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Billet de blog 28 décembre 2009

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LA MALEDICTION (3/3) - extrait du Courbis: témoignage sur les années de plomb-

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En remontant dans l'arrière de la jeep, je m'assis toujours du même côté sur la banquette gauche. En face de moi, je découvris un homme d'une quarantaine d'années assis sur la banquette droite. Je le contemplai pensivement : un visage fin avec des joues rouges et saillantes. Il arborait une barbe de quelques jours, des cheveux cours et crépus. Il portait une tenue d'été : chemise et pantalon légers. Il était recouvert de sueur. Son rythme respiratoire était accéléré, des fois interrompu par des soupirs profonds.

Les traits de ce visage étaient pour moi, sans le moindre doute, les signes d'une souffrance profonde et d'un épuisement réel : un détenu politique de plus qui venait d'être torturé à son tour comme moi ? Je ne le connaissais pas mais j'avais le sentiment que j'avais en face de moi mon premier compagnon de captivité. A cet instant j'étais devenu un naufragé joyeux : je ne me sentais plus seul sur ma barque qui était à la dérive depuis quelques jours

A son tour il me dévisagea craintivement. Son regard était bien trop profond pour dissimuler son désarroi. Je me contentai de lui sourire sans esquisser le moindre signe de douleur, un aveu intime, pour lui signifier bienvenue à bord.

Pendant que nous nous échangions nos sentiments / signaux de détresse par nos regards croisés, le commissaire était là derrière la jeep à nous observer. Il guettait probablement nos réactions. Il se rapprocha d'avantage de l'arrière de la jeep, se pencha à l'intérieur et m'adressa la parole calmement :

-Vous vous connaissez bien, n'est ce pas ? Monsieur Mrabet était ton professeur ici à Tétouan il y a quelques années ? Vous êtes tous les deux rifains ? Vous n'allez pas vous ennuyer. A la PJ de Casablanca vous serez mieux traités qu'ici. Alors bon voyage et bonne chance !!!

Je n'avais pas encore eu le temps de saisir le sens des paroles du commissaire que Brahim était déjà au volant de sa jeep. Fettah s'était installé comme d'habitude à ses côtés. Kassem n'y était plus. Un autre officier avait pris sa place. A ma grande surprise, notre cortège allait se renforcer par une autre voiture. Une Fiat 1000 jaune était devant nous pour escorter notre convoi. Elle était occupée par trois autres officiers. Le conducteur s'appelait Bakkali, un jeune de Tétouan d'allure andalouse avec ses cheveux longs et sa chemise en fleurs. Il avait l'air très agité mais sympathique.

Il était midi trente quand nous venions de quitter la ville de Tétouan. Il faisait très chaud, une chaleur exceptionnelle et caniculaire. La température devait dépasser les 40° C. Les rayons du soleil arrivaient à traverser la bâche malgré son épaisseur. Ils me tapaient directement sur la tête. L'arrière de la jeep s'était transformé en une véritable fournaise étouffante. Je suais par de grosses gouttes. J'étais trempé dans ma sueur et je crevais de soif.

Sur la route, je me demandai au fond de moi-même si nous étions aussi dangereux pour mériter une telle mobilisation du corps policier ? Ils devaient se tromper sur nous ? Probablement ils croyaient avoir mis la main sur deux gros poissons pour que toute cette machine de guerre se mette en branle ?

Je me disais que si notre police mettait autant de moyens pour s'attaquer avec la même fermeté aux grands maux qui rongeaient notre société, le trafic de drogue, le trafic d'influence, la corruption, notre pays serait réellement le pays le plus beau du monde.

A cause de la chaleur, le voyage allait être un véritable supplice pour nous jusqu'à l'arrêt de notre cortège au village de Sidi Allal Tazi. Un village réputé auprès des voyageurs pour ses grillades : ses côtelettes d'agneau et sa kafta succulentes. Tous les policiers étaient descendus pour prendre place dans un café autour d'une table à l'ombre. Moi et Mrabet, nous étions restés à notre place toujours les poignets menottés comme de vulgaires criminels. Nous avions eu droit quand même à un sandwich et une bouteille d'eau chacun. Je n'avais presque rien mangé depuis plus de vingt quatre heures. Mais je n'avais toujours pas d'appétit. Par contre j'avais une grande soif. C'était l'officier Bakkali qui nous servait. Il nous traitait avec beaucoup de respect. Quand il s'adressait à Mrabet, il disait « oustad » (maître).

Plus tard au commissariat de Casablanca j'allais mieux connaître mon compagnon de fortune. Mrabet était connu à Tétouan, un homme modeste mais intègre. Il était professeur de philosophie au lycée Kadi Ayad.

Il était encore plus connu pour ses activités syndicales et pour son soutien à la cause palestinienne : il était délégué régional du puissant syndicat UMT.

Mrabet était originaire de la région de Tamassinte (1), un petit village dans les montagnes du Rif à une quarantaine de kilomètres de la ville d'Alhoceima. Comme beaucoup de jeunes de sa génération qui ont eu la chance d'avoir été à l'école, il était parti dans les années cinquante en Egypte au Caire pour poursuivre des études de sociologie. Et c'était au Caire qu'il allait faire la connaissance avec la famille de l' héros de la révolution du Rif Abdelkrim El Khattabi (2). A l'époque la résidence de Abdekrim était devenue un haut lieu d'accueil et de rencontre de tous les étudiants maghrébins.

