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Billet de blog 27 septembre 2014

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Le Grand Journal-isme

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

"Si paradoxal que cela puisse paraître,
le 
mythe ne cache rien :
sa fonction est de déformer,
non de faire disparaître.
"

Mythologies, Roland Barthes, 1956, p. 194          

Il y a Antoine, ce type qu'on aime bien, la blague toujours au coin de la bouche, l'oeil qui frise,

le cheveu grisonnant, le costume toujours clean bref terriblement sympa. Et puis il y a aussi Natacha et Jean-Michel, branchés politiques. Eux, ils sont plutôt du genre carnassier, le verbe sûr et acéré, le cerveau équipé de trois moteurs et aussi l'oeil qui frise. 19h06. Vite, ils posent 3 questions à l'invité (celui dont on parle dans tous les journaux). Ensuite, il y a Karim, sympa du genre baskets-stylo bille qui fait des discours PowerPoint en 3 parties. Enfin, il y a Augustin et 1 lecture conseillée d’où il extrait 1 phrase à retenir.

La deuxième partie commence ensuite à 20h00 avec Mathilde qui nous fait aussi un petit exposé PowerPoint en 3 parties sur ce qu'il y a à savoir question culture mais branchée. Antoine et elle reçoivent ensuite des gens connus sympas ou charmants qu'on a déjà vus ailleurs. Des Artistes, drôles souvent, des comédiens mais aussi des musicos parfois décalés (mais toujours sympas). Ca se voit parce qu’ils rentrent en fendant le grand écran tel Moïse fendant les eaux. 20h19. Fin.

Qu’en rajeunissant son présentateur, le Grand Journal choisisse de réactualiser le mythe néolibéral de l’entrepreneur avec une sorte de mise en scène de la start-up, c’était assez prévisible : depuis la survenue de la crise en 2008, l’arrivée des écrans géants, la fin de l’homme tronc dans les JT, la montée en puissance d’Internet et de ses nouvelles formes d’expression avaient en effet rendu cette mue inévitable. Mais ce qui nous intéresse ici est que ce nouveau programme, qui peine encore à trouver ses marques auprès de son audience, tente de donner un visage et une véritable existence au mythe que ne pouvaient lui fournir de simples JT.

Comment ? Par le biais de l’esthétique PowerPoint ou plus généralement Microsoft « Office ».

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Le Grand Journal de l’ère Denisot était un grand soir avec des showmen de la politique puis du show biz. Mais pas celui de l’ère de Caunes.

Non, Le Grand Journal façon de Caunes, ou lgj© pour les intimes, c'est comme une boîte sympa avec des cadres dynamiques terriblement parisiens et swags. Ils portent tous des costumes chics clairs sur une chemise ouverte sans cravate. Le public de l'émission est jeune, à la mode et extraverti à qui on ne la fait pas. Ils reçoivent des personnalités illustrant l'actualité sous le feu des questions de journalistes au nombre plus réduit, réputés pour leur pugnacité puis des personnalités de la "culture" (mais bankables quand même) couvées par une seule journaliste "smart" et branchée. Finies les grandes réceptions glamour avec du clash et du rire. On commence la soirée en petite réunion de PME branchée pour terminer par un dîner intimiste.

Quoi de plus étonnant alors que la nouvelle identité graphique de l'émission-PME se décline sur les figures de PowerPoint ? La simplissime boîte-cadre qui entoure les lettres du logo hyper-performatif de l’émission. La réalisation qui alterne les plans serrés rectangulaires fixes avec d'autres plans rectangulaires fixes. La table, point central du procès de communication, figure un chevron PowerPoint autour duquel la position de l'individu fonde la fonction : fournisseur de forme/présentateur, fournisseur de fond/chroniqueur,  matière à former/invité. Tandis que le décor évoque les maillages rectangulaires encore des thèmes du même logiciel.

