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Billet de blog 20 juin 2023

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Le métier d’enseignant est-il en train de devenir un bullshit job ?

La réforme du bac a profondément désorganisé l'enseignement au lycée, en instaurant surtout un calendrier absurde et une logique totalement déconcertante, au sein de laquelle les élèves comme les enseignants se retrouvent piégés. Cet article pose la question de la perte de sens au coeur du métier d'enseignant et propose quelques pistes d'explication (totalement non exhaustives).

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

De nombreux phénomènes et questions gravitent autour du monde du travail : pendant longtemps, on a parlé du burn out ou du phénomène d’épuisement et de surmenage au travail. La question de l’addiction au travail (ou work alcoholism) est également une question centrale dans nos sociétés où la valeur associée au travail est incontestablement positive. Certains sociologues[1] ont même compté l’addiction au travail (comme l’addiction au sport) parmi les « addictions positives » parce qu’elles seraient bien considérées voire même encouragées par la société, par opposition aux « addictions négatives » comme l’addiction à l’alcool ou à une drogue. La réforme actuelle des retraites pose la question du temps qu’il serait légitime de consacrer à son travail au cours d’une vie mais pose aussi la question des conditions de travail et de savoir quelles conditions de travail devraient offrir un « régime spécial » ou un droit à partir à la retraite plus tôt. La question de savoir ce qu’est un travail difficile paraît difficile à résoudre : parle-t-on de difficultés physiques, mentales, psychologiques ?

Plus récemment, le phénomène de l’ennui au travail (appréhendé sous le terme de bore-out, par opposition au phénomène cité ci-dessus) a été abordé : certaines personnes se verraient vouées à soit une absence de travail, qui leur laisserait trop de temps libre dont elles ne sauraient que faire, sur le lieu de leur travail même ; soit à un travail dont elles ne verraient pas le sens. C’est sans doute dans cette optique que le sociologue David Graeber a publié un ouvrage sur ce qu’il appelle les bullshit job (ou les métiers à la con). Afin d’éviter un jugement de valeur sur une catégorie de métiers qui, objectivement, serait difficile à déterminer, Graeber explique que les personnes ayant des bullshit job sont des personnes qui, elles-mêmes, pensent que leur métier est vide de sens : ce sont des personnes qui « passent toute leur vie professionnelle à effectuer des tâches dont elles pensent secrètement qu’elles n’ont pas vraiment lieu d’être ». Il est important de bien comprendre que, même si Graeber mentionne certains exemples de métiers, il renvoie toujours à l’idée d’une norme non extérieure mais intérieure et comprend les bullshit job comme le boulot de « gens qui sont eux-mêmes convaincus que leur travail ne rime à rien », que leur métier n’apporte rien au monde, n’a aucun sens. Cette situation, conclut Graber, est porteuse d’une « violence psychologique incroyable » et entraînerait beaucoup de souffrances chez ces personnes.

La notion de bullshit job a été mise sur le devant de la scène lors de la pandémie du Covid, en particulier durant le premier confinement de mars-juin 2020[2], où on a vu une inversion des valeurs par rapport aux métiers habituellement valorisés dans la société et ceux qui se sont révélés les métiers considérés comme « utiles » et porteurs de sens. Graeber, même avant la pandémie, citait déjà, dans les métiers inverses aux bullshit job, le métier d’infirmier, d’éboueur, de mécanicien ou d’enseignant, avec la justification suivante : « il est évident que s’ils devaient tous s’évanouir dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiatement catastrophiques ». Graber prend l’exemple d’un monde privé d’enseignants, qui deviendrait vite difficile à vivre selon lui. Ironiquement, l’auteur explique que c’est parce que ces métiers même ont du sens, que ce sont « de vrais boulots » que les personnes qui les font ne gagnent pas énormément d’argent, comme s’ils gagnaient déjà quelque chose de leur travail : un sentiment de fierté, un rôle à jouer dans la société et pour les autres ; une utilité. Effectivement, c’est une phrase que j’ai entendue souvent « si j’avais voulu gagner de l’argent, je n’aurais pas fait prof ». Entendons-nous bien, le métier d’enseignant est loin d’être un métier sous-payé ; constatons-juste que, en France, les enseignants sont plus mal lotis que leurs voisins européens[3] et par rapport à l’inflation de ces dernières décennies, le salaire n’a pas beaucoup augmenté. Passons : l’idée ici à retenir est que ce ne serait pas l’argent la motivation première pour être enseignant. Les vacances ? Les horaires stables ? La sécurité de l’emploi ? tout cela compte, bien évidemment. Mais une autre raison semble essentielle : le sens. L’idée que ce que l’on fait sert à quelque chose, du point de vue humain, relationnel, intellectuel. Sans avoir la prétention de dire que l’on va vraiment influer sur l’orientation et l’avenir des élèves que l’on a tous les ans, aucun prof (ou presque), j’imagine, ne se lève le matin sans une envie d’apporter quelque chose, des connaissances, un esprit critique, des outils pour comprendre le monde, des apports pour un métier futur etc. Tout ceci, c’est ce que j’appelle « créer du sens ». 

