
Léonard Vincent a répondu à nos question à propos de son livre Les Erythréens dont nous vous pourrez retrouver la critique sur notre site. Il dédicacera son ouvrage au Salon du livre le Samedi 17 mars 2012 de 16h à 19h.
MadameduB.com : Tout d’abord, vous qui êtes un journaliste ayant parcouru une grande partie du globe, pouvez-vous nous dire comment cette « obsession » pour l’Érythrée et surtout pour son peuple vous est venue ?
Léonard Vincent : Vous avez raison de parler d’obsession puisque, après tout, il faut bien avouer qu’il ne s’agit pas simplement d’un intérêt « journalistique », d’une curiosité professionnelle. Il s’agit d’une attirance beaucoup plus personnelle, ambiguë, obscure. Mais je veux être honnête : j’aime voyager, l’Occident me fatigue, l’Afrique satisfait donc mon goût pour le « tout-autre » et l’aventure. Ce n’est pas très original, mais si je ne l’avouait pas, je mentirais. Ceci étant dit, ce n’est pas tout. Mais la réponse à votre question est : je n’en sais rien. J’ai passé trois ans à me poser la question et je n’ai pas de réponse. Quelque part, comme on dit, ce livre est là pour poser les éléments du problème, pour vous prendre à témoin et vous demandez si vous aussi, lecteurs, en présence des choses que je sais, il vous arrive la même chose, si vous aussi vous sentez monter en vous ce violent moment de lucidité, cette amitié amère pour ces Erythréens qui se planquent, qui passent leur temps à s’engueuler ou à se taire, à cause de leur irritante pudeur, dans les bidonvilles du Soudan ou d’Occident.
MadameduB.com : Sur combien de temps s’est déroulée votre enquête ? Aviez-vous des réseaux lorsque vous avez commencé, ou bien est-ce que tout a été à construire au fur et à mesure ?
Léonard Vincent : Je rencontre des Erythréens depuis 2004 quand, à Reporters sans frontières où je venais d’arriver et où m’avait été confiée la direction du bureau Afrique, j’ai découvert le drame invisible des rafles de septembre 2001. Sans amis, ignorant et démuni, j’ai alors commencé à en rencontrer, petit à petit. Par mail, au hasard d’un voyage, par téléphone. Puis certains sont devenus des amis, des gens avec qui j’avais du plaisir à partager du temps. Puis est arrivé un point de non-retour. J’ai quitté RSF en 2009 entre autres parce que je voulais dire ce qu’on m’avait raconté toutes ces années, et qu’il fallait donc aller plus loin dans l’exploration. Savoir, ressentir, déconstruire, écouter, ce que je n’avais au fond jamais eu le temps de faire, puisqu’il faut gagner sa vie et que notre vie, aujourd’hui, ne se gagne qu’en allant vite. J’ai donc ensuite traversé une longue période de chômage, payant les voyages de ma poche, luttant contre la paresse et le découragement, sans éditeur et sans certitude de parvenir à aller jusqu’au bout. J’ai relevé ce pari et un éditeur courageux, Jean-Philippe Rossignol, a trouvé que le résultat était à la hauteur de la collection qu’il dirige. Alors, c’est aujourd’hui que j’ai « un réseau », pour reprendre votre expression, tissé tout au long de ces années un peu particulières où j’ai partagé mon temps entre trouver de quoi payer mon loyer et écrire ce livre. Il s’agit d’une foule d’amis plus ou moins lointains, plus ou moins affectueux, plus ou moins calculateurs, mais aussi certains frères, qui savent que j’ai fait ce qui était à ma portée, dans mes moyens, et que je ne pouvais pas faire beaucoup plus.
MadameduB.com : Poursuivez-vous un but d’alerte et d’information des dirigeants politiques occidentaux (dont vous évoquez et critiquez dans le livre la relative indifférence sur la question) ? Ou bien est-il uniquement destiné à « l’opinion » ?
Léonard Vincent : A bien y réfléchir, je crois que le livre est destiné à ceux qui en sont le sujet : les Erythréens. J’ai dit un jour que le sujet du livre était l’amour et la colère, nitroglycérine des sentiments. Or, je pense que beaucoup d’Erythréens vivent dans cette tension entre ces deux sentiments, comme moi. Et que c’est précisément ce qui les tétanise. Alors bien sûr, oui, je veux alerter les miens, leur dire qui sont ces gens étrangers dont ils n’entendent parler que par hasard, alors qu’ils sont distraits, résignés à la violence de l’Afrique, pointés du doigt de toutes parts par mille entreprises culpabilisatrices. Oui, je veux réveiller les autorités qui traitent encore Issaias Afeworki, le président érythréen, comme un chef d’Etat « normal », alors qu’il est un gangster égocentrique et dangereux. Mais je veux aussi tendre un miroir aux Erythréens, leur dire à quoi ils ressemblent vus de l’extérieur, avec autant d’affection que de fermeté.
