
L'éminent philosophe marocain Mohamed Abed Al-Jabri est décédé aujourd’hui le 3 mai 2010 à Casablanca à l'âge de 75 ans. Le défunt est universellement reconnu comme l'un des plus grands philosophes et spécialistes contemporains de la pensée arabo-musulmane.
Il avait débuté sa carrière académique à partir de 1967 en tant que professeur de philosophie à l'Université de Rabat où il enseigna l'épistémologie et la philosophie. Son doctorat sur Ibn Khaldoun publiée en 1971 (La pensée de Ibn Khaldoun : la assabiya etl'État :les grandes lignes d'une théorie Khaldounienne de l'histoire musulmane) lui a inspiré la nécessité de procéder à une refondation de la pensée arabe, classique et moderne. Très tôt il a entamé un vaste programme d'étude critique du patrimoine culturel arabe en publiant en 1980 (Nous et le patrimoine ) et de la pensée arabe en publiant en 1984 un énorme ouvrage en quatre volumes : « critiquede la pensée arabe ». Depuis, feu Al Jabri avait publié une vingtaine d’ ouvrages touchant différents domaines y compris des œuvres littéraires.
Mais suite aux attentas de septembre 2001 et les événements graves qui s’ensuivirent ( ignorance et stigmatisation de l’islam, invasion d’Afghanistan puis de l’ Irak… ), Al Jabri allait entamé un parcours intellectuel particulier. Poussé par une profonde volonté de faire connaitre le Coran aux lecteurs arabes et musulmans mais également aux lecteurs étrangers non arabophones, il s’engage à écrire un ouvrage* (en trois volumes) consacré à une relecture / explication du texte coranique avec comme ambition de démontrer le contemporanéité du Coran par rapport à lui-même et en même temps par rapport à nous aujourd’hui.
L’originalité de l’approche d’Al Jabri dans cette œuvre à haut risque est fondée sur l’adoption de l’ordre chronologique de la révélation, au lieu de suivre les récits coraniques comme ils sont indiqués sur le Mushaf ( Coran tel qu’il a été empilé depuis le Calife Uthman).
Cet ouvrage dont le premier volume (traduit en français et publié depuis quelques mois et que je suis entrain de lire) a connu un énorme succès dans les pays arabes, contrairement à ce qui s’est passé au Maroc où les intégristes ont mené une campagne de dénigrement indigne contre cet intellectuel de « gauche » et qui a toujours été la cible des fanatiques musulmans qui le considèrent comme un laïque.
Parallèlement à son activité d’universitaire et de philosophe, le défunt était un militant de gauche actif depuis le début des années 50 et l'un des dirigeants de l'Union socialiste des forces populaires (USFP), au sein delaquelle il a été membre du bureau exécutif de 1975 à 1983, date à laquelle il va se retrouver en divergence avec le reste des dirigeants de ce parti qui était entrain d’abandonner progressivement son âme d’opposition réelle et deglisser de plus en plus vers le jeu « démocratique et parlementaire » qui est truqué par le régime.
En même temps que son activité politique Al Jabri était chargé également pendant longtemps de la direction du journal arabophone de son parti « Al Moharrir »
Al Jabri était un intellectuel issu d’un milieu très modeste, de la région de Figuig dans le sud est de ce Maroc lointain et inutile . Son intégrité et son abnégation ont fait de lui un homme estimé et respecté, un modèle de l’intellectuel engagé, de plus en plus rare de nos jours. Sa disparition est une perte inestimable pour cette pensée arabo-musulmane qui appelle au «dépassement d'un passé jamais dépassé» et souhaite une reconnaissance des musulmans par eux-mêmes et par autrui, dans le cadre d'une modernité à inventer.
Que son âme repose en paix. Nous sommes à Dieu et à lui nous retournerons.
Dr Mhamed Lachkar
Alhoceima Maroc le 03-5-2010
*Volume1 :Introduction au Coran
Volume 2 ;Comprendre le Coran I
Volume 3 ;Comprendre le Coran II