Mardi 7 août 1973 : au commissariat central de Casablanca.
Quand je rouvris les yeux, réveillé par un cauchemar, encore un, je m'aperçus à travers la fenêtre qu'il faisait toujours noir dehors. Je n'avais dormi que quelques heures. Je me sentais quand même mieux Je m'étais suffisamment reposé de la fatigue du long voyage d'hier.
Je jetai un coup d'œil autour de moi : tous les autres détenus dormaient profondément. Je tentais de refermer mes yeux. Je cherchais vainement le sommeil. Rien à faire, impossible de m'endormir. Les images de torture et de souffrance vécues ces deux derniers jours me collaient encore comme une ombre.
De nouveau, j'avais du mal à supporter l'angoisse qui me serra le cœur. J'avais commencé à être tourmenté par les questions que je n'arrêtais pas de me poser. J'avais le pressentiment que tout allait mal finir pour moi. J'avais peur de nouveau que tous mes beaux rêves et tous mes projets allaient être emportés par le vent pour toujours.
Il fera jour dans quelques heures. Je savais que la journée allait être décisive pour moi. Il faut que je me prépare, pensai-je. Mais je voyais que la nuit était encore longue. Je voulais plutôt m'endormir et ne plus penser à rien. Les minutes passaient et le sommeil ne revenait pas. Mais je ne désespérais pas.
Le soleil était déjà levé quand je fus réveillé par le bruit qui régnait dans la salle. Il devait être sept heures du matin. Certains camarades avaient déjà arrangé leurs couvertures, ils étaient entrain de se parler.
Toute la journée était consacrée aux interrogatoires de notre groupe. Mon tour arriva vers le coup de quinze heures. Un policier vint me chercher. Il me posa les menottes aux poignets et m'ordonna de le suivre. J'avais dû arpenter avec un pas fléchissant toute une montagne d'escaliers pour arriver au bureau où je devais à mon tour être interrogé.
En attendant devant la porte, je paniquais déjà. Pourtant j'avais passé toute la matinée à me préparer pour ce rendez-vous crucial, pour me mettre dans le bain. Je venais à nouveau de perdre mon assurance et ma lucidité. Je faisais de mon mieux pour garder le calme, au moins en apparence. L'épreuve de vérité était arrivée. C'était l'heure de la confrontation face à des professionnels qui connaissaient bien leurs dossiers. Ils avaient la réputation de bien manipuler l'art de soutirer les déclarations et de les recouper sans recours à la torture physique. Je supposais...Rien à voir avec les flics d'Alhoceima qui ne maîtrisaient que le langage de la violence pour arracher les aveux et qui ignoraient, en plus, tout sur ce qui se passait au sein de l'université.
L'affrontement sera dur, mais je tiendrai le coup, sans doute, ils n'ont rien à me reprocher, me rassurai-je.
On m'avait fait entrer dans une grande salle plongée dans une semi pénombre et on m'invita à prendre chaise devant un groupe de flics, six ou sept, habillés tous en civil et qui d'après leurs tenues et leur façon de parler, j'avais conclu qu'ils étaient des officiers. Le bruit métallique de la machine à écrire dans le bureau d'à côte déchirait le silence qui régnait dans la salle.
Commença alors un premier round sous forme d'une conversation décontractée avec des questions apparemment spontanées sur mes origines, ma famille, mes études, où allais-je passer mes vacances ? Façon de me mettre en confiance. Je faisais le naïf. Je jouais le jeu. Je parlais sans crainte. Mais je parlais peu et sans cesser d'être sur mes gardes.
A l'issue de cette première étape de prise de contact, les choses sérieuses allaient commencer. Je devais répondre à un feu nourri de questions : mon appartenance politique ? Mes activités au sein de l'Université ? Mes relations avec Touha et le Dr Khattabi ? Les étudiants rifains avaient-ils une organisation autonome au sein de l'UNEM ? ... (1)
Dès les premières escarmouches, j'avais compris que le groupe s'était organisé pour mener mon interrogatoire de manière très classique. Du côte droit ils y avaient les méchants, des jeunes costaux, qui menaçaient, qui juraient, qui frappaient du poing sur la table, le tout dans le but de m'effrayer et de m'amener aux aveux. Du côté gauche s'installaient les gentilles, plus âgés, qui m'avaient offert au début une tasse de café et une cigarette que j'avais déclinée, qui utilisaient un ton raisonnable et qui posaient leurs questions avec sympathie. Ils avaient l'air poli et aimable mais je savais qu'ils étaient les plus dangereux. Ils avaient de l'expérience et leur technique était mieux travaillée.