MadameduB.com : Le livre met en relief les parcours migratoires des interviewés, et notamment le fait que chacun se retrouve seul dans cette aventure, souvent coupé de ses proches, et ne trouvant personne à qui faire réellement confiance. Comment cette société qui semble atomisée parvient-elle à se recomposer à l’extérieur des frontières ? Diriez-vous qu’il existe de réelles communautés de migrants érythréens, une réelle diaspora érythréenne ?
Léonard Vincent : Oui, sans aucun doute. Etre Erythréen, ce n’est pas seulement une nationalité. C’est être membre d’une fratrie, d’une espèce de confrérie, d’un ordre parallèle. Où qu’ils soient, les Erythréens se reconnaissent, se tapent dans la main, ouvrent une bière, s’invitent à de longs après-midi de discussions autour d’une jarre de café, s’engueulent et s’échangent des informations, que ce soit dans les camps de réfugiés d’Afrique et d’Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Italie, en Suède… Souvenons-nous toujours que les pères, les oncles, les grands-pères, les femmes, les neveux, les cousins, les frères, les soeurs, ont vécu la guerre d’indépendance, la cruelle bêtise des occupants, la misère et la peur. La nation érythréenne s’est bâtie sur trente ans de maquis. Trente ans de résistance dans les montagnes, les arrières-cours, les appartements clandestins. Ceux qui sont vivants se considèrent donc comme des survivants et portent le fardeau d’un lourd devoir : celui d’être et de demeurer un Erythréen. L’écoeurant fiasco de leurs chefs rajoute à ce poids celui de la culpabilité. Mais tout cela soude le peuple érythréen, lui donne encore du corps. J’ai vu des hommes de quarante ans pleurer à chaudes larmes devant le sinistre sort de certains de leurs compatriotes. Par haine de la dictature ? Par amour des siens ? Sans doute un peu les deux. Quoi qu’ils fassent, les Erythréens sont unis, dans la haine comme dans l’amour.
MadameduB.com : Votre livre s’attarde sur le long exil que représente l’émigration. Ses désillusions, sa difficulté…Qu’en est-il de la situation des centres d’accueils des migrants, à Lampedusa et ailleurs ? Quelles améliorations peut-on attendre dans un futur proche ?
Léonard Vincent : Je ne suis pas un expert de ces choses-là. Je sais pourtant que le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, de courageux avocats en Israël et en Europe, des associations obstinées, mettent tout leur poids dans la balance pour aider les fugitifs. Ce n’est jamais assez. Mais le purgatoire injuste de Lampedusa n’est qu’un épiphénomène. Les Erytréens ne fuient pas par envie de devenir nos larbins. Ils fuient sous l’effet de la terreur et de la colère. Ils ne peuvent pas descendre dans la rue à Asmara, alors qu’ils passent la frontière en abandonnant leur pays. C’est leur révolution à eux. On n’écoute souvent que la révolte des cœurs, pas celles des pieds. Tant qu’on traitera la question érythréenne – et d’autres questions similaires – avec autant d’idiotie, tant qu’on questionnera les problèmes migratoires occidentaux avec une si courte vue, Lampedusa, les bidonvilles, les mecs planqués sous des camions, les cadavres dans la Méditerrannée, les morts du désert, les gamins perdus dans nos centre-villes, tout cela continuera et nous ne règlerons aucune crise. Quelles améliorations ? Une révolution de palais à Asmara ou une renversement des régimes occidentaux, que pensez-vous qu’il adviendra en premier ?
MadameduB.com : Vous expliquez la crainte, la méfiance des Érythréens, leur demande d’anonymat face aux menaces du gouvernement érythréen et plus particulièrement d’ Issaias Afeworki. Qu’en est-il des moyens de ce dernier pour attendre les Érythréens en exil ?
Léonard Vincent : Quelques exemples. Un groupe d’anciens matons de la prison de très haute sécurité d’Eiraeiro, où sont enfermés au secret les dissidents survivants de septembre 2001, a pris la fuite il y a quelques années et s’est retrouvé en Libye. Ils s’apprêtaient à passer en Europe, où ils espéraient se faire oublier. Avec la complicité des services de renseignements de Kadhafi, ils ont été kidnappés et ramenés en Erythrée où ils ont disparu. Un cadre important de l’opposition érythréenne en exil a lui aussi disparu il y a quelques semaines, après qu’il a été kidnappé devant son domicile au Soudan. Un ami vivant en exil en Europe, ancien journaliste de la télévision d’Etat, est régulièrement menacé de mort par téléphone, souvent lorsque le ministre de l’Information est en visite en Europe (en contravention avec les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU), comme en février dernier à Paris. Pour mémoire : ses deux soeurs aînées avaient été incarcérées, peu de temps après sa demande d’asile politique en Europe. L’une d’elles est morte en prison. Ce ne sont que des exemples…
MadameduB.com : Sur quels soutiens Issaias Afeworki peut-il compter ? Comment ce pays a t-il pu se soustraire du regard du monde ?
