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Billet de blog 19 mai 2020

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Inverser la courbe Cousteau - Alexis Fichet

Comment renverser cette vision du monde qui va vers toujours plus de destruction et de catastrophe. Comment prendre acte d'un monde abimé et chercher la beauté malgré tout.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’ai la conscience malheureuse, et ça ne date pas du confinement. J’ai entendu ce terme dans une émission de radio, sur France Culture, il y a quelques mois, et il m’est resté. L’expression vient de Hegel - que je n’ai pas lu. La conscience malheureuse, c’est avoir la connaissance d’une situation, d’un problème, et aussi avoir conscience de sa solution, au moins en partie, mais savoir dans le même temps que cette solution ne sera pas appliquée.  

La conscience malheureuse en temps de confinement, c’est penser, avec un peu d’espoir, que c’est le moment, que puisqu’on a su arrêter, ralentir, ne plus bouger, ne plus dépenser, puisque le virus nous contraint à changer nos modes de vie profondément, c’est le moment, on va atterrir un peu, retrouver la raison, opérer au moins une partie du virage nécessaire pour que tout (climat, diversité, pollution, etc) ne parte pas trop vite en vrille. Et puis non. Pas du tout. Et être à peine surpris. 

Je suis, depuis mon enfance, profondément touché et concerné par les questions environnementales. Tout a sans doute commencé par l’observation de la nature, le regard qui s’arrête sur un lézard, l’envie de comprendre comment un crabe s’est retrouvé pris dans la pierre il y a des millions d’années. Déjà, souvent, les reportages de Cousteau nous montraient la beauté de la nature en nous prévenant de sa fragilité et des menaces qui pesaient sur elle. Ce qui apparaissait soudain devant la caméra sous-marine était déjà en voie de disparition. Les courbes sont à la mode, on pourrait appeler ça la courbe Cousteau : je grimpe vers la beauté, puis je m’effondre soudain dans la crainte de la souillure ou de l’extinction. Peu à peu, tous les documentaires animaliers se sont mis à suivre la courbe Cousteau.

J’ai grandi avec ça. Aimer un monde qui s’abime. Contempler la beauté qui s’efface. Regarder les animaux en ayant peur pour eux. Avec le temps, on complexifie la pensée, on s’intéresse à la pollution, et puis au CO2. L’immense complexité du vivant, les liens tissés, c’est vertigineux, riche, passionnant, effrayant. Quand arrive la crise liée au Coronavirus, j’ai 41 ans, j’ai écrit un nouvelle sur la question des déchets, j’ai traité des espèces invasives dans plusieurs de mes textes, j’ai écrit sur le réchauffement climatique et la géo-ingéniérie, sur les perturbateurs endocriniens, et même sur les virus.

J’avance et je crée, depuis quinze ans, avec la conscience que les thématiques que je traite ne sont que marginalement intéressantes pour mes semblables. Je me corrige, je me demande si ce n’est pas à cause des faiblesses de mon écriture, ou des formes proposées. Il y a des encouragements, je continue… Mais j’ai la conscience malheureuse : je vois bien que l’écologie reste anecdotique, périphérique. L’enjeu me semble immense, et il ne se passe rien, ou presque. 

Le confinement ne modifie pas profondément cet état de fait, il l’augmente : ce qui me passionne et me tracasse reste marginal pour la plupart de les contemporains. L’ampleur du dispositif sanitaire mis en place correspond, a minima, à la révolution sociale et économique qu’il faudrait enclencher pour répondre sérieusement à la crise écologique. Ce confinement aurait pu être une leçon, un modèle pour la révolution à venir. Mais rien ne se passe, rien qui aille dans le bon sens. Il faudra d’autres chocs, d’autres malheurs pour que l’expérience fasse leçon, mais ça viendra. 

Le bon sens de mon voisin, en réalité, n’est pas le mien. Sur les réseaux sociaux, je croise majoritairement des « amis ». Mais si j’élargis le panel, si je fais un peu attention à ce qui a lieu hors de mon petit cercle, ça ne marche plus du tout. Même si parfois elle se croit grande en se regardant dans Facebook, ma famille est petite. Il semblerait par exemple que la tribu qui veut absolument aller au MacDo soit plus vaste et plus résolue. Est-ce que j’y peux quelque chose ? 

J’aimerais que la conscience malheureuse n’empêche pas la présence heureuse. 

Il faut nous libérer de la courbe Cousteau. Parvenir à l’inverser. C’est l’idée : on ne part plus de la beauté pour arriver à sa destruction, on part de la destruction effective, quotidienne, à l’oeuvre, pour aller malgré tout vers la beauté, ou la joie, ou les deux. Accepter - en partie, il ne faut jamais abandonner la lutte - ce qui arrive, ne pas nier le réel, et pourtant y trouver du bonheur, de la joie. 

Pour y parvenir, une des voies possibles est de reconsidérer profondément ce qui nous lie à ce monde, considérer les interactions, les origines complexes, les destinées buissonantes. Par exemple, on peut s’émerveiller de la nature étrange des virus, ces êtres ni vivants ni morts, et leur interaction avec nous. Il n’y a pas de morale, chez un virus, pas de volonté de nuire ou de tuer, juste une forme d’existence obstinée, fragmentaire, qui cherche tous les moyens possibles pour persévérer. 

Il faut déplacer la morale, accepter que les relations entre vivants, mais aussi entre vivants et non-vivants, ont toujours été des relations de digestion, de destruction, d’accaparement. Le lion qui mange l’antilope ne la domine pas, il entre en relation avec elle. Il fait d’elle un peu de sa chair. La plante qui défait peu à peu une roche pour se nourrir effectue un processus inévitable, créateur, transformateur, et dans le même temps elle se nourrit de l’air, l’absorbe, le digère. Toute opération de digestion est un moment alchimique de transformation et d’incorporation. 

Inverser la courbe Cousteau : admettre que ce monde est catastrophique, renversé, douloureux, et savoir que nous n’avons que celui-là. Accepter que l’humain est globalement une espèce-ravage, mais continuer à l’aimer malgré tout, parce que la haine et le mépris ne sont pas très utiles. Voir le gouvernement s’enfoncer toujours plus dans le fondamentalisme de marché, voir chaque jour de nouvelles mesures qui tentent de sauver un capitalisme pathologique, et travailler sur soi pour que cela ne devienne pas la vérité du monde. Continuer à chercher et à nommer d’autres vérités de l’existence, des alternatives, des minoritaires, des imaginaires. 

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