Au milieu, il y avait le Chef d'orchestre, leur patron, celui qui menait réellement l'interrogatoire de fond. Il avait l'accent de la région de Tétouan et me paraissait suffisamment instruit. Avec son visage beau au teint blanc et son regard moqueur, je ressentais un profond malaise devant lui. Il m'inspirait peu de confiance.
J'étais resté fidèle à ma stratégie de mutisme dans un premier temps et de reniement total quand je passais aux aveux. Il avait fallu quelques minutes au patron pour me convaincre enfin à parler.
Je m'étais contenté de répéter que je n'avais pas de secrets et donc pas grand-chose à cacher. Je n'étais qu'un simple étudiant sans appartenance et sans aucune activité politique. Que j'étais chanceux par rapport à mes frères et mes amis d'enfance que de pouvoir un jour devenir médecin. Eux, pour des raisons économiques et sociales, ils étaient tous obligés d'abandonner l'école très jeunes pour aller travailler dans la mer comme pêcheurs avant d'immigrer en Europe. Que j'étais à Rabat dans le seul objectif de décrocher mon doctorat en médecine et ensuite aider les miens.
Il m'avait semblé que ce beau discours n'avait convaincu personne. Les méchants avaient du pain sur la planche pour me convaincre d'aller plus en profondeur dans mes aveux mais uniquement par des menaces. Les gentilles s'évertuaient à me faire comprendre que c'était dans mon intérêt de collaborer avec la police avec la promesse que j'allais à être libéré rapidement.
Le chef, m'avait semblé être le plus au courant de ce qui se passait au sein de l'Université où notre syndicat l'UNEM était devenu en quelques années dans les faits une sorte d'Etat dans l'Etat. Mais Il manquait au Chef l'essentiel : il ne disposait apparemment d'aucun dossier sur moi. Cela me rassurait.
Il ne tarda pas de revenir à la charge. Il répliqua à mon discours par un autre avec des envolées lyriques, prenant un air un peu agressif des fois:
-Ça ne nous intéresse pas que tu nous parles de la pluie et du beau temps. Tu as de la chance : tu es jeune avec un avenir glorieux et prometteur devant toi. Le Maroc est un jeune et beau pays qui a besoin de gens comme toi et au lieu de participer dans sa construction, vous chercher à le démolir en complotant avec l'étranger. C'est du destin de notre pays qu'il est question. Tu ne peux pas nier que tu es quand même « Frontiste », nous avons les preuves. Le « Front » est une organisation marxiste-léniniste qui veut renverser la monarchie par une guerre de libération populaire pour la remplacer par une dictature du prolitariat. C'est vrai ou ce n'est pas vrai ? Si tu veux dire quelque chose, c'est le moment. Si tu ne veux pas parler, il se trouve que nous avons entre les mains un rapport accablant sur tes activités à l'université, mais nous aimerions avoir ta réponse à certaines questions.
Il s'arrêta un moment, puis me céda la parole. Je pensais, encore une fois, que le meilleur moyen de rester cohérent face à ces policiers était de garder le silence. Je voulais éviter d'être accusé de mensonges ou de déclarations contradictoires. Je savais que la police, comme d'habitude, allait déformer mes déclarations et les utiliser contre moi.
Voyant que j'hésitais encore à parler, le Chef fit signe de sa tête pour qu'on face entrer quelqu'un. C'était Touha. Il s'installa sur une chaise à côté de moi. Encore lui me disais-je en silence, avec la peur au ventre !!!
A suivre
Notes :
(1) UNEM : union nationale des étudiants marocains