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Billet de blog 5 juillet 2020

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Levothyrox, une histoire de gros sous

La pandémie du COVID-19 n'a fait que révéler au public des pratiques pourtant bien ancrées dans les laboratoires sans que personne n'y trouve à redire ou ne s'y intéresse jusqu'alors. Promis juré on nous a promis que la situation ne se reproduirait plus, ils en ont tiré les leçons... Ça laisse songeur. Retour sur la polémique du Levothyrox...

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En 2017, les laboratoires Merk décident de modifier la formule de son médicament : le Levothyrox. Il s'agit d'un médicament prescrit dans le cadre de troubles de la thyroïde. La difficulté principale dans le traitement des troubles de la thyroïde est de trouver le "bon dosage" pour les patients. Praticiens et patients savent bien que pour ce genre de pathologie, on ne change pas de molécule.

Alors pourquoi le laboratoire a-t-il décidé de modifier sa formule ?
En fait, il n'a pas changé de molécule et toute l'astuce réside dans ce paradoxe. La nouvelle formule du Levothyrox est donc la même, seul l'excipient diffère.

Le docteur Nicolas Bouvier, dans un article paru en novembre 2017 sur TV5 Monde indique que l'excipient, le lactose, a été remplacé par du Mannitol et de l'acide citrique. 
Dans le monde du médicament, un excipient est censé ne pas influencer le principe actif de la molécule. En bref, il doit être neutre. Cependant lorsqu'on effectue une petite recherche, on découvre que le Mannitol est un polyol (sucre-alcool) considéré comme un principe actif. Le Vidal, la bible du médicament, lui consacre une fiche (www.vidal.fr/substances/2222/mannitol/) puisqu'il est utilisé dans la prise en charge des oedèmes cérébraux et l'hypertonie oculaire par voie injectable.

Mais parlons un peu du lactose. Celui-ci est utilisé assez souvent dans le monde occidental mais pas en Asie, pour des raisons d'intolérance. En effet, au début l'Homme est intolérant au lait, donc le lactose. Certains d'entre nous le savent bien et le digèrent mal. Avec le temps et les régimes alimentaires, les occidentaux ont développé une résistance ou une tolérance au lactose tandis que les régimes alimentaires asiatiques n'ont pas permis de réaliser cette tolérance.

Quelques chiffres...

L'Asie représente une population de près de 4,463 milliards d'individus (chiffres 2016), la Chine à elle seule représente 1,393 milliards, l'Afrique 1,216 milliards, le continent américain 1,004 milliards et l'Europe à peine 741,4 millions.
Il apparaît alors évident que les marchés extérieurs à l'Europe sont d'un point de vue économique extrêmement attractifs. Et s'il fallait faire des choix de production, il vaut mieux commercialiser pour les États-Unis et pour l'Asie que pour l'Europe. Mais peut-être est-il possible de faire une pierre deux coups... voire trois coups...

Revenons au lactose. Comme le continent asiatique y est sensible, il est nécessaire de commercialiser un médicament sans lactose. Or fait intéressant, certains occidentaux sont restés intolérants au lactose. Il apparait donc logique, en terme de santé aussi, de modifier le médicament et de le rendre plus tolérant. L'intention est louable mais les études d'impact sur un tel changement ont-elles été pour autant réalisées ? D'ailleurs est-il nécessaire d'en réaliser puisque la molécule ne change pas ? Seul l'excipient, réputé neutre, change !
Si on raisonne en termes de production et d'économie d'échelle, mon médicament au lactose me coûte plus cher, le marché étant plus petit que celui sans lactose. Le calcul est vite fait, il vaut mieux remplacer la formule au lactose et ne garder que la nouvelle formule. Et voilà la pierre à deux coups. Mon produit devient plus rentable, mon marché devient globalisé.

Euthyrox, Levothyrox, une confusion entretenue ?

Le Levothyrox (ancienne formule avec lactose) existe dans d'autres pays d'Europe où Merk le commercialise ou le fabrique sous la marque Euthyrox. Le raisonnement devient discutable lorsque Merk décide de modifier sa formule sans en informer les médecins, pire, sans changer de nom. Les patients ont pris du Levothyrox nouvelle formule sans le savoir. Du coup, troubles, nausées, problèmes digestifs, etc. près de 33000 cas recensés entre 2017 et 2018. En termes juridiques, on pourrait dire que Merk fait défaut à son devoir d'information. Faut-il encore le prouver. Mais en terme de déontologie médicale, c'est un manquement difficile à accepter. Pourquoi l'ANSM (l'Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé, agence qui autorise ou non la mise sur le marché des médicaments en France) n'a-t-elle rien fait ?