Le temps de l’émission se cale également sur l’aridité d’un exposé PowerPoint : première partie actualité et politique, pub, deuxième partie : chroniqueur actu, 2e invité actu, chroniqueur littéraire. Zapping. Gorafi. Pub. Météo. Guignols. Troisième partie : chroniqueuse médias, invité culture. JT de l’invité. Les cliffhangers tant prisés des annonceurs ont disparu. Mais le « contenu » des chroniqueurs également est scandé par l’obsession de la rhétorique tripartite, à tel point qu’à mesure qu’ils énoncent leur chronique en trois volets, l’écran géant égrène derrière eux les numéros et titres comme lors d’une vraie réunion. Des images ou vidéos illustrent également leur propos et parfois même en plein écran mais ce n’est pas la réalisation qui décide ici seule, c’est le chroniqueur qui lance la séquence ou l’image comme s’il avait lui-même la souris.

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Mais en se sacrifiant ainsi sur l'autel de l'esthétique PowerPoint - ou du Résumé Puissant1 -, le Grand Journal doit ainsi se contenter de présenter l'information.

Les plans montrent le plus souvent l'invité et le présentateur devant un fond vidéo dont on ne voit pas les limites. Cet écran fonctionne en continu et illustre en permanence le propos de l’invité. L’image de fond intervient ainsi presque de façon subliminale et forme comme une carapace incassable autour du sujet. En cela, ce « Grand Journal » est plus un « grand » JT que ne l’était l’ancienne formule puisqu’il reprend la structure sujet/prédicat du journal télévisé.

Mais il s’en différencie également en tant qu’il rend imperceptible le caractère foncièrement discursif de ce sujet. Pour le dire plus clairement, on ne se rend plus compte que l’actualité est un discours en soi, une narration fabriquée par le truchement aléatoire de plusieurs perceptions de journalistes (aussi « objectives » que celles-ci puissent être). L’image de guerre devient incontestable et sans prise de position au sens propre (car toute image est prise d'un point de vue et toute information est étymologiquement mise en forme), le reportage est brut de montage, et l’image d’illustration de Valls et Macron, marchant côte à côte, absorbés par une grave conversation, semble perçue par un observateur lambda sans que la contextualisation d’aucun de ces visuels ne semble devoir être faite.

En cassant la séparation formelle des JT entre l’énonciateur et l’énoncé, le journaliste n’est plus celui qui analyse l’actualité pour la rendre plus compréhensible mais il en devient l’acteur. L’invité est d’ailleurs très souvent un acteur direct de ce pour quoi il est invité à commenter et le journaliste doit lui poser au maximum trois questions pour obtenir une réponse qui se doit de percuter en plus de rythmer la dialectique de l’échange médiatique. Or, en tentant de bousculer l’invité, le journaliste en devient un acteur de l’actualité puisqu’il s’oppose par sa personne à l’invité. Les bons politiques comme Valérie Pécresse ne s’y trompent pas et rajoutent du « Natacha Polony » ou du « Monsieur Apathie » autant que faire se peut, réduisant ainsi un questionnement sur le plan des idées où tout politique aujourd’hui aurait du mal à montrer une quelconque cohérence, à un questionnement entre individualités à qui l’on peut pardonner des ruptures de sens.

Plus problématique, le journaliste n’est même plus journaliste mais chroniqueur. Et en tant que tel, il est sommé de ne pas invoquer de matière trop intellectuelle ou trop ancienne (c’est d’ailleurs assez visible quand on compare les interviews de Polony d'On n’est pas couché à celles d’aujourd’hui). Il s’ensuit que le sujet décolle rarement puisqu’il ne permet que du commentaire abscons. Le couple sujet/prédicat renforcé par la forme PowerPoint a en effet ceci de limité qu’il est une forme binaire de la communication dialectique et limite la mise en œuvre d’une quelconque maïeutique dont devrait se glorifier tout journalisme.

Certaines start-up en produisant à l’instar de Twitter et, d’une certaine façon, de Google de nouvelles formes et de nouveaux lieux de communication, créent de la culture. Mais pour les autres, elles ne font que fournir une simple présentation de l’information. Ce qui semble être la seule ambition du Grand Journal. 


[1] Boutade mise à part, le nom PowerPoint, qui signifie "prise de courant", montre bien l'ambition de ce média d'être rapidement percutant...

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