Léonard Vincent : Le Qatar, la Chine, plusieurs compagnies canadiennes ou italiennes, quelques puissances arabes, le Venezuela, l’Iran, la Corée du Nord entretiennent de bonnes relations avec l’Erythrée. Nous mêmes cultivons des relations cordiales, bien que distantes. Le président Nicolas Sarkozy a dépêché à Asmara son excellent ami l’ancien journaliste Roger Auque. Plusieurs diplomates m’ont juré que ce n’était pas un calcul politique en rapport avec l’analyse que fait la France de la situation là-bas, mais uniquement par amitié… Le parti unique, et particulièrement son directeur politique, Yemane Ghebreab, a également fort bien structuré ses réseaux au sein de la diaspora. A Londres, j’ai vu de jeunes partisans du régime aduler le chef de l’Etat autant que nos jeunes adulent Che Guevara. Ce sont des petits-bourgeois élevés en Occident, qui s’accrochent à une image par sottise. Certains sont prêts à tabasser sur ordre le moindre opposant, qu’il soit érythréen ou non. Yemane Ghebreab est le plus proche conseiller du président Issaias Afeworki. Les chancelleries européennes le qualifie de « raisonnable », « d’homme à qui on peut parler ». Mais c’est aussi cela, ce qu’il manigance dans leur dos lorsqu’il vient les rencontrer en Occident, leur parler de « développement » et de « sécurité régionale » : organiser et souffler sur les braises de la terreur. C’est tout cela qui a fait que l’Erythrée a pu se « soustraire aux yeux du monde ». Les criminels érythréens se cachent en pleine lumière.
MadameduB.com : Globalement, comment a été accueilli votre livre, et est-ce que cela vous a surpris ? Avez-vous eu le sentiment que les gens découvraient complètement la situation en Érythrée ?
Léonard Vincent : Oui, les lecteurs à qui j’ai pu parler ont eu le sentiment de tomber des nues. Les journalistes aussi, ce qui ne cesse de m’étonner… Quant aux diplomates, ils sont bien embarrassés, parce que même s’ils savent la vérité, ils doivent composer avec la politique, qui est bien souvent puérile. Tant mieux, si j’ai pu faire inscrire l’Erythrée dans l’agenda de quelques personnes. Cela étant dit, je suis un peu désemparé par la façon dont on s’approprie l’histoire que je raconte dans mon livre. Je vais être honnête : je trouve que c’est un peu « désincarné », un peu abstrait. On me pose des questions sur les prisons, les soutiens à l’étranger, le président et sa machine à conserver le pouvoir, les migrants. Tout cela est très géopolitique, très cours de lycée. Je m’étonne qu’on ne m’ait pas plus posé de questions sur les hommes, les femmes, les dizaines d’individualités qui apparaissent dans mon livre : Fana, Amanuel, Biniam, Dania, Milkias, Menghesteab… Où sont-ils ? Que disent-ils ? Que leur est-il arrivé ? Mon livre n’est pas une enquête, un « état des lieux », une thèse… C’est un témoignage, un récit. Je voulais faire voir la réalité derrière les chiffres, mais ce sont les chiffres qui sautent au visage. Je suppose qu’il faut que je m’y fasse, c’est une première étape par laquelle je suis moi-même passé après tout…
MadameduB.com : Votre livre propose l’alternance entre certains passages plus romancés (au début notamment) et certains qui sont des témoignages, ou d’autres encore qui proposent des analyses. Avez-vous été tenté de faire de votre livre un roman ? Est-ce un projet qui pourrait voir le jour ?
Léonard Vincent : Toutes les histoires que je raconte, sous une forme romancée ou sous forme de témoignages, m’ont été racontées. Je les ai écrites pour que soit retranscrites les formes qu’elles prennent dans mes souvenirs : des épisodes, des moments, des parcours, des discours, des images, etc. C’est cela qui a guidé la forme de l’écriture. J’ai essayé de rassembler tous les fragments que les Erythréens avaient laissé dans mes poches pour en faire quelque chose de cohérent, comme le dit la citation de Pasolini que j’ai mise en exergue. Le résultat est un peu étrange, j’en conviens. Mais il est aussi honnête que possible. Dans le passé, j’ai écrit plusieurs romans, tous mauvais. Un jour, sans doute, j’y reviendrai. Peut-être autour de l’Erythrée, pourquoi pas… J’apprends un métier, je suis encore un débutant. Mais pour l’heure, je me consacre à un autre projet plus immédiat. J’écris sur l’Amérique, où j’ai vécu quatre années bizarres, dans les années 80, un pays en pleine révolution aujourd’hui et qui nous emporte avec lui, qu’on le veuille ou non. Il ne me reste plus qu’à trouver l’argent pour payer mon billet d’avion et je file. Pas évident, par les temps qui courent. En attendant, j’essaye de maintenir Les Erythréens en vie. Grâce à des gens comme vous, par exemple…
Propos recueillis par Emma Breton
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