M. Lachkar (avatar)

M. Lachkar

Médecin, écrivain

Abonné·e de Mediapart

139 Billets

1 Éditions

Billet de blog 31 janvier 2025

M. Lachkar (avatar)

M. Lachkar

Médecin, écrivain

Abonné·e de Mediapart

Mon testament publié à l’occasion du 62è anniversaire de la mort d’Abdelkrim*

Ce texte que je viens d’écrire aujourd’hui constituera peut-être la préface ou la postface ou je n’en sais rien, de mon prochain livre : «"Abdelkrim d’exil en exil "

M. Lachkar (avatar)

M. Lachkar

Médecin, écrivain

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

         Mon testament publié à l’occasion du 62è anniversaire de la mort d’Abdelkrim

       Le 6 février 1963, j’avais treize ans. Ce matin-là, un tumulte inhabituel m’arracha au sommeil. À travers la fenêtre entrouverte, les échos d’une foule enfiévrée se mêlaient aux cris d’enfants scandant des mots que je ne pouvais saisir. Intrigué, je me penchai pour regarder. Au loin, une marée humaine s’écoulait dans les rues de notre quartier comme un fleuve en crue, poussée par une force invisible. 
Je me tournai vers ma mère, qui se tenait là, immobile, le regard voilé par des larmes silencieuses. 
– Que se passe-t-il donc, maman ? lui demandai-je, encore habité par l’insouciance de mes treize ans. 
Elle baissa les yeux, comme pour m’épargner. Puis, dans un souffle chargé de tristesse, elle chuchota : 
– Moulay Mohand est mort ! 
Ces simples mots firent vaciller le monde autour de moi. La panique, telle une marée montante, déferla sur mon quartier. Les rues se remplirent de cris, de pleurs et d’un désespoir que je n’avais jamais connu. Après les manifestations qui suivirent, une chape de plomb s’abattit sur toute la ville. Les jours passèrent, mais les couleurs semblaient s’être éteintes. Le chagrin s’insinuait partout, dans chaque regard, chaque geste. La population, comme un corps blessé, portait le poids de l’humiliation et de la résignation. Les espoirs autrefois si vifs s’étaient fanés, ne laissant derrière eux qu’un vide béant. 
Ce jour-là, il me sembla que le ciel lui-même pleurait, alourdi d’un deuil qui s’abattait sur nos cœurs comme un poids trop grand pour être porté. Le monde, d’un seul coup, s’était rétréci et agrandi tout à la fois. Ce n’était plus seulement une histoire d’enfance qui se jouait, mais celle d’un peuple, de ma terre, du Rif tout entier, qui venait de perdre son phare dans l’obscurité. 
Mais pour moi, ce jour de deuil fut aussi un jour étrange, un jour de bascule. Sans le comprendre pleinement, je sentis naître en moi quelque chose d’inédit. Ce n’était pas de la tristesse, ni même de la colère ; c’était une sorte d’éveil, comme si mon âme jusque-là en hibernation depuis les événements sanglants de 1958, ouvrait enfin les yeux, renaissait de ses cendres. Malgré mes treize ans, j’eus l’étrange impression que ma vie prenait une existence nouvelle ce jour-là. Non pas dans la lumière d’un espoir excessif, d’une chimère délirante, mais dans la gravité d’une prise de conscience. 
Tout d’un coup, je me sentis grandir d’un élan brutal, comme si l’enfant que j’étais avait été balayé d’un revers par le souffle d’une histoire qui le dépassait. Un étrange mélange d’orgueil et de chagrin me saisit : l’orgueil d’appartenir à cette terre indomptable, le Rif, qui avait enfanté un héros, et le chagrin infini d’être désormais orphelin. Nous venions de perdre bien plus qu’un homme ; nous avions perdu un guide, un grand-père, un protecteur. 
Autour de moi, les enfants pleuraient, les hommes se taisaient, et les femmes, voilées de noir, chuchotaient entre deux sanglots. Mais moi, plutôt que de céder à la rage ou aux larmes, je sentis naître en moi une soif dévorante : je voulais savoir, je voulais comprendre.... Qui était-il vraiment, cet homme que le monde pleurait ? Qu’avait-il fait pour que son nom brûle ainsi les lèvres de tous ? Je me lançai dans cette quête avec une ardeur presque sacrée, comme si, en reconstituant les fragments de sa vie, je pouvais recréer une partie de moi-même. 
Depuis cette date, ma vie ne serait plus jamais tout à fait la même. À mesure que je découvrais son histoire, Abdelkrim grandissait dans mon cœur mais aussi dans ma tête. Cet homme de petite taille, que les récits décrivaient comme calme et réfléchi, devint pour moi un géant, une figure presque mythologique. Je le voyais gravir les montagnes du Rif, le regard tourné vers l’horizon, portant sur ses épaules les espoirs d’un peuple tout entier. Dans mes rêves, il revenait, invincible, pour libérer les siens, pour rendre au Rif son éclat et son orgueil perdu. Il devint mon étoile, une lumière qui ne s’éteignit jamais. Où que j’aille, quoi que je fasse, son souvenir m’accompagnait, tel un murmure incessant, une promesse gravée dans le silence. Sa silhouette, indomptable et noble, hantait mes nuits et illuminait mes jours. 
Et ce jour, ce funeste 6 février 1963, resta gravé en moi comme une blessure ouverte, mais aussi comme une renaissance et surtout comme une promesse. C’était un jour de perte, mais aussi un jour de révélation. Ce jour-là, j’appris ce que signifiait être du Rif, ce que signifiait être d’un peuple fier, enraciné dans une histoire plus vaste et qui va bien au-delà de mes treize années d’existence. 
Depuis, cette mémoire est devenue mon temple, un refuge et une inspiration. Abdelkrim, l’homme, s’est transformé en légende, et cette légende, en devoir et engagement : celle de ne jamais oublier, ne jamais plier, de toujours rêver, et de garder vivant, au moins par l’écriture, cet espoir inaltérable d’un jour meilleur.

*Ce texte que je viens d’écrire aujourd’hui constituera peut-être la préface ou la postface ou je n’en sais rien, de mon prochain livre : « Abdelkrim d’exil en exil »

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.