Hsaini, Chrif et les autres (suite et fin)
L’arrivée vers le début du mois de septembre de deux autres détenus dans notre cellule m’avait redonné confiance et contribué à soulager ma tristesse. Maarouf et Belaghmouch, deux étudiants de la faculté de droit originaires comme Belahssende la ville de Salé. Maarouf, un homme sympathique et très cultivé, m’avait raconté ce qui se passait dehors avec beaucoup de détails. Nous passions beaucoup de temps à discuter pour tuer le temps chaque fois que nous arrivions à déjouer la vigilance de nos geôliers
Quelques jours après, un autre détenu allait se joindre à nous. Il s’était présenté sous le nom de Fidayî. Un jeune originaire de la ville de Mekhnès. Travailleur en France, il avait regagné, comme beaucoup d’autres jeunes immigrés marocains, un camp d’entraînement militaire en Libye pour se préparer à rejoindre les rangs des fidayîns palestiniens dans leur combat contre l’armée israélienne. Après sa formation, il n’avait pas eu le temps d’aller se battre. Il était obligé de r entrer en urgence au Maroc pour des raisons de santé de sa maman. Manque de chance, il avait été accueilli, comme tant d’autres de ses amis avant lui, à l’aéroport de Casablanca à sa descente d’avion par la police.
Fidayî qui était installé en face de moi, était un grand rigollot qui racontait beaucoup de blagues y compris au sujet des raisons de son arrestation. Au début il n’arrivait pas à supporter le bandeau sur ses yeux, il n’arrêtait pas de le relever et chaque fois il se faisait fouetter par les gardes qui étaient là aux aguets.
Vers mi-octobre, en pleine nuit, un nombre impressionnant de nouveaux détenus venait d’arriver au Derb Moulay Chrif. Les gardes en amenèrent trois dans notre cellule. L’un d’entre eux était installé à côté de moi à ma droite. Au total nous nous retrouvions à quatorze, bien serrés les uns contre les autres. D’autres nouveaux détenus couchaient à même le sol dans le couloir qui lui aussi était occupé.
Mon nouveau voisin était très jeune, un adolescent. Je pensais, vu le nombre et l’aspect jeune des nouveaux arrivés, qu’il devait se passer quelque chose de très grave dans le pays. Un mouvement de révolte de la jeunesse scolaire e tuniversitaire comme ce qui s’était passé en mars 1965 ! Encore une hallucination me demandai-je ?
J’étais content car enfin j’allais pouvoir apprendre quelques nouvelles du monde extérieur. C’était ce qui me manquait le plus à l’époque.
J’étais curieux de savoir qui était et pourquoi il était là ? Je n’avais pas attendu beaucoup de temps pour commencer à le harceler par mes questions. Je luis demandais à mi-voix, de me parler, de dire n’importe quoi. J’étais assoiffé de savoir ce qui se passait dehors. Il ne répondait pas. Il tournait la tête pour m’éviter. Il était toujours sous le choc et il souffrait encore. Peut-être qu’il faut attendre jusqu’au lendemain pour qu’il puisse enfin se situer ? Me rassurai-je.
Je reprenais les mêmes questions. Ma déception était totale : mon voisin ne me répondait toujours pas, au mieux il hochait sa tête pour signifier non à chaque fois. J’avais conclu qu’il n’était pas étudiant, ne s’intéressait à rien, ne connaissait rien, ni en politique, ni en sport…. Et c’était un peu plus tard et au Courbis que j’allais apprendre que mon nouveau voisin, ainsi que tous ces jeunes arrêtés, une quarantaine en tout, faisaient partie du groupe de Bni Ahmed.
Avec les nouveaux arrivés, les bourreaux avaient du pain sur la planche. On était vers fin ramadan, ils préféraient faire passer à table leurs victimes et s’acharner sur elles plutôt la nuit, après avoir repris leur force, bu leur café et fumé leur cigarette et peut-être fait leurs prières. Les séances de torture avaient repris de plus belle. Au moment où je cherchais à m’endormir la nuit, d’autres détenus étaient entrain de hurler sous la torture. C’était le cas notamment de Chrif dont les cris étaient restés fixés dans ma mémoire, tellement ils m’avaient marqué.
Quand Chrif revenait des séances de torture, il était jeté dans le grand couloir, son corps baigné dans le sang. Il continuait à crier des heures durant, me rendant ma vie et celle des autres détenus impossibles. La phrase «maman ils m’ont tué» revenait sans arrêt dans ses gémissements et me remplissait de chagrin.
De nouveau, j’allais être tourmenté par mes interrogations au sujet de ces «musulmans» qui ne se gênaient pas y compris au cours d’un mois «sacré» de ne pas cacher leur vrai visage sanguinaire. Je me demandais alors qui sont-ils en réalité ces bourreaux ? Sont-ils des inhumains ? Non, me répondais-je, l’inhumain cela n’existe pas. Ce sont des pères de familles qui n’avaient peut être pas choisi ce métier, ce qui les intéresseraient après tout, c’était de pouvoir nourrir leurs enfants. J’allais plus loin encore dans mon raisonnement de réconciliateur en leur trouvant même des circonstances atténuantes : ils étaient obligés d’obéir à leurs supérieurs sans être obligés d’être d’accord avec eux. Ils ne faisaient que leur boulot, sans chercher à se compliquer la vie. Ce n’était pas à eux de juger si nous méritions ou pas toutes ces peines. C’était le problème de leurs supérieurs. Mais alors pourquoi nous torturaient-ils apparemment sans aucun état d’âme. Pourquoi cet acharnement incompréhensible à faire souffrir ? Comment se fait-il que nos souffrances n’arrivent pas à les émouvoir ? Autant de questions pour lesquelles je cherchais désespérément une réponse.
