Avec un ami (dont vous pouvez retrouver les publications ici : https://blogs.mediapart.fr/damien-fabre), nous avons débuté une discussion sur la tension actuelle entre liberté et sécurité. Il faut dire que l’année 2020 a été particulièrement inédite : entre deux confinements, durant lesquels nous avons fait l’expérience de la restriction d’aller et venir, deux lois sont venues mettre à l’épreuve la liberté de la presse ainsi que les libertés de culte et de conscience. Puis, en dehors du terrain législatif, la dérive techno-scientifique du maintien de l’ordre augure de nouvelles possibilités de contrôle, nous projetant dans la science-fiction la plus sombre. La doctrine du maintien de l’ordre, interroge elle-même nos possibilités réelles de jouir de la liberté de manifester et de revendiquer nos droits. L’usage répressif de l’outil juridique, face aux Gilets Jaunes entre autres, pose la même question ! Est-ce à dire que toutes les libertés sont sous le joug d’une menace à venir ? A travers ce petit texte, voyons comment liberté et sécurité ne sont pas intrinsèquement opposables l’une à l’autre, en République et notamment en France. Ce parti pris, républicain français, sera déterminant par la suite.
Libres ?
Car en préambule il conviendrait de définir les contours de ce que nous entendons par liberté et sécurité afin d’en approcher les différentes acceptions. Cela viendra, mais espérons que les conceptions, mêmes les plus abstraites, sont d’abord tirées du réel ! Ainsi, observons deux paradoxes volontairement analytiques.
Considérons un premier cas de figure, celui de l’homme X. Ce dernier est esclave mais a su obtenir les bonnes grâces de son maître. X peut donc faire usage de ses libertés pratiques, j’entends par là, les libertés qui lui permettent d’aller et venir, de s’associer à l’un ou l’autre, de disposer de ses différents moyens, de travailler mais de garder pour lui les fruits de son travail etc… En bref, X est libre de structurer sa vie tel qu’il l’entend, en respect des règles communes établies par ses maîtres. X fait donc l’expérience des libertés d’usage lui permettant une vie jugée acceptable. D’ailleurs, s’il lui arrive d’oublier ses maîtres, c’est tout comme s’il était libre. Mais rappelons-nous que cet usage parcellaire des libertés ne se fait que sous les auspices d’un tiers et qu’à tout moment, ce tiers peut les confisquer d’un seul geste. Une confiscation qui d’ailleurs se passe de toute justification. Nous sommes face à un
homme qui, malgré tout l’usage des libertés dont il peut jouir ne sera jamais qualifié de sujet libre. Car voilà ce que la liberté n’est pas : aliénable.
Ajoutons, maintenant, le facteur sécurité et considérons, à présent, plus proche de nous, une femme en situation de précarité. Aucun usage de ses libertés ne lui est confisqué. Elle peut objectivement disposer de chacune d’entre-elles : libertés fondamentales comme libertés publiques. Cette femme est absolument libre. Mais son existence, se résume à devoir lutter, chaque jour, pour sécuriser ses besoins vitaux. Ainsi elle renonce, chaque jour, à une part de sa dignité pour subsister. Selon les définitions modernes, nous pouvons reconnaître honnêtement à cette femme le statut de sujet libre. Pour cela, elle n’a nul besoin de faire usage des libertés qui lui tendent les bras, et ça tombe bien, elle ne le peut subjectivement pas. Cet exemple permet de préciser qu’en France, le droit à la sécurité figure parmi les principaux droits sociaux.
Ces deux cas sont des archétypes, ouvertement radicaux, ainsi ils nous interrogent sur les conditions des libertés. Dans le premier cas, cet homme dont les libertés d’usages se déploient sous caution d’un tiers-détenteur. Et dans le second, une femme dont la libre condition ne lui garantit pas l’usage des libertés. L’enseignement pourrait être le suivant : nous ne pouvons certainement pas retirer de la sécurité le risque qu’elle fait courir à la liberté ; mais nous ne pouvons pas désirer que la liberté se déploie dans un monde d’abord hostile. Ni sécurité globale, ni liberté totale. Mais si la liberté et la sécurité se conditionnent, quelles forces sont à l’œuvre dans la recomposition contemporaine de l’une par rapport à l’autre ? Selon moi, l’idée que la seule force politique soit en marche n’est pas suffisante.
