Dans deux jours, je vais m’absenter pour une courte période, je prends donc congé de mes amis et de ceux qui prennent la peine de me lire régulièrement sur Médiapart. Je vais faire un voyage, en compagnie de ma femme, vers Makkah, la Maison de Dieu pour y passer le reste du mois de Ramadan, faire ce qu’on appelle Omra ou le « petit pèlerinage ». Un voyage pour pouvoir nous détacher, ne serait-ce que provisoirement et pour quelques jours, de tout ce qui est hormis Dieu et pour nous consacrer essentiellement à son adoration. Un voyage pour fuir les illusions de l’éphémère, pour le cheminement vers Dieu.
Les préparatifs, depuis quelques jours déjà, nous remplissent d’un désir ardent de retrouver ces lieux sains comme si c’était notre premier voyage. C’est notre quatrième séjour et pourtant ce sont les mêmes sentiments d’espoir et de réconfort qui continuent à nous envahir malgré les palpitations de nos cœurs pour ce long voyage. Un voyage pour lequel nous partons avec un équipage très léger, avec comme seule provision notre piété. Un voyage qui exige de chacun de nous une profonde humilité et une vraie pudeur.
Pendant dix huit jours, nous allons vivre au rythme du spirituel et du ressourcement. Nous devrons accomplir un immense effort intellectuel, voire psychologique, une rupture quasi mentale, pour arrêter de vivre et de penser comme nous avons l’habitude de le faire le reste des jours de l’année.
Physiquement l’épreuve sera dure comme d’habitude : les longues attentes dans le désordre au niveau des aéroports, les bousculades dans la foule, la chaleur, la soif, le manque de sommeil. Toutes ces contraintes secondaires, ne nous découragent plus, nous y sommes déjà habitués ; nous avons appris à les surmonter sans trop de difficultés.
Notre première escale sera Médine. La ville vers laquelle le Prophète était obligé d’émigrer. La ville qui a vu naître le premier Etat musulman. Les habitants de Médine, contrairement à ceux de Makkah sont très accueillants. Ne sont-ils pas les descendants des Ansars (ceux qui avaient soutenu le Prophète et ses compagnons obligés de fuir la Mecque car pourchassés et menacés par leurs frères ) ?
Pendant quatre jours et quatre nuits nous allons avoir la chance de revivre des moments très forts lors des prières dans la Mosquée du Prophète et surtout au moment de la visite de sa tombe et de celles de ses compagnons les plus proches : Aboubakr et Omar.
Le voyage de Médine vers Makkah (500 km environ), nous préférons le faire seuls en taxi, de jour, et en tenue de l’Ihram « état de sacralisation ». Une tenue faite de deux pièces de tissus blancs non cousues pour moi, djellaba blanche pour ma femme. Une tenue qui fait de nous des êtres simples et pauvres : des esclaves de Dieu. Une tenue qui nous rappelle aussi le linceul dans lequel seront enveloppés nos corps après la mort. Un voyage pas comme les autres : pendant plus de cinq heures, nous allons traverser un paysage désertique exceptionnel dans un silence presque total rompu uniquement par nos invocations, nos prières et par « talbyya » que nous n’arrêterons pas jusqu’à l’arrivée à Makkah.
Arrivés à Makkah, le lieu le plus sacré de l’Islam, la « mère des cités », la première des choses à faire est d’aller accomplir « attaouf » autour de la « Kaaba ». Un des moments les plus forts de notre séjour sur le plan émotionnel. Au début, un sentiment de panique et de confusion vous prend et vous étrangle . Toutes les invocations apprises au paravent se perdent, tous les préparatifs s’évaporent. Vous êtes bousculés dans tous les sens par la marée des milliers d’hommes et de femmes qui avancent sans tenir compte de votre présence. Ils sont de tous les âges, de toutes les couleurs et de toutes les races. Ils crient, ils pleurent. Puis d’un coup vous vous ressaisissez, vous prenez conscience de la gravité du moment et de la sacralité du lieu. Vous prenez avec force la main de votre compagne, vous entreprenez à votre tour votre gravitation autour de ce lieu magique. La gorge serrée et les larmes aux yeux, les invocations vous reviennent. Votre corps redevient léger et vous permet de vous frayer le chemin dans la foule. A un moment même vous tentez, toujours avec votre compagne qui ne vous lâche pas, de vous rapprocher d’avantage de la « Kaaba », vous arrivez même à la toucher et à frotter votre visage contre elle, vous cédez votre place à votre compagne et vous la protégez de toutes vos forces avec vos bras de peur d’être balayée et emportée par la marée, qui elle, ne sait pass’arrêter. Vous êtes même tentés de toucher « la Pierre noire », vous y arrivez à la fin, mais vous préférez offrir cette occasion unique à votre compagne, elle le mérite probablement plus que vous. Une vibration interne vous secoue suivie d’une sensation de satisfaction euphorique vous annoncent que vous êtes le bien venu et que vous êtes sur la bonne voie pour accomplir le reste des rites paisiblement.
Après les sept tours autour de la « Kaaba » viennent ensuite Zamzam et les sept aller-retours entre Safaa et Maroua au bout desquels vous sentez une sorte de délivrance car enfin votre état de sacralisation est terminé.
Commenceront alors les prières nocturnes qui durent et qui durent dans l’attente de participer à la fin aux invocations prononcées par la voix sublime et mélodique de l’Imam Assoudaissi.
Une fois les prières terminées, les croyants rentrent chez eux pour dormir, seulement quelques heures. Certains, une minorité, n’auront à faire que quelques pas pour rejoindre leurs palaces de luxe qui coûtent excessivement cher et dont les tours surplombent affreusement la Kaaba, d’autres seront obligés de rentrer à pied ou dans des bus bondés et moyenâgeux vers leurs cités dortoirs, enfin certains, par manque de moyens, seront obligés de passer la nuit à la belle étoile tout près de la Mosquée. C’est la face cachée du « capitalisme islamique saoudien». Je n’oserai pas dire plus, je jeûne en ce moment.
Nous aurons certainement d’autres moments forts à vivre. Je pense notamment à la veillée exceptionnelle de la vingt-septième nuit du Ramadan, la nuit du Destin. Je pense aussi à la prière de l’Aid Alfitr et à bien d’autres. Je vous promets Incha’Allah de vous en parler à mon retour si je reviens sain et sauf. En attendant je vous promets que je ne vous oublierai pas pendant toutes mes prières. Je prierai pour tous les humains sans aucune exception y compris pour Mediapart qui va me manquer beaucoup.
Dr Mhamed Lachkar
Alhoceima (Maroc) le 22/8/2010