Le défunt Mohamed Abed Al-jabri peut être considéré comme un des pionniers des penseurs arabes qui militent pour un islam de progrès, l’islam des lumières. Il est à l’avant-garde de ces philosophes musulmans, héritiers de la philosophie d’Ibn Rushd (1126-1198) et de la science de l’histoire d’Ibn Khaldoun (1332-1406). Il a passé l’essentielle de sa vie à explorer ce patrimoine qui est le notre. Il écrivait dans son livre : introduction à la critique de la raison arabe « Ici comme ailleurs, notre seule chance de ne plus lire notre avenir dans le passé – ou le présent – des autres, mais de construire à partir de notre propre réalité, à partir de la spécificité de notre histoire et des constituants de notre personnalité, c’est la conscience historique ».
L’obscurantisme dans lequel est plongé aujourd’huile monde musulman pose la responsabilité de la religion. Pour Al-jabri, cette situation qui dure depuis quelques siècles déjà, n'est pas due à la religion elle-même, puisque celle-ci a déjà donné lieu par le passé à une brillante tradition rationaliste. Elle a connu un essor exceptionnel à Bagdad au IXe siècle, puis elle s’est épanouie en Afrique du Nord et en Andalousie. Au XIIe siècle, Averroès avait su restreindre la sphère d’influence de la religion sans pour autant porter atteinte à son autorité. Avec le déclin de la culture andalouse, constate Al-Jabri, l'islam s'est éloigné du chemin des Lumières, que l'Occident a ouvert – non sans faire son miel, au passage, de la pensée d'Averroès. Al-Jabri invoque ce détour pour affirmer que l’idéal des Lumières appartient aussi aux Arabes.
Mohamed Abed Al Jbri vient de nous quitter, quelques mois à peine après la traduction en français du premier volume de son œuvre consacrée au livre sacré le Coran. Intitulé « Introduction au Coran », ce premier ouvrage est destiné essentiellement à l’explication d’une nouvelle approche méthodologique pour une meilleure compréhension du texte coranique.
La première partie du livre est consacrée à la mise en lumière de certains aspects concernant le prophète Muhammed en soulevant des questions essentielles autour de sa Sîra (sa vie et son parcours) et particulièrement, il va remettre en question un mythe/mystère à savoir le rapport du Prophète avec la lecture et l’écriture allant jusqu’à dégager le miracle muhammadien du sens commun et simpliste donné à la notion de « Prophète ummî » ou analphabète. A base s’arguments divers, Al-jabri arrive à la conclusion que rien dans le Coran ne prouve que le Prophète ne savait pas lire et écrire. Sa désignation par l’expression « an-nabî al-ummî » (le Prophète ummî) ne signifie pas qu’il était analphabète mais qu’il faisait partie desdites umam (communautés) qui n’avaient pas le livre révélé. De même que le terme ummiyyûn, cité dans le Coran, désigne les Arabes, par opposition aux gens du Livre, juifs et chrétiens. Cette nouvelle idée sur le Prophète va carrément à l’encontre de toutes les idées reçues et véhiculées jusqu’à nos jours par les Oulémas de l’Islam, toutes obédiences confondues et qui soutenaient que le Prophète ne savait ni lire ni écrire.
Une deuxième partie du livre est consacrée au « parcours et à la genèse » du livre sacré le Coran. Et là, encore une autre nouveauté exceptionnelle et detaille : Al-jabri propose l’adoption de l’ordre chronologique de la révélation – au lieu de celui du Mushaf (la vulgate que nous connaissons aujourd’hui et qui remonte au temps du Calife ‘Uthmân) pour suivre les récits coraniques. Cette façon de compiler les textes du livre sacré va lui permettre de mettre en évidence la fonction des récits coraniques et de retrouver l’harmonie entre la Sîra du Prophète et l’évolution du parcours de la génération et de la genèse du Coran. C’est l’interaction entre les versets coraniques et leur contexte historique, politique et social qui va permettre de mettre en relief et d’expliquer l’évolution du Coran sur certaines questions qui souvent ont été mal comprises. Comprendre ces rapports facilite la compréhension du texte coranique.
Enfin le troisième chapitre du livre est consacré aux récits coraniques : encore une fois, à la différence de la voie empruntée par des auteurs, anciens et contemporains, qui ont travaillé sur le sujet et ont traité les récits coraniques comme des évènements historiques, en prenant comme référence les fameuses isrâ’iliyât (données juives, bibliques et talmudiques intégrées à l’exégèse), Al-jabri traite ces récits plutôt comme des évènements coraniques qui ont leurs propres raisons de révélation, et partant, leurs propres objectifs et finalités.
Je termine mon billet par un extrait de la conclusion/transition du livre : Introduction au Coran :
« Nous croyons donc avoir présenté une approche du Coran, où nous avions œuvré à dissiper une grande partie du voile qui empêchait – et continue à empêcher – toute approche rationnelle de ce texte religieux. Lequel texte a loué la raison, plus que toute autre chose, à tel point que l’on peut dire que le Coran appelle à la religion de raison, entendre la religion où lacroyance se fonde sur l’usage de la raison, à partir de l’existence de Dieu et tout ce qui en découle en matière d’éléments culturels et de lois.
A vrai dire, ce qui différencie l’islam, de par son Prophète et son livre, des autres religions, c’est qu’il est libéré du poids des « Mystères » qui rendent la connaissance des « questions de la religion » inaccessible aux moyens de la raison. La connaissance dans ce cas est l’apanage d’une minorité des gens, seuls « connaisseurs » ayant accèsà la vérité religieuse, seuls maîtres et gardiens de la religion. Quand au« Maître premier », fondateur de la religion, il est souvent placé à un degré qui se situe entre le divin et l’humain, et peut même dans certains cas, être élevé au rang du divin. Quand aux textes religieux, ils sont considérés comme des symboles pleins de mystères, que seuls les versés dans le déchiffrement des symboles et l’interprétation des rêves peuvent se charger d’interpréter et de décrypter ».
Comme il fallait s’y attendre les derniers livres d’Al-Jabri ont été pris pour cible par les oulémas musulmans traditionnels et notamment les «intellectuels» partisans de l’islam fondamentaliste. Mais il faut reconnaitre qu’ils trouvent énormément de difficultés à s’attaquer à un homme crédible non seulement par son intégrité et son engagement politique mais aussi et surtout parce qu’il s’appui dans ses travaux sur un solide double ancrage intellectuel à la fois dans les sciences islamiques traditionnelles et dans la pensée philosophique moderne. Un ancrage qui, au lieu de voir cette ouverture à la « modernité » comme un acte de soumission ou une défaite, au contraire il soutient que rien n'empêche l'islam d'offrir une base éthique au progrès et à la liberté.