Au début des années soixante Mrabet était retourné au pays et s'était installé à Tétouan. Il allait se lier d'une amitié profonde avec le Dr Khattabi, un cousin de Abdelkrim qui travaillait comme chirurgien à la ville de Kénitra.

Mrabet venait d'être arrêté il y a quelques jours et comme moi son arrestation était liée au dossier du Dr Khattabi. Ce dernier était déjà arrêté depuis le mois de mai. Il était suspecté d'être impliqué dans le coup d'état militaire échoué du 16 août 1972 contre Hassan II, à cause de ses relations étroites avec la tête pensante de l'attaque contre le Boeing royal de retour de France(3) : le colonel Amakran qui lui aussi était rifain.

Personnellement je n'avais rien à voir avec ce dossier : je ne connaissais ni Mrabet ni le Dr Khattabi. Je ne savais pas comment je m'étais trouvé piégé dans ce bourbier ? Ce dont j'étais sûr c'était que Touha était notre trait d'union, notre connaissance commune. La PJ de Casablanca allait me rappeler plus tard au cours de mon interrogatoire que la cause commune que nous partagions était en effet notre appartenance à cette région rebelle qu'est le Rif. Etre rifain engagé et actif était déjà une accusation grave pour le Makhzen quelque soit votre appartenance politique : j'étais marxiste-léniniste et mes compatriotes étaient des panarabistes pronassériens.

Vers dix huit heures nous arrivâmes enfin au commissariat Central de Casablanca situé dans le quartier Maarif. Mon périple avait duré en tout un peu plus de douze heures. Directement nous avions été conduits au bureau du commissaire qui devait se situer au troisième étage. Sans trop attendre on me fit rentrer le premier.

Le commissaire était un homme d'âge mur, la cinquantaine bien épanouie aux traits fins et aux cheveux gris bien coupés. L'homme dégageait une assurance sans pareille, il était habillé en tenue officielle et s'asseyait raide sur un grand fauteuil. Son bureau était spacieux et éminemment bien meublé.

L'officier Fettah me présenta comme étant l'étudiant de médecine qu'on avait ramené d'Alhoceima. Le commissaire m'avait reçu avec amabilité et m'invita à m'asseoir sur une chaise. L'œil étincelant, il jeta son regard sur moi et me scruta de la tête aux pieds. Je devrais me dire qu'il était entrain de ressentir de la pitié pour moi vu l'état où j'étais. Il me posa avec un air rassurant et une voix paternelle quelques brèves questions sur mon identité réelle, le parcours de mes études et mes activités à l'Université. Il n'avait pas été question ni d'armes cachées ni de bandes armées. Mes réponses étaient succinctes et rapides car je sentais qu'il était pressé et qu'il avait probablement reçu et lu le compte rendu de mon interrogatoire musclé d'hier à Alhoceima.

En sortant du bureau du commissaire, Fettah était toujours là. Avant de me remettre à un policier, il me salua et me souhaita bonne chance.

J'avais gardé un très bon souvenir de ce jeune officier qui s'était comporté très correctement avec moi. Une attitude qui l'honore et qui m'avait incité à lui manifester toute ma reconnaissance quand j'étais revenu en septembre 1980 travailler à l'hôpital d'Alhoceima comme chirurgien.

Le policier m' amena dans une salle qui se trouvait en face du bureau du commissaire. Je fus surpris quand je m'étais retrouvé face à des camarades que je connaissais bien :Kassemi, Ben Chekroun, Belahsen. Ma surprise était encore plus grande quand je découvris que Touha était là aussi avec d'autres personnes qui m'étaient étrangères. Ils étaient tous assis par terre, ils avaient l'air aussi fatigué que moi. Je n'avais pas encore eu le temps de prendre mon souffle quand Mrabet nous avait rejoint. Sans attendre nous avions été immédiatement conduits sous escorte au sous sol dans une grande classe éclairée par deux fenêtres rudimentaires. Les tables et les bancs étaient rangés au fond. Une partie du côté du tableau avait été aménagée avec des couvertures pour qu'on y passe la nuit. J'avais pu enfin m'allonger et me reposer. Nous étions sous surveillance et il nous était interdit de bouger de nos places sauf pour aller aux WC. On avait eu droit à des sandwichs et des limonades. Nous pouvions quand même nous parler mais toujours avec discrétion.

Ce que je garde encore aujourd'hui comme mauvais souvenir de cette première nuit au commissariat de Maarif fut le moment où j'avais demandé d'aller faire mes besoins. Aller aux WC cette nuit relevait du parcours de combattant. Poignets menottés et escorté par un policier, il fallait d'abord traverser une grande cours à l'air libre, ensuite prendre à gauche un couloir obscure et bordé par des cachots où étaient enfermés beaucoup d'africains subsahariens qui étaient là à crier accrochés aux grilles de leurs cellules, pour atterrir enfin sur des toilettes infectes et nauséabondes.

A suivre

Notes :

(1)Tamassinte : un village qui a été très médiatisé suite au tremblement de terre qui avait frappé la région en 2004. Ses populations avaient refusé le programme gouvernemental d'aide aux familles sinistrées et avaient fait preuve d'une résistance légendaire.

(2) voir livre : Abdelkrim. Une épopée d'or et de sang de Zakya Daoud collection colonnes d'Hercule

(3) voir livre : Opération Boraq F5 de Ahmed El Ouafi, Tarik éditions

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