Or, depuis quelques temps, c’est semble-t-il tout l’inverse qui se produit : une perte de sens totale dans ce métier, qui pose la question de savoir, pour les enseignants dont c’était la motivation première, s’ils vont bien continuer longtemps ce métier[4].

Examinons quelques-unes des raisons de cette perte de sens (raisons en lien avec ma matière, la philosophie, et s’appliquant à toutes les matières).

Le moment des remplissages du livret scolaire

La première de ces raisons est sans doute assez anecdotique mais quand même très parlante : il s’agit du moment des remplissages du livret scolaire.

Daniel Graeber, lorsqu’il parle des bullshit job, mentionne toutes les tâches à faire qui semblent, à la personne même qui doit les effectuer, inutiles. Lorsque l’on est enseignant, une des tâches les plus rébarbatives est sans doute le remplissage des appréciations sur le bulletin, mais l’on peut s’y résoudre en se disant que celles-ci seront lues, qu’elles serviront pour le dossier d’orientation de l’élève. En bref, il est facile de comprendre que ces appréciations ont un sens, qu’elles sont utiles. Une tâche, tout autant rébarbative qu’elle soit, devient moins contraignante à partir du moment où on comprend à quoi elle sert. 

Mais que dire des appréciations de fin d’année du livret scolaire où l’on doit faire un bilan sur l’année des résultats et de la progression de l’élève ? Au-delà de la question de savoir qui lit ça et à quel moment cela peut bien servir, la tâche absurde par excellence est la suivante : cocher des petits numéros pour des compétences dont on ne sait même pas à quoi elles renvoient. Ci-dessous l’exemple de la philosophie.

Que l’on m’explique ce que « décrire précisément les réalités naturelles et humaines » veut bien dire et à quoi cela renvoie précisément dans une copie de philosophie de Terminale … et je veux bien remplir ces petites grilles, mais les remplir comment ? Même si la dénomination n’était pas absurde, l’évaluation numérique l’est : comment passer du « 2 – insuffisamment maîtrisées » au « 3 – maîtrisées » alors qu’une grande moitié d’élèves se situe justement entre ces deux bornes ? Donc ici, on a le choix entre prendre l’exercice au sérieux – essayer de s’appliquer à cocher les bonnes cases et proposer une appréciation juste pour l’élève, dans le cas où, éventuellement, on ouvrirait son livret scolaire pour lui décerner une mention – et remplir n’importe quoi, cocher les petites cases au hasard ou presque, se contenter d’un mot bref. Toujours est-il qu’accomplir ce genre de tâches me donne toujours l’impression de me retrouver dans un monde un peu dystopique où l’on a des tâches à accomplir, mais dont on ne comprends ni le sens ni l’intérêt, à la manière du protagoniste de la série Severance qui ne parvient jamais à connaître l’utilité de la tâche qu’il effectue jour après jour : trouver des lignes de chiffres qui vont ensemble et les jeter dans la corbeille de l’ordinateur.

Alors certes, remplir les livrets scolaires ne revient qu’une fois dans l’année et prend seulement quelques heures de son temps. Mais même si c’est une seule fois, même si c’est quelques heures, pourquoi accepter une tâche dont on ne comprend ni le rôle ni la façon précise dont on est censée l’accomplir ? Profondément, c’est le début de l’absurde.