En fait pour bien comprendre, l'ANSM était parfaitement au courant de la modification de formule puisque c'est à sa demande, datée de 2012, que Merk a été contraint de la modifier Il lui a fallu quand même 5 ans et 30 millions d'investissement (selon Merk) pour mettre sur la marché la nouvelle formule en 2017.
Le motif de cette demande était que "le principe actif se dégradait avec le temps au contact de l'excipient ce qui fait que le médicament ne répondait pas aux normes et à la réglementation sur les dosages. [...] Ce n'était pas conforme aux normes plus strictes des autorités sanitaires américaines. [...] Cela pouvait engendrer des écarts de dosage d'un lot à l'autre... (d'après Valérie Leto, Merk).
Deux points posent problème. Le premier est la notion de temps, lorsqu'on sait à quel point les laboratoires optimisent le stockage à la limite du "zéro stock", l'argument même s'il est vrai, est un peu tiré par les cheveux. Il est fort probable que le médicament soit ingéré avant qu'il ne soit altéré. Mais pourquoi pas. Aussi pourquoi avoir tant attendu à réaliser ces modifications s'il y avait un risque ? N'est-ce pas un principe de pharmacovigilance de l'ANSM ?
Le deuxième point est celui de la conformité aux normes américaines ? Pourquoi l'ANSM si c'est bien elle qui le réclame, demanderait-elle une conformité aux normes américaines ? Si la demande provient de Merk, cela signifie, Merk étant américain, que celui-ci souhaite se mettre en conformité avec son propre pays, son marché principal. En se mettant en conformité avec les États-Unis, Merk tente d'imposer la nouvelle formule dans le reste du monde, optimisant ainsi ses coûts de production. Les intérêts de Merk sont donc plus particulièrement financiers.

En regardant sous cet angle, les arguments semblent très éloigné des considérations sanitaires. Mais qu'est-ce que l'ANSM y gagne dans cette affaire ?

En attendant, Merk continu dans les autres pays à substituer l'ancienne formule par sa formule sans lactose dans ses boites d'Euthyrox en provenance d'Allemagne. Lentement Levothyrox et Euthyrox deviennent identiques.

Les dates qui interpellent...

2012, en plus d'être la date de la demande de l'ANSM pour la modification de la formule du Levothyrox, c'est aussi l'époque d'une autre polémique : la collaboration sino-française pour la construction du laboratoire P4 de Wuhan. À ce moment la polémique porte sur le transfert de technologie, certains y voient le risque que la Chine n'en profite pour fabriquer des armes bactériologiques. Jean Pierre Raffarin à l'époque mettra fin à la polémique et lancera le coup d'envoi de la construction du laboratoire, laboratoire inauguré en 2018. L'enjeu est d'importance car il n'existe dans le monde qu'une trentaine de laboratoire de type P2 haute sécurité et la chine n'en possède aucun. Aussi elle souhaite en construire un afin "de réagir au plus vite quant à l'apparition de maladie infectieuses". Il est donc important pour la France d'enlever le marché de cette collaboration et il est indiscutable que des tractations ont eu lieu pour l'emporter. 

En 2017, Merk met sur le marché sa nouvelle formule du Levothyrox (sans lactose), en ayant investi 30 millions d'euros pour la nouvelle formule. En parallèle et au même moment, Merk ouvre une usine en Chine, à Nantong pour 170 millions d'euros et une production de 10 milliards de doses d'ici 2021. 80% des asiatiques étant intolérants au lactose, 30 millions est bien peu pour un tel retour sur investissement, d'autant que Merk mise sur une production à bas coût (les coûts de production chinois étant fondamentalement plus bas qu'en occident). D'ailleurs on peut y voir une tentative de délocalisation de sa production. N'oublions pas que son usine allemande est la seule produisant le Levothyrox ancienne formule (Euthyrox) pour le marché allemand et russe. Là aussi, quel est l'intérêt de conserver une usine qui produit, plus cher, un Levothyrox pour un marché de niche comme la France et qui de toute façon est promis à être remplacé par la nouvelle formule ?

2019 est la date de fin d'utilisation du brevet du Levothyrox ancienne formule et curieusement c'est aussi la date à laquelle où l'ANSM n'autorise plus l'importation d'Euthyrox (Levothyrox ancienne formule). Le brevet de la nouvelle formule tombera dans le domaine public qu'en 2034, ça laisse de quoi voir venir...