Liberté Sécurité et les insécurités contemporaines du Temps,
J’aimerais ajouter à la démonstration le facteur du temps perçu, important pour saisir le « moment » que nous vivons. Je ne souhaite pas traiter ici du temps historique, il serait, d’ailleurs, difficile de quantifier « combien » nos ancêtres étaient libres et « combien » ils étaient en sécurité. Et j’insiste, ce ne sont pas nos ancêtres qui discutent, aujourd’hui, la place des libertés. Nous le faisons, ensemble collectivement, en temps réel. Nous pouvons résumer le rapport individuel au temps comme suit : nous habitons le présent, habillé du passé et sur le seuil du futur. Les habits du passé nous sont, chacun, taillés sur mesure, confusément par nos expériences propres et notre mémoire sociale. Des habits sur mesure, certes, mais leurs motifs, leurs tissages, leurs textures, bien que chacun différents, empruntent à la mémoire collective. Un exemple simple, j’ai un grand père ; c’est un élément que je partage avec tous les êtres humains, mais tous n’ont pas mon grand-père. Je peux dire, encore, que je situe mon grand-père grâce à son rapport au monde et j’en tire pour moi-même des éléments de mon identité narrative. Il en va ainsi pour son origine géographique, la Bretagne, son origine sociale, prolétarienne, son engagement politique, le communisme, etc… Tout le monde fait l’expérience de la nécessité d’un rapport stable au passé pour ne pas être nu devant le présent. S’il fallait insister, regardons l’amnésique, qui dénué de souvenir et privé du passé, ne sait pas, au présent, qui il est. Alors, sans détour, disons-le-nous : jamais notre histoire n’a produit autant de récits mettant à mal les éléments biographiques de l’individu. Il ne s’agit pas là d’accuser les travaux relativistes, surtout pas ! Constatons l’exacerbation de la relativité de la vérité historique. En somme, la fin de la vérité vient travailler ce que l’individu tient pour vrai à son propre sujet. Sur le besoin humain de solidifier les « moments » se reporter à Bergson (la pensée et le mouvant – I et II).
Alors que le rapport au passé doit se faire relatif, le seuil du futur, au mieux se dérobe, au pire nous est interdit - ce qui parait plus insurmontable. Nous pouvons accepter un passé relatif mais comment faire face à l’idée d’un avenir impossible ? Nous observerons plus tard comment le futur se dérobe. Mais au sujet du futur interdit, regardons les crises déjà là (configurant celles à venir) : crise de la représentation politique, crise économique, crise écologique, crise diplomatique, crise des sciences et réenchantement du monde… Crise totale de la modernité. Jamais celle-ci n’a côtoyé d’aussi près ce que Paul Virilio appelait « l’accident général ». Sans aucun doute, nous vivons sous la coupe d’un avenir incertain. Et, sans aucun doute, celui-ci tranche avec la crainte de l’hiver nucléaire des années 70 où la diplomatie pouvaient encore intervenir.
Ainsi, tel l’individu luttant pour sa survie hier et qui n’a d’autre programme aujourd’hui, collectivement, nous évoluons au présent, habillés d’un passé relatif et nous présentant au seuil d’un futur interdit.
Comment ferions-nous usage des libertés dans un monde radicalement incertain ?
Il faudra aussi, plus tard, approfondir notre rapport au présent dont on a vu qu’il est déjà dégradé par notre rapport au passé et au futur. Mais encore, il faudra ajouter la croissance du « présentisme » dans nos sociétés modernes. Cette aptitude à considérer le présent comme une matière et à multiplier le nombre d’actions dans une même unité de temps. Parce que l’examen de nos libertés demande hauteur, attention et durée quand notre rapport à la sécurité est d’avantage instantané. Au passage, cela ouvre la porte de l’opposition entre le caractère physique de la sécurité et celui métaphysique des libertés. Entendons, par-là, que nous sommes toujours immédiatement en mesure de dire si nous nous sentons en sécurité. Toutefois, comment dire « combien » ou « comment » nous nous estimons libre à chaque instant ?
Libres ?
Ainsi plusieurs questions viennent se poser. Qu’entendons-nous par « être-libre » ? Comment définir la liberté à laquelle nous aspirons ? Et pour cela, avec quels principes et quelles valeurs la liberté doit-elle être en dialogue ?
Deux autres encore : quelles sont les conditions effectives de l’usage des libertés ? Quels éléments sociologiques jouent de concours dans la reconfiguration contemporaine des libertés ? Espérons que ces cinq questions nous permettrons de définir un canevas d’idées permettant une veille précise de nos conditions de sujets libres.