercle, de changer de personnalité. Si je lance cette boule de pétanque dans la vitrine, une partie de moi ne m’appartient plus. Une partie de mon être se métamorphose. Je ne saurai plus, alors, qui je suis. Je n’étais pas prête. J’ai reculé. J’ai redonné la boule de pétanque à mon ami. Ma main en avait chauffé le métal. Je me suis détournée, mais il me reste aujourd’hui encore le creux laissé par cette boule dans ma paume et le vertige de ce qu’elle m’a permis d’entrevoir.
Tout le monde a des boules de pétanque chez soi.
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Dans quelle mesure l’architecture de la révolte que je pourrais mettre en place peut-elle me permettre de reculer mes propres confins, d’agrandir mon être ?
J’ai besoin de confins, sinon, je n’existe pas, je me dilue, je me dissous. J’en ai besoin pour vivre. Mais c’est à moi qu’il appartient de décider où je les place, mes confins.
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Je pense souvent aux gens pour qui le confinement actuel ne change presque rien. Je pense souvent à ces gens dont les limites physiques d’un corps immobilisé par une maladie ou un accident produisent un confinement radical de l’être. Ces gens confinés, pour ne pas dire piégés, dans leur propre corps. Un corps dont les fonctions figées ne permettent plus d’interaction sociale avec le monde extérieur, ne permettent plus d’interaction intime avec soi ni avec les autres chéris. Comment l’esprit peut-il se sentir libre dans un corps qui ne répond plus à aucune de ses volontés, à aucun de ses désirs ?
Et j’ose me plaindre car mon corps, en pleine possession de ses moyens, est confiné dans une grande maison ? J’ose me plaindre car je ne peux pas sortir me promener où je veux, quand je veux, comment je veux et combien de temps je veux ?
Eh bien oui, j’ose me plaindre. J’ai le devoir de me plaindre. J’ai le devoir de muscler mon esprit, aussi, en prenant exemple sur les êtres confinés dans leurs propres corps et qui vivent et qui s’accrochent, malgré tout, à la vie et à l’amour et qui espèrent et désespèrent. Face à eux, je n’ai pas le droit de désespérer, c’est simple.
La jeune femme, piégée dans son propre corps, confinée depuis quatre ans dans les limites étroites de sa chair, parce que sa chair s’est un jour figée, après l’ablation d’une tumeur inopinée dans son cerveau, cette jeune femme, par exemple, me donne la force et le devoir de ne pas désespérer. Jeune femme archi- confinée, sans aucun horizon, pas même celui de ses deux petites filles, tu me donnes la force d’architecturer ma révolte. Depuis le début du confinement, sans jamais voir ses filles car leur père les garde, c’est tout, il a décidé, car elle ne peut rien décider, elle est trop confinée. Jeune femme qui désespère et se démène intérieurement, sans rien pouvoir dire, sans rien pouvoir faire, sans rien montrer à l’extérieur de sa vie piégée. Mais qui se démène et cherche tout de même à repousser ses propres confins, qui lutte chaque seconde de sa vie pour agrandir son être et renforcer son action sur le monde et son lien à ses filles. Le père refuse d’emmener ses filles voir leur mère depuis deux mois, par peur d’une contamination. L’improbable virus, transporté par les enfants, pourrait atteindre la mère déjà trop faible. Le virus a si bon dos. Quid du désespoir ? Le désespoir est aussi un virus qui peut devenir mortel.
Jeune femme, au sein de tes confins trop restreints, je t’entends et j’entends la force et le devoir que tu me transmets.
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Quand ma liberté de mouvement est abolie, qui suis-je ? Que reste-t-il de moi quand je ne puis sortir de mon horizon personnel déjà connu, tellement connu, trop connu et rétréci ?
J’ai besoin de sortir. J’ai besoin de sortir de chez moi, j’ai besoin de sortir de mon moi connu, j’ai besoin de prendre l’air, de repousser mes confins, c’est existentiel.
Seulement pour sortir, pour reculer mes limites, j’ai besoin d’avoir confiance, c’est existentiel. Confiance dans l’autre que je vais forcément rencontrer sur mon chemin. Cet autre qui est, potentiellement tout autant un danger qu’un atout et dont je crois qu’il sera toujours plus un atout qu’un danger. Personne ne m’enlèvera jamais la confiance que j’ai en mes semblables.
Je suis humaine oui ou non ?