La multiplication des moyens de transmission de l’information

Le sociologue Harmut Rosa constate au XX° s un paradoxe relatif à ce qu’il appelle « l’accélération de la société » : même si nous gagnons du temps dans les tâches à effectuer grâce au progrès techniques, celles-ci se multiplient et doivent être effectuées encore plus rapidement qu’avant. Résultat : nous ne gagnons pas vraiment de temps mais, au contraire, en perdons : certes, il est plus rapide de voyager, mais nous passons plus de temps dans les transports ; certes, il est plus rapide de communiquer, mais nous passons plus de temps à envoyer des messages et des mails qu’avant etc.

Dans le métier d’enseignant, ce paradoxe est assez visible : nous sommes submergés par les mails d’information, par les différents canaux (webmail, pronote, ENT …). Au-delà de l’effet connu de passer à côté d’informations, parfois importantes, il faut constater que nous perdons également beaucoup de temps à répondre aux mails et aux divers messages sur pronote. Le mail aurait l’avantage d’être plus rapide, d’économiser un déplacement, mais quand il s’accumule et s’ajoute à une centaine d’autres, dont une dizaine rédigée par des personnes de la même administration ou par un enseignant qui aurait pu juste passer la tête dans le bureau signaler l’information, non seulement, la question aurait été traitée plus rapidement, mais surtout plus humainement. Donc, le mail remplace l’information rédigée par lettre ou transmise de vive voix, mais plutôt que de nous faire gagner du temps, la rapidité par laquelle on peut rédiger un mail et ensuite l’envoyer, ce qui facilité la transmission d’information, fait que l’on multiplie aussi les envois. Et si l’on multiplie les envois, on multiplie les réponses. Autre problématique, le mail est accessible partout : on attend donc une réponse plus rapide, y compris le week-end. Enfin, la facilité avec laquelle on peut envoyer des messages, via Pronote par exemple, rend moins formelle la relation, à la fois entre les profs et les parents, et entre les profs et les élèves. En tant qu’enseignant, on a tous été confrontés à des messages franchement impolis de la part d’élèves voire de leurs parents, à un moment où l’on n’était pas disponible pour gérer ce genre d’informations. Alors oui, on aurait pu ne pas ouvrir Pronote juste avant d’aller dormir mais … et si on ratait une information importante ?

Ces raisons, plus ou moins importantes selon notre personnalité et notre sensibilité, à mon sens, parlent en faveur d’une perte de temps assez conséquente et parfois d’une perte de sens, mais celle-ci est encore assez marginale. C’était sans compter sur la réforme du bac mise en place sous le ministre Blanquer, lors du premier quinquennat de Macron, réforme couplée à la mise en place de Parcoursup.

La réforme du bac

En quelques mots, officiellement, la réforme du bac 2020, c’est :

  • Plus de choix pour les élèves : choix des spécialités, des options, de leur orientation
  • Moins de stress pour les élèves, vu qu’ils ne joueront plus la totalité de leur bac sur quelques épreuves de fin d’année, le bac comptant désormais 40 % de sa note en contrôle continu. Pour les 60 % restants, ils se décomposent en 4 épreuves terminales : les épreuves de spécialité de mi-mars (16 % de la note globale chacune), la philosophie début juin (8 % de la note globale) et le grand oral (10 %) ; sans oublier les deux épreuves de français (écrite et orale) comptant 5 % chacune).

En réalité, après plusieurs années de mise en place de la réforme, et sans nier que pour quelques élèves au profil atypique, la suppression des filières a pu être utile et leur permettre un profil un peu plus interdisciplinaire, la réforme c’est surtout :