Ces histoires de brevet et de domaine public ont leur importance dans certains agissements de laboratoire.
Dès qu'un médicament voit son brevet tomber dans le domaine public, un générique, moins cher en théorie, peut être réalisé par n'importe quel laboratoire sans avoir à payer des royalties. Encore faut-il que cela soit rentable. Les laboratoires détenteurs du brevet n'ont ni envie ni intérêt à ce que leur médicament ne devienne un générique. Ceci représenterait un manque à gagner certain. Aussi la méthode est bien rodée. Quelques années avant que le médicament ne tombe dans le domaine public, les laboratoires vont mettre sur le marché un nouveau médicament sensé remplacer l'ancien et dont les vertus et les effets sont sans doute bien meilleurs. Bien sûr, l'idée est de faire miroiter les bénéfices d'un nouveau médicament par rapport à l'ancien, en prenant le moins de risque possible. L'idée est donc de mettre sur le marché un médicament très similaire, voir complètement identique mais dont l'excipient a changé. Nouveau médicament = nouveau brevet ! Il ne reste plus qu'à vendre les bienfaits de la nouvelle formule aux prescripteurs (les médecins) - une histoire de lobbying - et d'habituer les patients à se voir prescrire le nouveau médicament au lieu de l'ancien...
Du coup lorsque l'ancien médicament tombe dans le domaine public, il n'est déjà plus prescrit par les praticiens ni réclamé par les patients. Le médicament générique devient peu rentable à fabriquer puisque la demande s'est effondrée avec la mise sur le marché de la nouvelle formule. Le laboratoire est ainsi assuré de continuer à rentabiliser sa formule d'origine dans le temps tout en muselant la concurrence du médicament générique. Le Levothyrox est en ce sens un cas d'école et n'échappe pas à cette règle. Le brevet devant tomber dans le domaine public en 2019, Merk commercialise une nouvelle formule (donc un nouveau brevet) en 2017 avec pour seule modification l'excipient, pensant ainsi limiter les problèmes facilement. Deux ans sont alors suffisants pour habituer les patients à se voir prescrire la nouvelle formule et le tour est joué.
Problèmes, il y a eu et il y en aura encore.

Face à la polémique du Levothyrox en 2017, l'ANSM autorise temporairement les importations de Levothyrox ancienne formule (provenant de l'usine Merk en Allemagne). Arrivent alors des Euthyrox en langue allemande et russe. En parallèle Merk a continué à remplacer son ancienne formule par la nouvelle sans lactose dans tous les autres pays sans "rencontrer [à ses dires] d'effet indésirables" ! Que peut-on penser de la parole d'un fabricant à la fois juge et partie ? En outre Merk ne possède le monopole de la molécule de Levothyrox que sur le marché français, ailleurs il est en concurrence avec d'autres laboratoires. Il est donc difficile d'estimer l'impact réel de la nouvelle formule ailleurs qu'en France.
Cette autorisation TEMPORAIRE de l'ANSM se double aussi de l'autorisation de mise sur le marché d'autres médicaments similaires pour permettre aux patients d'avoir une solution de rechange, autre que le Levothyrox nouvelle formule. Or cette année 2019 marque la fin de cette autorisation temporaire. Les patients n'ont plus accès au Levothyrox ancienne formule et n'ont plus d'autre choix que de trouver une solution auprès d'autres laboratoires, d'autres médicaments. On voit bien là que seuls les intérêts de Merk ont été préservés et non ceux des patients. Il est curieux que l'ANSM ait préféré abonder du côté de Merk plutôt que de privilégier le principe de précaution ou simplement écouter les patients.

Finissons par quelques chiffres. Merk c'est près de 19 milliards USD en 2018 aux États-Unis, 20 en 2019 et une progression de 11%. Pour l'Europe c'est 12 milliards en 2018, 13 en 2019 et une progression de 4%. Pour la Chine, il s'agit de 2 milliards en 2018 et 3,2 en 2019 soit la plus forte progression : 48%.
Le poids de la France dans ces chiffres est négligeable, alors combien représente les 33000 patients déclarés en terme de perte financière pour Merk ?

80% de chinois sont intolérants au lactose et Merk cherche à s'implanter durablement en Chine. Le marché américain est le plus important pour lui, aussi pourquoi s'acharner à se plier à des normes européennes alors que celles-ci sont elles-même contournées par les instances officielles françaises pour rejoindre les normes américaines. Merk obtient ainsi un marché unique et global pour son Levothyrox nouvelle formule. Plus de problème de production, des coûts optimisés, une fabrication unique à travers le monde depuis la Chine avec la bénédiction française. La demande devient mondiale, pour un produit unique...

Et la santé dans tout ça ? Les 33000 patients connus ? Des dégâts collatéraux certainement...

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