"Affranchir les hommes de la menace de la guerre"
En 1932, alors que Hitler s’apprête à accéder au pouvoir tout en préparant sa future dictature nazie, la commission internationale de coopération intellectuelle de la Société des Nations (SDN), s’adresse à Einstein et Freud pour leur demander de réfléchir à la problématique du droit et de la violence, résumée sous le titre « Pourquoi la guerre ? ».
Dans sa lettre de Potsdam datant du 30 juillet 1932, Albert Einstein s’adresse à Freud pour tenter de comprendre les rouages de la nature humaine dans son fonctionnement psychique. Il pose à Freud trois questions essentielles – auxquelles le physicien apporte quelques réponses déjà – à propos de la guerre et des enjeux étatiques, sociétaux mais aussi psychologiques qu’elle engage :
- " Existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ?
- Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ?
- Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ?"
"L'union fait la force"
A ces trois questions précises et révélatrices des passions nationalistes qui agissent déjà en sourdine dans l’Europe des années 30, Freud répondra par une longue lettre dans laquelle il décortique les fondements du droit, de la violence et des pulsions humaines qui les régissent ; tout en précisant dès son introduction, que pour faire face à la violence, seule « l’union fait la force » :
"L’on peut rivaliser avec un plus fort par l’union de plusieurs faibles (...) "
" La violence est brisée par l’union, la force de ces éléments rassemblés représente dès lors le droit, par opposition à la violence d’un seul. Nous voyons donc que le droit est la force d’une communauté (…) Mais, pour que s’accomplisse ce passage de la violence au droit nouveau, il faut qu’une condition psychologique soit remplie. L’union du nombre doit être stable et durable."
Pulsion de conservation et pulsion d'agression
Le Maître de la psychanalyse enchaîne son discours sur les différentes pulsions (pulsions de conservation et pulsions agressives) qui se jouent en l’être humain d’une part et fomentent ses actions d’autre part.
" Nous admettons que les instincts de l’homme se ramènent exclusivement à deux catégories :
d’une part ceux qui veulent conserver et unir ; nous les appelons érotiques — exactement au sens d’eros dans le Symposion de Platon -— ou sexuels, en donnant explicitement à ce terme l’extension du concept populaire de sexualité ;
d’autre part, ceux qui veulent détruire et tuer ; nous les englobons sous les termes de pulsion agressive ou pulsion destructrice. Ce n’est en somme, vous le voyez, que la transposition théorique de l’antagonisme universellement connu de l’amour et de la haine, qui est peut-être une forme de la polarité d’attraction et de répulsion qui joue un rôle dans votre domaine. — Mais ne nous faites pas trop rapidement passer aux notions de bien et de mal. — Ces pulsions sont tout aussi indispensables l’une que l’antre ; c’est de leur action conjuguée ou antagoniste que découlent les phénomènes de la vie. "
La pulsion de conservation est une pulsion de maintien de l’être, de renforcement narcissique face aux envahissements internes ou externes vécus (pulsions libidinales non canalisées, pulsions d’agression, de séduction, de destruction.). C’est aussi ce que Freud a appelé dans un texte de 1911, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, une « pulsion du Moi », c’est à dire un narcissisme garant du bon fonctionnement de l’appareil psychique, prenant en compte ce qui se joue « en soi » autant que « hors de soi ». La pulsion de conservation renvoie aux liens et engage une fonction sexuelle épanouissante, là où la pulsion agressive se définit par ses excès et ses visées de décharges destructrices.
Or, comme le rappelle Freud, tout homme (et toute femme également, les nouvelles kamikazes féminines viennent illustrer le phénomène) comporte en lui une pulsion d’agression. Alors, pour reprendre la brûlante question d’Einstein, comment faire pour « diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction » ?
Comme à l’accoutumée, Freud ne s’encombre ni de tergiversations, ni d’utopisme quant à la nature humaine, il propose de considérer l’homme à partir de son « inquiétante étrangeté » (concept établi en 1919) :
" Il ne s’agit pas de supprimer le penchant humain à l’agression; on peut s’efforcer de le canaliser, de telle sorte qu’il ne trouve son mode d’expression dans la guerre. (…) Si la propension à la guerre est un produit de la pulsion destructrice, il y a donc lieu de faire appel à l’adversaire de ce penchant, à l’eros. Tout ce qui engendre parmi les hommes, des liens de sentiments doit réagir contre la guerre."
Les fonctions de l'EROS
La réponse face à l’adversité en passe donc par les sentiments, les liens humains et les unions pérennes. Elle en passe également par le déploiement adéquat de la pulsion sexuelle et de l’Eros venant contrebalancer, de par sa créativité et ses effets homéostatiques, les déviances d’une pulsion d’agression mal canalisée. Notons à ce propos que le rôle des sexologues et de la sexologie dans une société en plein chaos, n’en demeure que plus essentiel…
Mais ce n’est pas tout.
Pour répondre aux questions soulevées par Einstein, Freud s’en réfère à la nécessité d’une présence politique et intellectuelle forte, capable d’élever les âmes autant que le sentiment d’être au monde, par le biais d’une responsabilisation individuelle, une éducation collective ainsi qu’une culture à grande échelle propice au pacifisme entre les peuples et les hommes :
" Il y aurait lieu d’observer, dans cet ordre d’idées, que l’on devrait s’employer, mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, à former une catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnés à la recherche du vrai, qui assumeraient la direction des masses dépourvues d’initiative."
Et de conclure :
" Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre."
Contre les obscurantismes. Pour un nouvel humanisme.
Aussi, dans le contexte actuel d’attentats qui est le nôtre, relire la correspondance entre Freud et Einstein quant aux moyens prompts à enrayer les guerres, revient à (re)découvrir les fondements psychiques de la nature humaine. Cela revient à (re)prendre conscience aussi de la nécessité de canaliser les pulsions destructrices que chacun porte en soi au profit de pulsions de vie et d’instinct de conservation à l’origine de toute société démocratique. Cependant, une approche éclairée et éclairante des dirigeants et des intellectuels doit pouvoir s’élaborer, un nouveau processus culturel venant enrayer les raccourcis, le manque de discernement et les obscurantismes dont s’est paré notre pays, se doit d’être instauré.
Au final et plus d’un demi-siècle après les ravages nazis, la correspondance entre Freud et Einstein s’avère toujours aussi criante de par son actualité. Cette dernière contient les clés du « pourquoi » actuel de notre société, autant que les plans d’action à engager. Le renouvellement d’une conscience collective, le lancement d’un système éducatif renforcé dans ses fonctions civiques, humanistes et savantes (dans la veine de l’esprit des Lumières du 18ème siècle), la canalisation de la violence par le déploiement des échanges et des unions à long terme (politiques, économiques et humains) ainsi que la prise en considération du rôle essentiel de la culture, sont autant de pistes à exploiter sur lesquelles porter notre confiance et nos engagements. Contre les obscurantismes. Pour un nouvel Humanisme.
Magali Croset-Calisto
Freud, Einstein, Pourquoi la guerre ?, Rivages, Paris, réed. 2005.
Magali Croset-Calisto