  • Une reconstitution des filières dans pas mal de cas, avec des manques pour la reconstitution de la Terminale Scientifique, les élèves devant abandonner en Terminale une de leurs trois spécialités.
  • Un casse-tête sans nom pour constituer les emplois du temps, créant plus que jamais une loterie injuste, laissant certains élèves d’une même classe avec des emplois du temps de rêve (après-midi libérés etc.) et d’autres avec des emplois du temps minés, bourrés de trous dont ils ne sauront que faire une fois sur place.
  • Une disparité totale entre les disciplines (pas forcément une chose nouvelle) et même à l’intérieur d’une discipline puisque, en raison des différentes combinaisons de spécialité, il est nécessaire de proposer deux sujets de bac différents pour la même matière, pour pouvoir faire passer toutes les matières sur deux jours (question qui ne se poserait pas de la même manière si les épreuves avaient lieu fin juin, moment où les élèves n’ont plus cours et où l’on pourrait décemment consacrer une dizaine de jours au passage des épreuves de spécialité, sans avoir besoin de les dédoubler).
  • Une compétition entre les spécialités, pour que les élèves 1°) choisissent la spécialité que l’on enseigne et 2°) la garde en Terminale. Même si la compétition n’est pas tacite, la hausse des notes en Première (et parfois la distinction radicale avec les notes de Terminale) peut tout de même être considérée comme une incitation à garder la spécialité. Ne parlons pas des journées portes ouvertes et autres journées d’information à destination des secondes, où nous devons mettre en scène notre enseignement. Montrer en 35 minutes montre en main à quel point nous sommes des enseignants géniaux, bienveillants, au contenu ludique et interactif. Vendre sa matière, se vendre, sans doute cela existe depuis bien longtemps, mais pour autant fallait-il que la réforme légitime cela et fasse perdurer cette vente aux enchères où, honnêtement, on ne sait même plus tellement ce que l’on est censé vendre ?
  • Une hausse globale des notes et des moyennes des élèves, comme expliqué ci-dessus et en raison du contrôle continu.
  • Le bouleversement total du calendrier de l’année de Terminale à cause de la mise en place des deux épreuves les plus importantes (en termes de coefficient) en mars c’est-à-dire trois mois avant la fin de l’année.

La liste est incomplète, partiale et ne parviendra pas à restituer pleinement le non-sens presque absolu constitué par cette réforme. Pour essayer d’y parvenir, on peut se concentrer sur le dernier point et les implications d’avoir mis les deux épreuves les plus importantes du bac au mois de mars.

Un changement de logique non explicite

Donc, pour la première fois cette année, les deux épreuves terminales les plus importantes (en termes de coefficient : 32 % de la note totale du baccalauréat) ont eu lieu mi-mars, les années de covid ayant entraîné, les années précédentes, l’annulation de ces épreuves ou leur report en mai. Si l’on ne peut mettre sur le dos de la réforme l’absurdité des épreuves (notamment l’épreuve de philosophie de 2021, dont la note comptait de manière facultative, si elle était meilleure à la moyenne de l’année), il est clair que les épreuves de cette année n’ont pas démérité en termes d’absurdité. Voyons pourquoi.

Des épreuves terminales nécessitent une préparation, des épreuves blanches, pour préparer des élèves qui n’ont jusque-là que peu été soumis à des épreuves longues et stressantes. Avec des épreuves finales au mois de mars, des épreuves blanches doivent être organisées dans les deux mois qui précèdent (dans notre lycée, fin janvier) mais c’est alors tous les efforts et tout le travail des élèves qui sont concentrés, pendant plus de trois mois, d’abord sur les révisions des épreuves blanches de janvier, puis sur les révisions des épreuves de mars. Entre temps, il faut compter : la banalisation pour réviser[5], la banalisation pour L’ENSEMBLE des élèves du lycée, faute de salles, la fatigue post-épreuves qui nécessite que toute la fin de semaine soit annulée (mais seulement pour les cours de spécialité, pas pour les cours de tronc commun – c’est bien connu, la fatigue choisit ses matières et, comme le nuage radioactif de Tchernobyl, s’arrête aux portes de la C101). A cela, il faut rajouter la suppression pure et simple des cours lorsque les enseignants sont convoqués pour corriger les copies : puisqu’ils ont droit à 4 demi-journées (et c’est légitime), ce sont durant les deux semaines qui suivent les épreuves de mi-mars des emplois du temps gruyère (avec beaucoup, beaucoup de trous) qui sont ceux des élèves jusqu’aux vacances d’avril. En termes de motivation, faire venir un élève pour 2h de cours alors que, sans doute, il a du transport pour aller au lycée, ce n’est sans doute pas la meilleure façon pour mobiliser les élèves et pour éviter l’absentéisme.

