
« Dans les forêts de Sibérie ». Voilà un titre qui n’est pas trompeur : Sylvain Tesson nous amène avec lui au cœur de la nature russe, plus précisément au bord du célèbre lac Baïkal, où il a passé 6 mois d’une vie (presque) solitaire, ne côtoyant que la faune locale et les quelques personnes résidant dans un périmètre de plusieurs kilomètres.
Pourquoi le choix d’une aventure si radicale ? – se demandera le lecteur.
Dès les premières pages, l’auteur nous révèle sa fatigue de la société de consommation et du mode de vie mondain dans lequel sa vie parisienne le conduit à évoluer. De cette lassitude naît son envie d’évasion. Il n’en est pas à son coup d’essai : il est en effet connu pour d’autres aventures elles aussi relativement « extrêmes », d’où il a ramené des récits de voyages et une solide expérience de la (sur)vie dans des conditions difficiles. Son séjour sibérien en constitue l’expression la plus aboutie : depuis sa cabane de 9m2, où il passera 6 mois (de janvier à juillet), il nous narre les gestes de son quotidien, ses expéditions, les petits moments qui deviennent, à la lumière de cet isolement pas banal, de grands bonheurs (une mésange qui se pose sur le rebord de sa fenêtre, un coucher de soleil sur la glace du lac Baïkal). Au fil des pages sont dépeintes, dans une certaine poésie, les splendeurs d’une nature « dans son plus simple appareil », c’est-à-dire non encombrée de la présence ou des constructions humaines, et vue comme une « hôte » qu’il ne veut pas déranger. La présence d’autres hommes, parce que rare (les visites de ses quelques « voisins » résidant dans des cabanes situées à plusieurs kilomètres), se fait précieuse ; chaque détail ou objet, qui auparavant aurait pu sembler insignifiant, revêt une importance centrale.
Mais Sylvain Tesson ne nous confie pas seulement ses observations sur cet extérieur qu’il contemple : il se livre à une introspection personnelle, nous dévoilant certains souvenirs, pensées, réflexions sur les livres –compagnons de sa retraite qu’il a emportés en grand nombre. L’alcool -plus précisément la vodka- est un personnage presque omniprésent de ce récit, aide morale et physique qui devient mode de vie.
Il ne fait pas pour autant l’impasse sur les difficultés, voire les moments de désespoir qu’il rencontre, pour affronter la nature ou la solitude, lorsque l’une ou l’autre se déchaîne ou vient se rappeler trop violemment à lui.
Mais surtout, Sylvain Tesson fait dans cet ouvrage l’apologie du temps long, des journées où il n’est pas besoin de vivre les yeux rivés sur sa montre, où l’homme renonce à être maître et possesseur de la nature pour se faire maître et possesseur de son propre temps.
Ainsi, en cette période de remise en question des fondements de notre société capitaliste fondée sur la croissance, le lecteur se sentira tantôt très proche de l’auteur (qui n’a pas rêvé d’échapper au rythme effréné de son quotidien, au dictat de la société marchande et de la consommation ?), tantôt plus étranger (seuls très peu d’entre nous n’ont osé ou n’oseront un jour se lancer dans une telle expédition solitaire face à l’hiver sibérien).
Apparaîtront alors sans doute plusieurs interrogations à l’esprit du lecteur : pourquoi s’imposer à soi-même quelque chose d’aussi extrême ? N’y-a-t’il pas un fond de misanthropie chez Sylvain Tesson, lorsqu’il vante la grandeur de la nature en miroir inversé de la laideur des sociétés humaines ? Parcourir les plateaux de télévision pour parler de son livre n’est-il pas paradoxal pour qui entend prôner la simplicité et la solitude volontaires ?
Tout au long de l’ouvrage, Sylvain Tesson écrit pour un lecteur : il s’adresse à nous, nous qui dévorons page par page son livre depuis l’occident où nous sommes restés, non pour nous faire une sorte de leçon sur notre mode de vie, mais pour avoir auprès de lui un journal de bord, une figure amie à laquelle se confier tous les jours. Car plus qu’une expérience de la solitude, plus qu’une épreuve physique, ces 6 mois en Sibérie sont avant tout une aventure littéraire : s’isoler pour se confronter aux éléments naturels et se détacher suffisamment des interférences entravant le processus d’écriture pour parvenir à (d)écrire les évènements et ressentis de cette vie contemplative. Et, in fine, se livrer à la recherche de la réponse à une seule question – une question que tout un chacun se pose à un moment ou un autre - : ai-je au fond de moi-même les possibilités d’une réelle vie intérieure ?
Ainsi, si l’on fait fi des quelques paradoxes de l’auteur (a-t-on vraiment besoin de se couper de tout pour découvrir ses propres richesses intérieures ? est-ce donc la société qui corrompt l’homme ?), et de quelques passages un peu répétitifs, « Dans les forêts de Sibérie » est une fresque des beautés de la nature et de la possibilité d’explorer les sentiments humains lorsque l’on s’émancipe des chaînes de sa société – ce qui vient nous rappeler que nous avons toujours le choix de notre mode de vie. Avec une très belle plume, Sylvain Tesson nous livre, parfois avec gravité, parfois avec émerveillement, et non sans une certaine touche d’humour, les moments d’un parcours qui, s’il est assurément très singulier et personnel, ne manquera pas de permettre à son lecteur d’embarquer avec lui sur les bords du lac Baïkal.
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