Le bruit de la porte qui s'ouvrait m'avait fait sursauter, les deux flics venaient de rentrer assagis et prêts à en découdre avec moi. J'imaginais que le répit n'allait être que de courte durée. Je m'étais rappelé qu'en matière de torture, soit on est faible et on parle tout de suite pour l'éviter, soit on résiste jusqu'au bout de ses forces avec tous les risques. Il n'y a pas d'autre issue. Moi j'étais perplexe. Même en voulant parler, je n'avais rien à répondre aux questions qu'elles me posaient. Elles m'étaient complètement étrangères.
Les bourreaux venaient de rentrer et c'est K. le chauve qui entama le bal :
-Ça y est tu as réfléchi à ce qui est dans ton intérêt, ça ne sert à rien d'être têtu, tu finiras par parler et dire la vérité comme l'ont fait tes camarades. Ce sont eux qui nous ont filé ton nom. Alors à toi de danser si tu ne veux pas sortir d'ici dans une civière ni vu ni connu. Nous connaissons bien ton frère aîné Layachi le patron de bateau, c'est un chic type et en plus il est généreux.
-Le commissaire t'attend dans son bureau, est ce que tu as quelque chose à lui dire ? Me souffla dans le visage H. le colosse.
-Vous perdez votre temps, leur répondis-je.
Ils m'ordonnèrent à me relever et à retirer ma chemise et mes sandales et de m'allonger sur une longue banquette en décubitus ventral, les mains en arrière dans le dos. J'obtempérai la peur au ventre de ce qu'ils allaient me faire. J'avais la trouille à l'idée qu'ils pensaient peut être me violer ?
Ils attachaient avec une corde de marin mon corps à la banquette, des épaules jusqu'aux chevilles. Je ne pouvais mobiliser que la tête et les pieds, le reste était solidement fixé à la banquette. Commencèrent alors les coups sur les plantes des pieds avec une corde. Je n'y faisais pas très attention. Au début ça faisait très mal mais ensuite j'avais fini par m'y adapter. Par contre ce que je ne supportais pas c'était le bruit de la corde au contact de mes pieds. Je le combattais en lançant un cri fort en même temps que le coup, pas après. De cette façon j'anticipais sur la douleur et j'arrivais à l'inhiber partiellement. Ils avaient frappé à tour de rôle chacun pendant plusieurs minutes. Ils s'apercevaient que je ne disais toujours rien ou plutôt rien de concret qui les intéressait.
-Nous te couperons les ailes et tu te souviendras de nous pour toujours, me cria le commissaire qui était là derrière sans que je m'en aperçoive. Il se pencha sur moi et me montra un journal, avant de crier :
-Tu as étais à Cuba ou quoi ? C'est quoi ce document ? Quelles sont tes relations avec l'ambassade de Cuba à Rabat ?
En fixant du regard le document qu'il me tendait devant mon visage, je m'aperçus qu'il s'agissait du « monde diplomatique » du mois d'août 1973 que je venais d'acheter le jour de mon départ de Rabat. Le mensuel français avait consacré ce numéro au vingt cinquième anniversaire de la révolution cubaine. Le commissaire avait du fouiller dans mon sac qui contenait des livres et des revues. J'avais beau lui expliqué que le journal était rentré légalement au Maroc et se vendait dans tous les kiosques. Rien à faire. Pour le commissaire c'était une pièce à conviction et je devais répondre de mes relations avec l'ambassade de Cuba et mes éventuels voyages à ce pays lointain.
Plus tard, lors d'un voyage à Cuba en septembre 2001, cette fois-ci un vrai, où j'étais invité à participer à un colloque international sur « les alternatives au modèle de santé actuel », j'avais raconté cette anecdote à mes collègues lors des présentations. Cela avait fait rire tout le monde.
