Ces traitements inhumains et dégradants ont eu des conséquences néfastes immédiates sur mon moral. Le choc fut violent et foudroyant Dés les premiers jours, j’avais le sentiment d’avoir perdu tout repère. Je me sentais seul et abandonné dans cet univers étrange et cruel. Je me sentais profondément déprimé. Mes pensées flottaient. Mes idées se désintégraient Je me voyais chavirer et glisser lentement mais sûrement vers la déchéance, entraîner irrémédiablement, vers les bas fonds de l’abîme. En quelques jours je n’étais plus capable de réprimer mon chagrin. Je n’avais plus la force de refouler tant de haine, de frustration et de désespoir. Je désirais plutôt mourir vite, mettre fin à mon agonie, que de supporter encore cette nouvelle réalité dure et amère. Je ne pouvais rien faire d’autre que me laisser emporter par la force du courant torrentielle de ces événements tragiques que je n’avais jamais prévus.
J’étais conscient que j’étais entrain de passer le cap du désespoir du non-retour pour basculer définitivement dans une zone de turbulences à haute tension où j’allais être soumis aux sentiments les plus noirs.
Mon combat quotidien durant ces premiers jours était d’éviter la crise d’asphyxie qui me prenait tous les matins vers le coup de dix heures. Cela commençait par un puissant malaise avec un bourdonnement dans mes oreilles, suivi immédiatement par une sensation de quelque chose qui me serrait la gorge et me coupait le souffle, avec accélération du rythme respiratoire suivi d’une détresse contre laquelle j’essayais de lutter par des inspirations profondes et des mouvements du corps de bascule d’arrière en avant. Je me démenais comme un noyé pour me libérer de ce qui m’étranglait en secouant violement ma tête. Mes membres restaient inertes.
Ma crise durait quatre à cinq minutes et se terminait par des sanglots qui me pinçaient le cœur et des appels au secours que j’envoyais, le plus souvent, à ma mère. En suite, je continuais à pleurais comme un petit enfant. Je ne perdais jamais conscience et peu à peu je me calmais. A la fin je me sentais beaucoup mieux. Je me trouvais soulagé et apaisé.
Mes crises affectaient profondément les autres détenus et réveillaient en eux leur propre chagrin. Ils me contemplaient sans pouvoir m’apporter le moindre secours. Affolés par l’état où je me trouvais, ils avertissaient les gardes qui à leur tour se contentaient de me prendre aux toilettes pour me laver le visage et de me remettre à ma place. J’en profitais pour relever mon bandeau et me regarder dans un miroir très usé, fixé au mur et me dire : je m’y reconnais pas, ce visage rongé et hideux m’est étranger. Il n’était pas le mien, je refusais de l’accepter. Je n’étais plus le même. Je me passais un peu d’eau sur la figure pour me ressaisir et me ramener à la vie.
Le teint blafard et les traits défaits, je me disais en silence et en tremblant : tu es foutu mon pote, tu n’es plus le même, pourquoi tu te laisses faire ? Tiens bon et accroche-toi !!! J’étais conscient que je n’étais pas loin de franchir le point de non retour, de basculer dans le délire.
De retour à ma place, je me sentais beaucoup mieux. Mais certains gardes profitaient de ma situation pour ricaner de moi. D’autres me lançaient carrément des insultes en m’accusant de simulateur et que mon intention à travers ce théâtre, était simplement, de leur forcer la main pour me transporter à l’hôpital où j’aurais des amis médecins qui pourraient me faire des faveurs. Je n’en revenais pas : je me sentais blessé dans mon orgueil. Je gémissais en silence. Je ne supportais pas d’être la cible des invectives de ces minables mais j’étais aussi dégoûté de moi-même pour l’image affligeante que je donnais de moi. Une image qui me remplissait de répugnance et de gène. J’avais honte de moi.
Plus tard dans la journée, quand j’avais repris mes esprits, ma plus grande consolation était de continuer à croire que j’étais supérieur à mes tyrans. Rien qu’à l’idée que je pouvais encore penser de nouveau à ce mythe, qui m’avait tant aidé à tenir pendant les premiers jours de la torture, me rassure. Je ne revoyais de nouveau dans mes bourreaux que des hommes féroces et stupides. Des êtres inhumains qui se croyaient si puissants par rapport à moi, jeune, instruit et qui avait peut-être l’âge de leurs enfants ; qu’ils se prenaient face à moi pour des maîtres m’obligeant à obéir à leurs ordres sans gémir. Ils voyaient en moi leur ennemi. Ils y croyaient tellement que pour eux tous les moyens pour m’anéantir, une fois pour toute, étaient bons. Je voyais en eux des animaux déchaînés, dotés d’une brutalité naturelle. Ils étaient sans foi, et sans pitié.
Je ne comprenais pas quelles étaient leurs raisons, leurs motivations, pour se comporter aussi violemment avec le bétail que nous étions et qu’on leur avait confié pour nous voir mourir au compte goutte.
Mais je comprenais que le traitement qu’on me faisait subir n’avait qu’un seul objectif : éteindre d’emblée le plus petit souffle d’espoir en moi. Miner ma résistance et faire disparaître mon humanité. Ils ne supportaient pas mon combat quotidien pour préserver ma capacité à surmonter toutes les contraintes physiques et psychiques : mon attachement à la vie. C’était pourquoi certains d'entre eux se déchaînaient contre moi, doublaient de rage et de violence en vers moi parce que je refusais d’accepter de devenir un non humain comme l’aurait souhaité ceux qui avaient planifié cette stratégie d’éliminer tous les opposants au régime.
Je continuais donc à survivre en m’accrochant au mythe de mon combat juste, le combat du bien contre le mal, le combat de David contre Goliath, du faible face à la puissance, à l’infamie et l’arrogance .
A aucun moment je n’avais peur de mourir mais j’avais plutôt peur de ne pas connaître combien de temps encore je devais vivre ce cauchemar où je m’étais retrouvé par hasard. Il m’était insupportable de ne pas le savoir. Comment allais-je faire pour le savoir ? Encore une question qui n’arrêtait de me tarauder.
A aucun moment je n’avais pensé à l’idée de passer à l’acte du suicide. Le grand malheur qui venait de me frapper était certes mortifère, mais j’étais déconcerté de me voir m’écrouler et me dégrader aussi rapidement en quelques jours alors que je me croyais fort et combattant.
A suivre