J’allais apprendre plus tard, une fois au Courbis que Chrif était originaire de la région de Targuiste, de Bni Ahmed exactement en plein cœur des montagnes du Rif, une région connue pour l’artisanat du cuir. Les jeunes de cette région étaient, à l’époque, nombreux à immigrer vers les grandes villes du Maroc pour aller travailler pour une misère dans des ateliers de production artisanale du cuir. C’était du temps où le bizness du Kif n’était pas encore florissant. Pour ces jeunes, pauvres et analphabètes, pouvoir travailler était un privilège, une chance à ne pas rater même s’il fallait bosser treize heures par jour et même le dimanche pour mille dirhams par mois. Chrif faisait partie de ces jeunes. Il travaillait dans un atelier à Casablanca. Il se trouve qu’il n’était pas content de sa situation et avait immigré en Algérie pour chercher un avenir meilleur. Au début il avait de la chance car il avait rencontré d’autres marocains qui l’avaient aidé à trouver du travail et un logement. Par la suite, par l’intermédiaire de certains amis il s’était retrouvé enrôlé dans l’organisation secrète dirigée par Fkih El Basri et qui allait commettre des actes terroristes au Maroc en mars 1973. Chrif était rentré au Maroc un peu plus tard et il portait sur lui un pistolet. Il était recherché par la police marocaine, avant d’être arrêté dans un contrôle fin août 1973. Sous la torture, il avait donné les noms de tous les gens qu’il avait rencontrés depuis son entrée au pays.
Il se trouve qu’un jour, il avait rendu visite à ses amis du bled de Bni Ahmed et qu’il avait même osé montrer son pistolet à quelques uns qui n’y comprenaient rien. Au deuxième jour de son arrestation, c’était toute une armée de policiers en civil qui débarquait dans l’immeuble que leur avait indiqué Chrif sous la torture.
Larbi, un autre détenu que je vais bien connaître au Courbis, faisait partie des jeunes arrêtés cette nuit là. Mais lui, il n’avait rien à voir avec ce groupe. Son seul tort était sa présence dans une des chambres de l’immeuble où il faisait l’amour avec une pute. La police avait foncé toutes les portes et embarqué tous les hommes. Larbi qui travaillait comme porteur dans une petite foire locale s’était retrouvé au commissariat de Maarif avec tous les hommes arrêtés. Il avait beau expliqué qu’il n'était là que par erreur. Rien à faire, la police ne se trompe jamais, lui répondait-on. Il s’était retrouvé transféré avec tout le monde à destination de Derb Moulay Chrif et ensuite au Courbis.
Les cas de Larbi et du groupe de Bni Ahmed n’étaient pas des cas uniques et isolés, la police ratissait large. Il suffisait d’une rumeur, d’un lien de parenté, d’une ressemblance pour devenir une cible et disparaître pour quelques jours, quelques mois, voir même pour toujours. Quand la police partait pour enlever un suspect, la victime pouvait être un parent, un ami, un voisin ou un inconnu qui était là par hasard. Combien de personnes avaient été arrêtées parce qu’elles étaient là au mauvais endroit et au mauvais moment. Cette façon d’agir prouvait la volonté farouche du régime de faire régner la peur en éradiquant tout soutien de la part de la population à ses opposants.
La stratégie du pouvoir était d’endiguer toute opposition au régime en éliminant le maximum de suspects. Ces derniers doivent collaborer eux même dans cette lutte puisque l’intensité de la torture à subir ne dépendait pas tellement de la gravité avérée des actes commis. Ceux qui refusaient de pactiser avec leurs tortionnaires se voyaient doubler les doses de leur torture allant parfois jusqu’à se sacrifier, comme c’était parfois le cas. Ce système répressif découlait de la nature même du régime qui interdisait toute remise en question de ses « fondements ».
Les différents services secrets chargés de la sécurité de l’Etat se permettaient en toute impunité d’arrêter des innocents et les détenir dans des lieux secrets en bafouant toutes les lois. Ils n’étaient pas au dessus de la loi : ils étaient la loi. Ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient. Le pays connaissait un abus de pouvoir policier et sécuritaire exceptionnel et sans limites. Les différents services de la police constituaient une véritable menace pour les citoyens. La justice à son tour allait sombrer dans une soumission totale au pouvoir sécuritaire et tomber en disgrâce aux yeux de tout un peuple qui se demandait à quoi servait d’avoir une justice si le droit n’existait pas. La police et les tribunaux étaient devenus des outils au service d’un système répressif féroce. Leur rôle était de neutraliser et d’éliminer les personnes dont le Maroc avait le plus besoin.