J'étais toujours entrain de convaincre le commissaire de mon innocence quand l'un des flics releva l'arrière de la banquette et ma tête se trouva emportée par le poids de mon corps qui bascula en avant et plongea dans une bassine pleine d'eau. La tête était maintenue en immersion par les deux officiers. C'est la fameuse technique « waterboardig » à la marocaine. Sachant que cette torture allait durer et qu'ils la mèneront crescendo, je faisais de mon mieux pour éviter toute agitation, toute au moins au début, afin de mieux contrôler mes forces et ma capacité de résistance. Au bout d'une interminable apnée, ils m'attrapèrent par mes longs cheveux et me tirèrent la tête d'un coup sec en arrière. J'entendis ma colonne cervicale craquer. Ma tête remontait en surface et sans avoir le temps de faire une inspiration profonde et de me reprendre, ils me replongèrent dans la bassine d'eau. Je rentrais en apnée de nouveau tout en essayant d'avaler quelques gouttes d'eau pour la prolonger au maximum.
Ma pratique régulière de la plongée sous marine depuis mon très jeune âge m'avait permis de supporter assez longtemps cette immersion, à tel point que des fois mes geôliers s'inquiétaient quand je ne réagissais pas pour leur demander de me relever la tête. Ce geste était répété plusieurs fois successivement avant que l'on m'accorde quelques secondes pour souffler, pour leur faire signe que j'étais prêt à parler.
Les mêmes questions se répétaient : les armes ou sont-elles cachées ? Les noms des autres membres de votre organisation armée ? Au début je ne parlais pas, et je ne parlais pas parce que je ne savais rien. Je voulais aussi gagner du temps pour qu'ils se rendent à l'évidence qu'en fin de compte que toute cette histoire d'armes n'était qu'une fiction.
Au bout d'un certain temps je commençais à m'essouffler et à douter de mes capacités de résistance. Mais je m'étais rappelé encore une fois que quand un militant a une mission, il faut qu'il la remplisse, la mienne aujourd'hui est celle de ne pas donner les noms de mes camarades. Je m'étais dit qu'il vaudrait mieux faire semblant de parler en leur inventant à mon tour une fiction allant dans le sens de ce qu'ils cherchaient, ne se risque que pour récupérer un peu mes forces. Je voulais surtout ne pas perdre ma vigilance avec le risque de parler de « VRM » et donner des noms. A plusieurs reprises je les arrêtais pour leur raconter des fantaisies. Mais j'avais en face de moi les personnes les plus cruelles et les plus sadiques que je n'avais jamais vues de toute ma vie.
Le commissaire attendait toujours ma réponse. Les traits de son visage allaient retrouver rapidement l'expression d'un chien enragé qui voulait me sauter à la gorge, avant de crier :
- Apparemment, il ne tient toujours pas à sa vie, eh ben l'entracte est fini, il est temps de passer aux choses sérieuses. Il ordonna ses subordonnés d'ajouter quelque chose dans la bassine.
A la prochaine plongée je me rendis compte que l'aspect et l'odeur de l'eau avaient changé. Je venais d'avoir le sentiment que les salops voulaient me porter l'estocade. Je suffoquais très rapidement et je me battais en criant pour relever ma tête et leur répétant :
-Non je ne veux pas mourir.
Au bout de quelques plongées je me rendais compte que mes cris se transformaient en gémissements, ma langue séchait et mes oreilles bourdonnaient. Je n'avais plus de force et ma vision s'assombrit. Je réalisais que j'étais au bout du gouffre et que j'allais mourir de cette façon atroce. J'étais en état de choc. J'agonisais.
Mes tortionnaires étaient paniqués. Ils avaient sous-estimé mon courage et ma détermination à résister jusqu'au bout. Ils avaient eu peur que je leur crève entre les mains. Peur que je devienne un martyr de plus. Avec précipitation ils avaient libéré mon corps des cordes qui m'attachaient à la banquette/plongeon. M'avaient allongé par terre et essayaient de vérifier si je respirais toujours. Ils étaient soulagés que je vivais encore. Moi, je me sentais étrangement peu concerné par leurs gestes. Je n'apercevais que des silhouettes tourner autour de mon corps. Moi aussi j'étais étonné d'être toujours en vie.
J'avais somnolé pendant plusieurs minutes quand j'entendis un bruit qui me secoua : les deux policiers essayaient de me relever et de me déplacer en me traînant sur le sol vers une petite cellule qui juxtaposait la salle de torture. Un minuscule trou sordide où j'avais continué à somnoler en position demi-assise.
A suivre
Notes:
(1)1) Extrait de mon futur livre : LE COURBIS -témoignage sur les années de plomb au maroc-