Le quai de toutes les incertitudes: Port-Saïd, samedi 31 mai 1947
C'est avec un grand plaisir que je partage ici cet extrait de mon prochain livre "Abdelkrim d'exil en exil, Vol 2: L'Égypte". Bonne lecture.
" À son tour, Bourguiba s’avança d’un pas plus vif. Il lui expliqua, avec chaleur et insistance, que les autorités égyptiennes avaient pris toutes les dispositions nécessaires pour organiser sa descente discrète, ainsi que celle de sa famille. Il parlait longtemps, avec un zèle que rien ne semblait pouvoir tempérer, comme s’il cherchait moins à informer qu’à convaincre, moins à dire qu’à rallier.
À cet instant, une voix basse, portée par un accent marocain familier, effleura l’oreille d’Abdelkrim :
— Ne nous laissez pas seuls face au colonialisme. Nous avons besoin de vous à la tête du combat, pour qu’il devienne fort… et respecté.
Le mot « Seuls » le fit tressaillir. Il n’en montra rien, mais la secousse intérieure fut réelle. Que signifiait cette interpellation ? Était-ce un cri de détresse ou un reproche voilé ? Une constatation ou une convocation ? N’avaient-ils plus de guide ? Et le sultan Ben Youssef, que représentait-il encore à leurs yeux ? Un roi en titre ou une ombre portée ? Avait-il perdu leur confiance ? Était-il, comme lui-même l’avait pressenti depuis longtemps, devenu l’otage politique de la France, un symbole vidé de sa substance, surveillé, encadré, instrumentalisé ?
Devinant son trouble, Benaboud se pencha légèrement vers lui, avec une bienveillance étudiée :
— Vous en saurez davantage en discutant avec nos frères El Fassi et Torres. Ils viennent tout juste d’arriver du Maroc. Ils connaissent le terrain, les équilibres, les espoirs et les fractures. Ils vous attendent au Bureau du Maghreb au Caire, avec les autres camarades.
Mais plus les échanges se prolongeaient, plus Abdelkrim percevait une dissonance, une tension sous-jacente qui n’avait rien à voir avec l’émotion du moment. Une gêne montait en lui, diffuse, tenace. Ce qui lui avait été présenté comme un accueil fraternel prenait, peu à peu, les contours d’une mise en scène, comme si tout avait été orchestré bien avant son arrivée.
Il pressentait que cette liberté nouvelle, si ardemment désirée, viendrait vite accompagnée de ses conditions, de ses limites… et de ses pièges. Il devinait déjà aussi que, dès le lendemain, certains raconteraient combien l’émir leur avait paru prudent, mal informé, presque hésitant, et qu’il avait fallu insister longuement pour l’entraîner dans le projet. Ils diraient aussi, peut-être, qu’il avait préféré avancer avec circonspection, soucieux de ne pas compromettre l’avenir d’un faux pas.
Alors, calmement, presque comme un retrait stratégique, Abdelkrim annonça qu’il avait déjà donné son accord de principe au représentant du roi d’Egypte. Puis il s’excusa, avec cette politesse distante que les années d’épreuve avaient aiguisée. Il préférait, dit-il, rejoindre sa famille, qu’il ne voulait pas faire attendre davantage. Mais sur le chemin de sa cabine, ses pensées s’agitaient, obstinées. Deux questions, en particulier, ne le lâchaient pas. La première : l’arrivée quasi simultanée de Torres et El Fassi en Égypte, quelques jours avant lui, était-elle vraiment fortuite ? Ou bien avait-elle été soigneusement planifiée ? Était-ce pour l’attendre qu’ils s’étaient déplacés ? Pour préparer le terrain, pour baliser les discours, pour encadrer ce retour qu’on appelait « libération », mais qui ressemblait de plus en plus à une récupération politique ? Agissaient-ils seuls, ou en lien avec la Ligue arabe ? Avec le roi Farouk ? Avec le sultan du Maroc lui-même ? Que se tramait-il réellement derrière ces sourires, ces accolades, ces propos chaleureux ? Un complot contre la France ? Ou contre lui ? La seconde question était plus intime, plus vertigineuse encore. Supposons qu’il accepte de « jouer le jeu », comme ils disaient. Supposons qu’il accepte de reprendre sa place, si tant est qu’elle existait encore. Était-il encore l’homme de la situation ? Après vingt et une années d’absence, de repli, d’oubli, avait-il encore la légitimité, la force, la clairvoyance nécessaires pour renouer le fil de l’histoire ? Ne risquait-il pas d’être dévoré, absorbé, récupéré, manipulé ?
Et pourtant… il le sentait au plus profond de lui : quelque chose s’était mis en mouvement. Un battement nouveau dans sa poitrine. Une tension intérieure, faite à la fois de crainte et d’élan, de lucidité et d’espoir. Cette liberté, encore floue, incertaine, il la touchait presque. Il en sentait la promesse autant que les dangers. Il savait qu’elle allait lui coûter, mais il ne savait pas encore quoi. Et malgré toutes ses réserves, malgré la prudence forgée par l’exil, une soif ancienne remontait en lui. Un désir enfoui. Un feu qui, sous la cendre, ne demandait qu’à renaître. Il voulait cette liberté. Pas seulement pour lui, mais pour les siens. Pour leur avenir. Pour ce pays qu’on lui arrachait jadis, et qu’on semblait vouloir lui rendre… à leur manière.