L’absentéisme, parlons-en. C’était censé être la grande bataille de ce gouvernement : lutter contre l’absentéisme des élèves. Mais dans certains établissements, l’absentéisme, en tout cas physique, n’est pas le problème : c’est l’absentéisme mental qui l’est. Dans certaines matières, et depuis la publication des notes des épreuves de mars (quelle belle idée !), des élèves présents physiquement mais mentalement absents, c’est globalement ce que l’on a face à nous. Et certains nous le disent clairement : s’ils sont là, c’est principalement pour échapper à la saisie « absence injustifiée » ; donc, ils viennent, mais ils voudraient bien faire leur travail pour une autre matière à la place. Ou ils se contentent de dormir. Et bien quoi ? Déjà, ils ne font pas de bruit et ne gênent pas la classe, c’est déjà ça non ? Un peu plus et on devra les remercier de nous honorer de leur présence, même s’ils ne travaillent pas, même s’ils ne sont là que pour la surface, pour faire semblant qu’ils sont ces élèves motivés, studieux et déterminés, exactement tels qu’ils se sont décrits (et qu’on les a décrits) sur leur dossier Parcoursup.

Ces dernières lignes pourraient faire croire que la cible de ma colère, ce sont les élèves. Et pour une part, certains élèves se montrent particulièrement méprisants face à nos efforts (vains) pour les mettre au travail et les faire progresser. Mais si l’on y réfléchit, ces élèves pourraient-ils avoir une autre attitude que celle-ci ? Finalement, comment peut-on vraiment être surpris alors que l’attitude de la très grande majorité des élèves n’est qu’un résultat totalement prévisible d’un changement de logique qui s’est instauré subrepticement mais sûrement ? En effet : pendant plus d’un an et demi, et sans doute depuis l’arrivée en seconde, on leur répète qu’ils doivent performer, que chaque note est importante pour leur orientation (d’autant que depuis la réforme, plusieurs matières sont passées au contrôle continu : chaque note compte donc pour la note finale du baccalauréat). Donc, si l’on résume, on contraint les élèves à se mouler dans une logique rentabiliste, où chaque note compte, où chaque note permet de construire son avenir ou, si la note est mauvaise, de le déconstruire, tout ceci étant orchestré par un ensemble d’algorithmes dont on ne connait pas encore tous les paramètres : Parcoursup. Et d’un coup, une fois Parcoursup passé, une fois les épreuves de fin mars passées, une fois les notes de ces épreuves-là publiées, il ne reste plus beaucoup de suspense sur ce qu’il faut faire pour parvenir jusqu’au bac. Des simulateurs de notes se sont penchés sur la question et, pour certains, le verdict est sans appel : même avec 0 en philosophie et 0 au Grand Oral, ils auront leur bac. Autrement dit, sauf à vouloir une mention un peu exigeante, les élèves doivent seulement se présenter lors de ces deux épreuves qui auront lieu en juin, leur bac déjà en poche. On leur demande donc de passer d’une logique de rentabilité extrême à une logique de gratuité : « d’accord, vous avez déjà votre baccalauréat en poche, d’accord votre dossier a déjà été examiné et votre orientation est déjà à peu près décidée MAIS vous devez venir en classe par curiosité intellectuelle, par amour de l’école ou par respect pour vos enseignants. Qui peut décemment se mettre à la place d’un de ces élèves de 18 ans, qui ont passé des mois plutôt intenses (intenses, parce que condensés) et penser qu’il aurait été motivé jusqu’au dernier cours de la dernière ou même de l’avant-dernière semaine ? Qui peut vraiment avoir l’hypocrisie de penser qu’à 18 ans, à quelques mois à peine de la fin du lycée et du début de la liberté, on ne travaille pas pour les notes mais pour la gloire ou pour le plaisir ? Alors oui, il y a des élèves qui jusqu’au bout, fournissent les efforts nécessaires, parce que ça les intéresse, parce que dans leur spécialité, il y a des choses qui vont leur servir, parce qu’ils respectent leur enseignant ou parce que, tant qu’à être en classe, ils préfèrent essayer de suivre plutôt que de ne rien faire. Mais sur des classes de 30 élèves, combien font vraiment ce choix d’être présents À LA FOIS PHYSIQUEMENT ET MENTALEMENT ? Je laisse à chacun réfléchir à cette question ; de mon côté, je sais que la réponse est faible. Décevante, même, quand on pense qu’on est au lycée GÉNÉRAL, dans un lycée considéré comme un bon lycée, où les élèves sont sympas et plutôt respectueux. La question que je me pose, c’est qu’en est-il dans tous les autres lycées ? Et comment font les gens pour supporter de faire cours à des élèves si justement nommés les « là-pas là »[6].

La liste pourrait être encore longue et pourrait être modifiée selon les matières, selon les lycées etc. Peut-être qu’il n’y a là qu’un épiphénomène, que les choses vont rentrer dans l’ordre, que c’était juste un mauvais moment à passer. J’en doute fortement. Il n’y a qu’à regarder rapidement ce qu’on nous promet pour l’an prochain avec le fameux « pacte enseignant »[7] : si nous voulons gagner plus alors nous devrons remplir des « missions » en plus de nos heures d’enseignement ; si nous voulons faire des projets (voyage, cinéma etc.), nous devrons d’abord garantir que nous serons là pour remplacer au pied-levé nos collègues absents. Nous ne mesurons pas encore les injonctions et les tensions que ce type de pacte va provoquer : si 30, 40 % d’enseignants y adhèrent, quelles seront les pressions exercées sur les autres les années suivantes pour qu’ils leur enchaînent le pas ? Si ces missions sont présentées comme totalement « facultatives », combien de temps le resteront-elles ? Et même si, juridiquement, personne n’y sera obligé, qu’en sera-t-il lorsque l’on sera considéré par sa direction comme « ne faisant pas sa part » alors que l’on fera nos cours, et même plutôt bien ? Ce qui passe pour une réforme de « revalorisation » du métier d’enseignant semble en réalité n’être qu’une façon, une fois de plus, de dire que nous avons beaucoup de temps libre et que nous pourrions vraiment prendre sur nous pour palier l’absentéisme des profs (pour une petite partie provoqué par la réforme comme dit plus haut).

Et oui on pourrait se dire « il ne reste plus que deux semaines », comme il y a 5 semaines on se disait qu’il n’en restait plus que 7 : comment fera-t-on le jour où se décompte de la démotivation aura commencé mi-janvier ? Est-ce qu’on va continuer à attendre que le temps passe, à faire des tâches qui nous semblent toujours plus inutiles jour après jour ? La correction de copie, qui était déjà une tâche rébarbative, a-t-elle encore un sens lorsqu’il n’y a plus de travail fourni par l’élève, juste le vestige de l’ancienne logique rentabiliste qui l’oblige à rendre le travail pour ne pas avoir zéro ? Faut-il arrêter de donner des devoirs, quitte à ne pas rentrer dans les cases d’une « moyenne suffisamment robuste » ?

Alors oui, il y a bien plus grave, il y a des situations bien pires, psychologiquement voire physiquement violentes, oui les conditions de travail quand on est prof sont relativement bonnes, et oui dans quelques semaines, un mois tout au plus, je partirai en grandes vacances (les seules vraies vacances, ceci-dit, sans charge mentale liée au travail) mais est-ce que, parce qu’il y a du pire ailleurs, il faut se résoudre à ne rien changer ? Est-ce que parce que d’autres métiers que prof sont plus difficiles, moins rémunérateurs, il faut ne pas s’énerver face à la perte de sens grandissante au cœur de notre métier ?  

[1] William Glasser, Positive Addiction (Harper Colophon Books) Paperback – May 1, 1985

[2] https://www.helloworkplace.fr/david-graeber-bullshit-jobs/

[3] https://www.planetegrandesecoles.com/pays-europe-remunere-mieux-enseignants-salaire#:~:text=Après%20le%20Luxembourg%2C%20parmi%20les,Roumanie%20(8%20818%20€).

[4] C’est en tout cas mon sentiment, que j’extrapole peut-être un peu, ou pas.

[5] On laissera de côté le bric-à-brac de cette année, avec le refus de donner des journées de révision aux élèves pour le VRAI bac, qui s’est transformé sous la pression des parents, en possibilité de réviser chez eux mais aussi en classe, sous la gouverne des enseignants transformés en nounous puisque, le plus souvent, n’étant pas leurs enseignants de spécialités.

[6] Cf l’article : https://lundi.am/La-fabrique-des-La-Pas-La

[7] https://www.education.gouv.fr/revalorisation-du-metier-d-enseignant-les-etapes-et-les-avancees-du-cycle-de-concertations-344388

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